Mais pourquoi est-il resté incognito ?
La faute en revient à la petite Victoire GUÉRIN née à Douzat le 24/11/1845.
La lecture de son nom sur la table décennale nous avait laissés perplexes : nous avions suffisamment erré et vagabondé de long en large dans l’état-civil communal pour être convaincu que ce patronyme n’en était pas originaire. Alors pourquoi diable la cigogne porteuse du bébé s’était-elle égarée dans notre village ?
L’acte de naissance nous fourni la réponse : Pierre GUÉRIN, le père de Victoire, était meunier au village de la ronde dans la commune de Saint-Amant de Nouère mitoyenne de Douzat et gendre de Joseph GENDRON qui était lui un authentique douzatois de vieille souche et maréchal ferrant.
Or ce 24 novembre 1845, jour de la naissance, était un lundi, lendemain du repos sacré hebdomadaire ; il est donc fort probable que la visite dominicale du couple aux beaux-parents s’est prolongée par nécessité du fait des contractions intempestives… Et c’est ainsi que Victoire conçue et destinée à Saint-Amant naquit indûment à Douzat !
Le singulier contenu du registre des naissances 1845 de Douzat…
Nonobstant cette naissance inopinée, le registre comporte les actes de 6 autres filles garanties et certifiées authentiquement douzatoises qui ont l’étrange et extravagante particularité de se prénommer toutes les six Marie !!!
Toutes les filles des douzatois de la cuvée 1845 étaient donc estampillées Marie !!!
Marie, Marie, Marie, Marie, Marie et Marie !!! Cette litanie nous interpela grave comme diraient nos ados : cette subite épidémie de Mariite aigüe méritait que nous enquêtions à son propos ; il nous fallait répondre à trois questions fondamentales :
1- l’épidémie est-elle apparue ex abrupto ou a-t-elle été précédée de prémices annonciateurs ?
2- l’épidémie a-t-elle perduré ou bien n’a-t-elle été qu’un feu de paille ?
3- l’épidémie est-elle restée circonscrite à Douzat ou bien a-t-elle contaminé les villages avoisinants ?
Histoire naturelle de l’épidémie de Douzat
Pour y répondre, nous avons scruté les données du registre des naissances à la loupe en colligeant nos Marie et l’ensemble des filles année après année, puis en faisant chauffer la calculette.
L’une des finalités essentielles du baptême, survivance du paganisme ancestral qui a précédé le christianisme, est de mettre l’enfant sous la sauvegarde d’un saint protecteur. Pour les filles, il était hautement prévisible que le choix de Marie figure tout en haut du hit-parade [2] ; mais nous avons été très étonné par l’importance du score : pour la période 1802-1844 qui précède l’épidémie, il est remarquablement stable, année après année, avec une moyenne de … 44% !!!
1845 vit donc exploser le compteur avec 100% des filles de douzatois contaminées ; l’épidémie resta à un haut niveau pendant deux autres années atteignant 75% en 1846 et 67% en 1847 ; puis il y eu une accalmie avec un retour au niveau de base ( 43% en 1848), suivie d’une rechute [3] sur trois années ( 50% en 1849 - 57% en 1850 et 75 % en 1851).
Après une épidémie, il est notoire que l’incidence de la maladie subit une chute drastique pendant de longues années puisque la population s’est pour ainsi dire autovaccinée par cet épisode.
Notre étrange épidémie respecte scrupuleusement ce précepte :
Lorsque la phase explosive d’une épidémie est terminée, il arrive fréquemment que surviennent des petites répliques de formes très atténuées donc de bien moindre importance tant du point de vue de la gravité que du nombre des victimes.
Dans notre affaire, on trouve l’équivalent : les Marie laissèrent la place aux Marie Quelque chose.
Le premier prénom composé sur la base Marie n’apparaît à Douzat qu’en 1838 : une Marie Eulalie qui ne fut suivie d’une Marie Ernestine qu’en 1843 et de Marie Seconde en 1844.
L’épidémie passée, les Marie composées se multiplient [4] tandis que les Marie se font de plus en plus discrètes : 59 Marie X contre seulement 34 Marie entre 1849 et 1922 [5].
L’épidémie fut-elle circonscrite à Douzat ?
Pour répondre à cette question nous avons recommencé nos investigations dans l’état-civil des 12 autres communes du canton d’Hiersac.
Comme prévu, nous y trouvâmes la même prééminence du prénom Marie et à une fréquence très élevée : pour la période 1842-1862 la moyenne du canton (Douzat exclu) est de 38% pour les Marie et 12% pour les Marie X [6].
Dans les décennies suivantes nous avons retrouvé la même progressive désaffection qu’à Douzat pour le prénom Marie jusqu’au début du 20e siècle et la même montée en puissance des prénoms composés Marie X.
Mais, si nous avons bien trouvé ces taux élevés, nous n’avons pas trouvé d’acmé dans les années 1845 et suivantes qui aurait signé la contagion.
L’épidémie de Mariite fut donc bien l’apanage et la spécificité du seul village de Douzat…
Quid à Angoulême, la capitale ?
Angoulême, la capitale de la Charente n’étant distante que de treize kilomètres de Douzat, il nous a paru intéressant de jeter un coup d’œil sur les péripéties locales du prénom Marie.
Nous nous sommes donc livrés aux (fastidieux) décomptes suivants :
% de Marie et Marie X dans les tables décennales des naissances : [7]
1842-1851 : 2 835 filles dont 568 Marie = 20% et 419 Marie X = 14,7 %
1851-1862 : 3 084 filles dont 529 Marie = 17% et 637 Marie X = 20,9%
L’incidence « mariale » dans la capitale était donc très importante, mais à un niveau bien moindre que dans le milieu rural circonvoisin.
L’évolution démographique d’Angoulême tranche singulièrement avec celles des villages environnants : sa population est passée de 18 622 habitants en 1841 à 24 961 en 1861, tandis que les villages d’alentour restaient quasiment stables.
Il en découle que la prise en compte des seules naissances ne constitue pas un critère suffisant pour une analyse sociologique pertinente ; nous avons donc dû fouinasser du côté des recensements :
Angoulême recensement 1861 :
11 028 filles [8] dont 3 544 Marie = 32% et 148 Marie X = 1,3%
Manifestement il existe une distorsion très importante entre la source naissances ( = 20% pour la période 1842-1851 et 17 % pour la période 1852-1861) et la source recensement ( 32 % ) [9]
. Cet écart imposant est néanmoins parfaitement explicable car trois facteurs y concourent :
- 1- la migration définitive des ruraux vers la ville se fait à partir d’une population féminine où le pourcentage de Marie est beaucoup plus élevé que dans la capitale.
- 2- l’usage au quotidien d’un prénom composé est contraignant et celui-ci est facilement raccourci : Marie Hortense se mue en Marie ou plus souvent en Hortense plus rare donc plus discriminatif. Or le prénom du recensement n’a rien d’officiel, il n’est que déclaratif par la personne interrogée (et qui souvent n’est même pas l’individu concerné).
- 3- l’exil temporaire des jeunes filles de la campagne venues se louer comme bonnes auprès des bourgeoises d’Angoulême pour y constituer leur trousseau de mariage : en 1861 13,5% des Marie d’Angoulême sont domestiques [10] et plus de 44% des domestiques sont des Marie [11] ! Et comme chez ces transplantées provisoires la proportion de Marie est très forte…
Une preuve indirecte de cette migration prénuptiale temporaire des filles de la campagne périangoulêmoise existe : au recensement de 1861, dans la tranche d’âge 12-20 ans, Douzat comptait seulement 7 filles pour 10 garçons …
Le casse-tête du facteur de Douzat…
Le service rural de la poste est mis en place en 1830 : les campagnes sont désormais desservies par le facteur à raison d’une distribution tous les 2 jours, puis la tournée devient quotidienne à partir de 1832.
La tournée de Douzat ne devait pas être une sinécure :
Distribuer le courrier destiné à 4 Marie Marquais ! …à 4 Marie Nalbert ! … à 4 Marie Mesnard ! … et à 6 Marie Grazilier !!!
Quand aux 4 Marie Nalbert, deux d’entre elles étaient sœurs, donc en homonymie complète [12] = mêmes parents-même nom- même prénom) !!!
Deux réflexions de bien peu d’importance …
- 1- L’épidémie de Douzat est donc passée totalement inaperçue non seulement hors des frontières du village, mais aussi au sein de la commune ; la raison majeure est évidemment l’absence totale d’une quelconque conséquence délétère ; en fait, il faut bien en reconnaître la parfaite innocuité : elle n’engendra aucune nuisance ou désagrément.
Pourtant il s’en fallut de peu pour que Douzat prenne conscience de sa singulière particularité : le 21 décembre 1880 Jules Ferry, président du Conseil, fit adopter l’extension de la scolarité obligatoire aux filles. Mais c’était bien trop tard : l’effectif des Marie avait alors trop notablement fondu comme neige au soleil ; si la loi avait été votée 25 ans plus tôt (dix ans après l’épidémie), l’instituteur de Douzat intimant l’ordre « …Marie … au tableau » aurait déclenché la transhumance de la quasi totalité des filles vers l’estrade…
- 2- Les garçons de la génération de l’épidémie pouvait facilement faire tourner la tête des filles : il leur suffisait de crier « Marie ! » dans la rue…
« Il n’est plus simple quidam… » ( Guy Béart )
Douzat, petit village fort sympathique et discret dans la campagne à trois lieues d’Angoulême ne disposait d’aucun signe particulier le distinguant de la cohorte des petites communes rurales d’alentour.
Notre découverte de l’énigmatique épidémie de Mariite le fait indiscutablement sortir du lot des villages-quidam.
Le village de Douzat doit sa toute nouvelle notoriété potentielle à ses 360 Marie répertoriées entre 1737 et 1922 [13] ; pour la faire connaître nous faisons deux suggestions à ses édiles :
1- rebaptiser la fête paroissiale FÊTE DES MARIE.
2- modifier le panneau signalétique d’entrée du village :
LE VILLAGE AUX 360 MARIE
Mais une irritante question reste sans réponse…
Nous vous avons conté l’histoire de la très énigmatique épidémie de Douzat ; vous savez tout à son sujet ou plutôt presque tout car une inconnue demeure : après presque deux siècles d’hégémonie sans partage, tout comme les dinosaures, les Marie ont disparu de Douzat…
Connaitrons-nous un jour la cause de cette extinction ?