En quittant la ville d’Alès en direction d’Uzès, la première commune rencontrée est celle de Saint-Hilaire-de-Brethmas. Mais, sur le panneau de signalisation routière, on lit deux noms : celui de la commune bien sûr, et, au-dessus, en caractères bien plus gros, un autre nom : « La Jasse-de-Bernard ». C’est que cette partie de l’agglomération Saint-Hilairoise a conservé son appellation d’origine.
- La Jasse de Bernard (route d’Uzès), années 50
Autrefois hameau rural, comportant une bergerie (« jasse » en occitan languedocien), ce quartier est devenu résidentiel aujourd’hui ; il a néanmoins sauvegardé quelques traces de son passé.
Parmi elles, le « Château »… qui n’est pas vraiment un château, mais bien plutôt ce que l’on nomme un « Hôtel Particulier » ou une « Maison de maître ». Cependant les habitants de La Jasse-de-Bernard l’ont toujours appelé « Château » depuis sa construction, à la fin de XIXe siècle.
Le « Château » fut construit vers 1880 par la toute jeune Compagnie des Chemins de Fer et de Navigation d’Alais au Rhône et à la Méditerranée (A.R.M.) pour ses dirigeants. C’était une attitude fréquente à cette époque, comme l’a écrit Michel Wienin, grand connaisseur du bassin mino-métallurgique du Gard : La fin du 19e siècle et le début du 20e voient les principales compagnies se développer rapidement et rivaliser parfois de luxe dans les bâtiments de prestige à fonction de symbole : « châteaux » de l’administration, logements de directeurs (…)
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Jules CAZOT
L’A.R.M. « céda » très vite ce « château » à Jules CAZOT, en contrepartie de sa présence à son conseil d’administration, présence qui ne pouvait que « rassurer » les investisseurs.
- Portrait de Jules CAZOT
Car, en effet, Jules CAZOT (1821-1912) était, en cette seconde moitié du 19e siècle, un homme politique célèbre et connu dans la région. Natif d’Alais (orthographe d’Alès jusqu’en 1924) où une rue porte encore son nom aujourd’hui, cet avocat, ardent républicain, combattit le Second Empire et fut même emprisonné pour ses prises de position.
Puis la IIIe République, reconnaissante, le porta aux sommets de l’État : il fut, entre 1879 et 1882, ministre de la Justice. Mais elle en fit aussi un personnage controversé, aux prises avec quelques affaires « douteuses »...
Ce fut le cas avec cette Compagnie de Chemins de Fer A.R.M. : celle-ci fut rapidement déclarée en faillite (jugement du tribunal de commerce du département de la Seine du 19 juin 1884). Plusieurs raisons à cela : d’abord des frais de construction plus lourds que prévu (avec en particulier de nombreux ouvrages d’art onéreux) et surtout l’existence d’une concurrence acharnée avec la Compagnie P. L.M. (Paris-Lyon-Méditerranée), héritière de l’ancienne « Compagnie des houillères de La Grand’Combe et des chemins de fer du Gard » et qui exploitait, depuis 1840, la ligne La Grand’Combe - Alais - Beaucaire et transportait déjà la quasi-totalité du charbon du bassin minier alésien vers le Rhône.
La facture fut d’autant plus élevée que la société avait aussi investi dans des bâtiments somptuaires, dont une immense gare à Alais, bien plus imposante que la gare du P.L.M. déjà existante.
- Alais- Ancienne Gare d’Alais au Rhône (démolie en 1925)
La ligne d’Alais à Port-l’Ardoise fut donc finalement cédée à la Compagnie P.L.M. qui l’exploitera jusqu’à la fin des années 1930.
Quant aux administrateurs de la Compagnie A.R.M., ils furent condamnés à rembourser les actionnaires… mais Jules CAZOT s’en tira avec seulement 10.000 francs-or à verser en dédommagement et… il conserva la propriété de sa résidence, bâtie grâce à l’argent des souscripteurs.
Cette affaire l’obligea néanmoins à donner sa démission de Président de la Cour de cassation, le 14 novembre 1884, mais il demeurera (malgré tout !) « Sénateur inamovible » de 1875 à 1912 !
Jules CAZOT ne résidera plus qu’épisodiquement au « château », ayant l’essentiel de ses activités à Paris, mais il y mourra le 27 Novembre 1912.
- Acte de décès de Jules Cazot
Jules MITTARD
C’est en 1928, que cette belle demeure fut revendue par ses héritiers à "un autre Jules"…, Jules MITTARD, un Maître-Mineur issu de l’École des Mines d’Alès, devenu Ingénieur civil des mines.
- École des Maîtres Ouvriers-mineurs d’Alais / Promotion 1904-1906 (Jules MITTARD figure donc sur ce cliché : où ?)
Il fit fortune en Indochine. Ce qui explique les noms visibles sur les piliers en fer forgé qui encadrent le portail d’entrée : TONKIN et ANNAM, deux des régions composant l’ « Indochine française », devenues une partie du territoire du Viêt Nam actuel
Jules MITTARD va mener « grand train » au Château : en 1931, il n’avait pas moins de 7 personnes à son service : maître d’hôtel, chauffeur, jardinier, concierge, femme de chambre, cuisinière, et même « sœur garde-malade »… Ce furent les grandes heures de la propriété jusqu’à un revers de fortune, qui obligea Monsieur MITTARD à la revendre en 1933. Mais son nom restera attacher à cette demeure que la plupart des habitants nomme encore « Château MITTARD »...
Le château après les JULES
Il fut ensuite acheté par une Compagnie minière, avant la seconde guerre mondiale. A partir de novembre 1942, suite à l’occupation de la zone "libre", le château fut réquisitionné pour loger un général allemand et son état major. Un poste de contrôle était installé sur la route d’Uzès, pour vérifier les papiers des personnes qui s’en approchaient.
Récupéré par les Houillères (nationalisées) à la Libération, l’édifice sera transformé en centre d’hébergement après le retour des prisonniers de guerre et des déportés.
Il abritera ensuite, dans les années 1946-1948, une « colonie sanitaire » des Mines destinée à accueillir les enfants de mineurs ayant souffert de malnutrition.
Une trentaine d’enfants de 5 à 11 ans y séjournaient pendant un semestre, le temps de se « retaper ». La cuisine et le réfectoire se trouvaient en sou-sol et les dortoirs au second étage. L’encadrement était assuré par une Directrice assistée de monitrices ; une Institutrice y fut même affectée pour ne pas interrompre l’enseignement scolaire ; une Assistante-sociale et un Médecin des Mines passaient régulièrement pour surveiller l’évolution de ces petits pensionnaires.
Quelques mois avant la fin officielle du rationnement alimentaire (Avril 1949), ce « pensionnat sanitaire » fut fermé.
Les Houillères réaménagèrent le château en logements pour le personnel de direction ou d’encadrement. Les familles d’un Ingénieur des mines (encore !) et d’un Médecin des mines furent les premiers occupants.
- Le Château de La-Jasse-de-Bernard (1959)
Un ancien mineur et son épouse en assuraient l’entretien, lui comme jardinier et elle en tant que concierge.
Leur fille a rapporté, il y a quelques années, à l’auteur d’articles historiques dans une petite publication locale, le témoignage suivant : « De belles boiseries, du marbre à l’étage, de larges escaliers avec des rampes en fer forgé et cuivre, contribuaient à donner un superbe cachet à cette vaste résidence » . Ces aménagements, présents dès cette période de « vaches maigres » d’après-guerre, dataient très certainement de la construction et, pour certains, de la brève mais luxueuse présence de Jules MITTARD. Néanmoins, à chaque changement de Directeur ou d’Ingénieur, il fut procédé à des améliorations, voire à des embellissements, plus ou moins onéreux au gré des demandes des nouveaux occupants… il est vrai que nous étions entrés dans la période « faste » des Charbonnages de France
Aujourd’hui, le parc du « Château MITTARD » est ceinturé d’une haie de bambous géants qui masquent en grande partie le bâtiment et son jardin. Mais, à son entrée, le portail en fer forgé est toujours encadré par les deux piliers sur lesquels figurent ces noms : « ANNAM » et « TONKIN », témoins de son faste passé.