Le 29 juin 2020, vers 9 heures aux archives du Morbihan de Vannes, je demande, la cote 6E15610. Vingt minutes plus tard, l’employé dépose sur une table de la salle de lecture, les 33 boîtes de conservations de documents anciens écrits au XVIIIe siècle par mes aïeuls Notaires à Brignac. À cette vue, je reste immobile. De mes mains fébriles, j’ouvre délicatement un premier carton pour en extraire une liasse d’actes en papiers jaunis par l’âge. La gorge serrée, mon rythme cardiaque s’accélère, mon regard s’illumine de cette rencontre, preuve d’une existence familiale sortie de la nuit des temps. Je retire du paquet une minute. C’est un inventaire de meubles et effets après décès. J’ai la chance d’avoir sous les yeux des pages rédigées de la main de mon ancêtre. Comme en parle si bien Monsieur Archassal, je l’imagine penché sur la feuille. Je vois le geste de sa main qui trempe la plume dans l’encrier. Je perçois même son bruit sur le document. J’en touche respectueusement le coin, là où il a appuyé son poignet pour apposer son paraphe. Grâce au papier fait de vieux chiffons, je voyage à travers le temps. Là où mes doigts se posent, il y a deux siècles et demi, quelqu’un dont je descends y a posé les siens. Trois centimètres carrés qui nous relient. Mes doigts, la paume de ma main. Ses doigts, la paume de sa main. Un lien entre hier et aujourd’hui. Un contact impossible et pourtant bien réel. Qui aurait pensé que la généalogie était une aventure physique ?
Tout a commencé avant le confinement. Animé par le souvenir de ma mère qui me présente une photo de noce comme nos anciens savaient en organiser autrefois. Tous les membres de la famille y sont réunis à l’occasion du mariage de mes grands-parents.
J’avais laissé au fond de moi ce souvenir qui saillit en ce moment de réflexion. Le temps s’arrête et je décide d’écrire à la mairie de la commune concernée pour demander l’acte d’union de mes aïeuls maternels. En une semaine, je reçois les informations. Les identités de leurs parents respectifs y sont indiquées. Je poursuis au bénéfice des trouvailles des contributions amateurs partagées sur le site internet du leader français de la généalogie.
Un passionné a remonté le fil de l’ascendance de ma grand-mère. À mon avantage, je suis la piste. Vérifiant de mon écran, sur les archives numérisées de l’état civil du Morbihan, les sources publiées jusqu’au XVIIIe siècle, je découvre qu’un de mes ancêtres porte la mention de Maître, un Notaire ? Je me souviens de mémoire familiale, pour en avoir entendu parler par ma maman, que les Mênagé occupaient par le passé une position dite privilégiée, ou en vue, dans cette minuscule commune du centre Bretagne. Opiniâtre, je commence à réécrire sur des cahiers d’écolier les singulières informations des ascendances explorées. Tôt, cette méthode trouve ses limites. En effet, les pages deviennent rapidement petites et les différents collages entre les branches m’apportent peu de satisfaction. Il m’en faut plus.
Confiné, j’ai quinze jours devant moi. J’entreprends de reporter cet arbre en progrès, sur un rouleau de papier peint retrouvé dans un placard. Le 12 novembre 2020, le confinement est reconduit. Je commence un autre rouleau !
Mon entourage, étonné de mes trouvailles, m’encourage. Je décide de professionnaliser la méthode et de m’aguerrir, de me former à la recherche généalogique à l’aide de manuels. Découvrir ces naissances, mariages et décès est fascinant, mais aligner des dates ne suffit pas à mon accomplissement. Ce qui me fait vibrer c’est rentrer dans l’intimité, dans la vie de mes ascendants, leur quotidien.
Le déconfinement m’offre la possibilité de poursuivre. Je vais aux archives départementales du Morbihan et je repère les cotes de l’étude de Maître Mênagé. Avoir entre mes mains des documents ancestraux rédigés par mon aïeul m’excite.
Le 29e jour de l’an 2020, j’ouvre la boîte où se trouvent des manuscrits paraphés de la main de mon aïeul.
Moi l’autodidacte, je descends par ma mère d’une famille qui était instruite sous l’ancien régime, qui savait manier l’art de l’écriture en un temps où cela relevait de l’exception. D’emblée, une tension me transperce. J’éprouve depuis toujours des difficultés à écrire correctement, à cause d’une dyslexie orthographique non détectée. Ce travers peut constituer parfois un handicap. La pensée de ne pas se sentir à la hauteur de cet ancêtre me taraude, lui qui avait certainement suivi une scolarisation pour apprendre à écrire à la plume.
Je décide à 53 ans de ne pas accepter ce handicap comme une fatalité. Je décide, dans un sursaut d’honneur, de prendre en main ma conduite de l’écriture. Ainsi tel un écolier mimant « Ducobu », je m’entraîne sur un petit cahier. Les lignes de a, les lignes de b, les lignes de c et ainsi de suite, jusqu’à la dernière lettre de l’alphabet. Vint ensuite le moment de constituer des mots, attacher entre elles ces lettres maîtrisées. Mon souci perpétuel de recherche, ma curiosité naturelle m’animent. Denis Diderot a publié l’encyclopédie vers 1761, dont un ouvrage sur l’art de l’écriture. Je le commande. Muni de l’instructif manuel, je perfectionne mon geste, découvre les principes. J’applique les recommandations de Monsieur Diderot, tel un élève discipliné. J’observe les consignes du Maître sur la position des pieds, nécessaire à l’équilibre du corps, celle des doigts, essentielle au maintien de la plume. J’apprends vite et bien. Comment se perdre avec un si bon guide !
Ainsi, au fil des semaines, je commençais à dominer tous les secrets de la pratique des courbes et des déliés. Un an passa.
Je récoltais les fruits de cet exercice régulier. J’étais transformé par la découverte réalisée ce jour de juin 2020. Non seulement ce travail technique m’apportait satisfaction, mais je démasquais aussi une passion enfouie en moi. Ce face-à-face de tous les jours avec l’écriture me faisait connaître le sentiment intérieur d’un bien-être. Je tirais un véritable plaisir de ce rendez-vous quotidien avec la calligraphie. Quelques mots, quelques phrases, un, deux, trois paragraphes, une page complète pour transcrire au stylo-plume les explorations suffisaient à me transporter.
Cette découverte du mois de juin 2020 m’avait indéniablement modifié. Je passais à 53 ans vers une nouvelle étape de ma vie, je devenais une autre personne, différente du jeune homme de 20 ans qui était complexé par sa difficulté à composer correctement un texte de sa main. N’est-ce pas un paradoxe ? Grâce à cette dyslexie orthographique, j’avais été impressionné par les courbes et les rondes tracées dans les manuscrits de mon ancêtre. Tout était au mieux au meilleur des mondes.
Enfin, j’ai rédigé le récit de vie du premier maire de Brignac, dont voici la 4e de couverture :
Le 17 octobre 1828, l’ancien notaire de Brignac rédige son testament. Ce qui pourrait être un point final marque le début de l’histoire.
Cette aventure humaine, sur fond de guerre civile, entre chouans et républicains, s’écarte de la trame classique de l’agitation française de 1789 à 1799. L’auteur décentre le regard sans éliminer le contexte mouvant de la politique et des opinions. Il retrace le destin de Joseph, fils d’un procureur sous l’ancien régime, embarqué à la chute de la monarchie dans l’effervescence de la Révolution. Il est de ces premiers maires de la République française, d’une commune bretonne de tout temps fière et indépendante. Dans la confrontation de deux modèles, deux systèmes de valeur, il incarne l’esprit du progrès face à celui de la tradition, de l’absolutisme royal et clérical. Entouré de ses frères, il affronte l’inconnu et nous entraîne dans cette autopsie de la Révolution…
L’auteur : Philippe Offrédic est breton, demeurant à Rennes, expert immobilier, diplômé de Rennes I, passionné de patrimoine, d’histoire et conservateur de vieux papiers. Pionnier de sa généalogie familiale, il partage dans son premier ouvrage Le Notaire de la Révolution des lettres inédites de sa collection.