À l’heure où le monde va vite, bien trop vite, où les textos et autres tweets font et défont, en quelques mots à l’orthographe incertaine, des célébrités fugaces, il est bon de se replonger dans un 19e siècle délicieusement suranné, quitte à passer pour un réactionnaire.
Oubliez quelques instants les mauvaises nouvelles qui nous assaillent quotidiennement. Si, pris d’un désir frénétique de dénicher dans les pages intérieures des journaux de belles actions charitables accomplies par des êtres simples au grand cœur, vous sortez bredouille de cette aventure et encore plus désabusés, une seule solution s’offre à vous :
C’est la lecture des discours déclamés à l’Académie française à l’occasion de la remise annuelle du prix Montyon.
Jean-Baptiste-Antoine Auget, baron de Montyon, (1733-1820), mécène humaniste bien oublié de nos jours, a laissé à sa mort un capital important destiné à récompenser, entre autres, des actions édifiantes.
- Jean-Baptiste-Antoine Auget, baron de Montyon
Comme le proclame en 1838 monsieur de Salvandy, directeur de l’Académie, « Nous cherchons dans la foule la plus ignorée, pour les désigner aux hommages publics, ces hommes en apparence disgraciés du sort, en réalité privilégiés de la providence ».
Les doctes vieillards réunis sous la coupole de l’Institut de France écoutent, des heures durant, les exploits accomplis au nom du devoir et de la vertu par d’autres êtres humains sans doute peu fréquentables, mais si touchants.
Si les hommes au bicorne avaient été vraiment immortels, ils auraient pu nous rendre compte aujourd’hui de leur émoi, leur compassion, leur ennui parfois aussi après de longues heures passées à écouter les panégyriques à la gloire de ces hommes et de ces femmes qui ont pratiqué la première des sciences, celle d’être utiles à leurs semblables.
Ainsi, l’histoire édifiante de Louis Brune, commissionnaire sur le port de Rouen. D’après les courriers adressés à l’Académie par les notables de sa ville, quarante-deux personnes lui doivent la vie.
Quand la marée monte, quand le vent faiblit, quand la brume s’élève, quand les bateaux à vapeur se croisent en grand nombre dans ce port étroit et opulent…, Brune est là, comme les pères du mont Saint-Bernard à l’approche de l’avalanche, le cœur inquiet, l’oreille attentive, prêt à s’élancer.
Le 23 janvier 1838, la Seine prise par la glace depuis plusieurs jours, est couverte de patineurs joyeux et imprudents. Brune, notre héros, veille. Sa vieille mère et sa femme sont malades au logis, mais qu’importe. Il entend le fleuve mugir avant que les abîmes ne s’ouvrent devant une foule épouvantée. Un couple évidemment jeune et riche est englouti en quelques secondes.
Brune court sur la glace rompue, plonge, saisit l’homme et le sauve. La femme a disparu, on craint le pire, mais c’est sans compter sur l’opiniâtreté du commissionnaire courageux qui la retrouve et parvient à la sortir de l’eau glacée.
Notre homme est épuisé, les glaces le déchirent, l’ensanglantent. Est-ce lui qui va périr ? Dans l’assistance émue, il n’y malheureusement pas d’autre Brune. Enfin, on lui jette une corde. Il est sauvé.
Le héros refuse une médaille. La ville lui construit une maison sur le rivage afin qu’il ait moins de chemin à faire pour donner sa vie. Il est là comme une sentinelle avancée en face de l’ennemi.
À cet homme qui fait profession de sauver ses semblables, l’Académie Française offre un prix de trois mille francs.
- Louis Brune, mort le 25 décembre 1843, en sautant dans la Seine
Jean-Marie Georges, marchand de bois de bateau à la Rapée est de la même trempe. Il a déjà sauvé trente-quatre personnes et il continue tout en refusant les honneurs. Un jour, il a sauvé des flammes deux enfants d’une famille riche. Dans le grand incendie de Bercy, il est allé chercher les livres d’une grande maison de commerce. Il reçoit aussi trois mille francs.
La séance de l’Académie n’est pas terminée. L’infatigable orateur évoque maintenant Eulalie Brumeau, une pauvre vieille fille de Donges (Loire Inférieure), parvenue à l’âge de 74 ans, sans avoir un seul jour vécu pour elle.
À l’énoncé de ce qu’elle a stoïquement enduré, j’imagine le tribun s’interrompant quelques instants pour sécher discrètement une larme.
Alors qu’elle est encore jeune, Eulalie soigne et nourrit son père aveugle, sa sœur folle, sa mère paralytique pendant 25 ans.
On a envie de crier grâce. Mais ce n’est pas tout. Au crépuscule de sa pauvre vie, elle s’occupe encore de ses nièces et neveux, et de leurs six enfants tombés tour à tour à la charge de son indigence active, dévouée, infatigable.
L’académicien prétend que l’âme se repose au spectacle de toutes ces bonnes actions qui seraient restées dans la native obscurité. Certes, mais Eulalie Brumeau aurait mérité bien plus qu’une médaille de cinq cents francs.
Je pourrais continuer encore longtemps cette évocation des lauréats du prix Montyon. Bien souvent, ils ne veulent que Dieu comme témoin de leurs bonnes actions. Alors, laissons-les rejoindre les limbes où, depuis près de deux siècles, ces bonnes âmes vertueuses sont un contre poids au mal éternel qui est sur la terre.
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Format 15 x 23. Imprimé en Bretagne. Cousu collé.
Éditions de Saint Alouarn, 19 hameau de Porrajenn, 29700 Plomelin (editions.saintalouarn[arobase]orange.fr)