Marseille le 26 août 1944
Ma chère petite maman,
Pendant ces journées tragiques ma pensée est allée sans cesse vers toi. Pauvre chère maman, tes angoisses ne sont pas encore finies. Ce n’est pas assez d’être inquiète pour mon frère, il faut que tu le sois encore pour moi. Comme j’aurais voulu pouvoir te rassurer. J’ai demandé à Notre bonne Mère du Ciel de le faire et je suis bien sûre que tu as trouvé dans la prière un soutien.
Je vais essayer de te résumer tout ce qu’il nous est arrivé cette dernière quinzaine du mois d’Août, pour te montrer combien la protection de la Sainte Vierge et celle de M. l’Abbé Fouque ont été efficaces. Tout danger n’est pas écarté, mais nous espérons que le plus terrible est passé.
- Sœur Gabrielle Vaillant
Dans la nuit du 14 au 15 août, je fus réveillé brusquement par une grande lueur. Je vis des globes de feu sur la ville, en même temps j’entendis le ronflement des avions. Et puis tout à coup, tout se mit à trembler dans le dortoir. Tu sais comme nous dominons la ville, il m’était facile de me rendre compte de ce qui se passait.
C’était un bombardement. Les enfants avaient peur. Vite nous sommes descendus dans les sous-sols où nous sommes restés jusqu’à minuit environ.
Le lendemain 15 août, nous apprenions le débarquement sur la côte Méditerranéenne. Nous avons bien remercié la Sainte Vierge, car nous pensions bien que c’était la délivrance.
Le reste de la semaine nous avions sans cesse des alertes. À la fin on ne les sonnait plus, car les avions passaient continuellement sur la ville. Les derniers jours nous avons commencé à entendre le canon au loin, les troupes avançaient. Le samedi 19 le couvre-feu a eu lieu à partir de sept heures. Des combats de rue étaient prévus entre les F.F.I. et les Allemands, ils eurent lieu en ville. Le dimanche 20 les lundi 21 au soir, les canons allemands se sont mis en branle. Les obus passaient au-dessus de nous. Moi, comme je ne connais rien j’avais peur qu’il y ait du danger pour les enfants, j’ai passé presque toute la nuit assise sur un lit dans le dortoir.
Je commence maintenant jour par jour.
22 août : Le couvre-feu à 3 heures. Défense de sortir de chez-soi à cause des combats de rue. Ils ont lieu loin de nous.
Mardi 22 août : On doit se battre dans notre quartier. Il est défendu de sortir. Nous fermons toutes les portes de la maison. Cette fois-ci la bataille est vraiment près de nous. Nous entendons des détonations violentes. On croirait dans la maison. Nous sommes dans les sous-sols. Au commencement de la bagarre la porte du dispensaire est traversée par 30 éclats de grenade, le mur d’en face troué. Plusieurs personnes restées imprudemment dans la rue sont atteintes. 12 blessés, 2 tués. Grâce à Dieu, la sœur du dispensaire était à l’étage supérieur n’a rien eu. Elle porte secours aux blessés.
La journée se passe dans une lutte acharnée. Le jardin et cour sont remplis d’éclats de grenade. Heureusement les enfants sont à l’intérieur. Nous descendons des matelas dans les sous-sols pour faire dormir les enfants, nous nous serons dans des fauteuils à côté. Toute la nuit le canon tonne.
Mercredi 23 août : Les jeunes se sont battus toute la nuit, malheureusement leurs munitions s’épuisent, si les autres pouvaient arriver. Enfin nous entendons des coups de canons répétés du côté de la ville. Un de nos anciens qui était en ville vient nous annoncer que [les] avant-gardes Françaises sont là. Des Français quelle joie ! mais le plus dur va commencer car les Allemands sont bien accrochés au sol de notre France. Et la lutte recommence plus forte que jamais. Les Allemands sont tenaces, ils ne veulent pas se rendre.
Jeudi 24 août : La journée est un peu plus calme. Tout n’est pas fini, les Français sont les maîtres en ville, mais il y a beaucoup d’Allemands à déloger. Dans la banlieue tout près de nous particulièrement, il y a des îlots de résistance. Ils seront durs à prendre car ils sont bien fortifiés.
Vendredi 25 août : La nuit a été très calme nous espérons que tout est fini. Hélas au moment de l’offertoire les avions passent et tout près de nous les bombes tombent sans arrêt les coups sont violents, nous en sommes quittes pour quelques vitres cassées, très peu. C’est pendant la messe tout le monde prie avec ferveur. Toute la journée il y a bombardements et batailles. Le 26 également. Depuis mardi soir nous sommes dans les sous-sols mais ce soir nous espérons reprendre possession de nos lits.
Voila, ma chère maman, en petit, ce qu’il nous est arrivé à nous. Et dire que toutes les villes de France devront passer par là pour être libérées. Nous savons qu’à Paris cela se passe d’une façon analogue. Pauvres Parisiens il y a plus longtemps que nous qu’ils souffrent. J’ai hâte aussi que tout cela soit fini pour avoir enfin de tes nouvelles car moi aussi je suis bien inquiète pour toi et surtout pour mon frère. Que la Sainte Vierge vous garde comme elle nous a gardé. Je le lui demande instamment. Je reprendrai ma lettre quand la ville sera complètement délivrée pour te donner d’autres détails.
[Dimanche] 27 août : Contrairement à ce que nous pensions nous avons encore passé la nuit dans les sous-sols. Un obus étant venu éclater à la porte d’entrée. Toute la nuit la bataille a fait rage, nous entendions les obus passer sur nos têtes et nous en voyons la lueur. À un moment j’ai cru qu’un obus avait éclaté dans la cour tellement la petite pièce où j’étais était éclairée. Depuis ce matin le canon tonne sans arrêt. Quand serons-nous délivrés ? L’oreille commence à s’habituer seuls les gros coups nous font sursauter. On vient de dire que ceux qui résistaient près de nous se sont rendus, mais il reste beaucoup de points à prendre.
27 août 3 heures : Nous avons réintégré nos classes. Tout est presque fini. M. l’Aumônier vient de chanter les Vêpres et de donner la Bénédiction du Saint-Sacrement à la chapelle en action de grâces. J’ai oublié de te dire que tous ces jours derniers nous entendions la Sainte Messe dans le théâtre juste au-dessous de la chapelle. Ce n’était pas l’idéal car de nombreuses personnes du dehors venaient y dormir la nuit. Le Bon Dieu s’en contentait nous pouvions bien faire pareil, heureuses de l’avoir parmi nous, car Il est notre unique Protecteur.
[Lundi ] 28 août : Le calme a enfin succédé à l’orage. Marseille est libérée. Hier soir on est venu nous dire que nous pouvions remonter dans les dortoirs sans danger. Tu penses si nous étions contentes. Malgré le confortable des fauteuils nous nous trouvons mieux dans nos lits.
Nous n’entendons plus de coups de canon. Les avions passent, mais ce sont des avions Français. La ville est toute pavoisée. Mais comme elle a souffert.
À 7 heures les cloches sonnent à toute volée annonçant la délivrance officielle de Marseille. Cette fois-ci, c’est bien fini, les Français sont vainqueurs, mais avant de se rendre les Allemands ont massacré la ville autant qu’ils ont pu. Se sachant vaincus d’avance, ils se sont acharnés à faire le mal. Leurs obus étaient dirigés directement vers la ville et tombaient n’importe où. Ils ont mitraillé des civils dans les rues, et d’autres ne se sont pas gênés pour tirer à bout portant sur les gens dans les abris. Des femmes, des enfants, des tout jeunes gens sont leurs victimes. Certains quartiers de la ville sont affreusement mutilés.
Nos jeunes F.F.I. se sont conduits héroïquement, malheureusement beaucoup y ont trouvé la mort. Les combats de rues étaient terribles car les Allemands réfugiés dans les maisons tiraient des fenêtres et étaient difficiles à attraper.
Mercredi 29 [août] : Hier, nos troupes victorieuses ont défilé sur la Canebière. J’ai emmené les enfants voir les tanks qui n’étaient pas loin de chez-nous, ils étaient ravis. Nos soldats les ont comblés de gâteries. Quel bonheur de ne plus rencontrer de soldats allemands et de ne plus voir toutes ces pancartes en allemand qui défiguraient nos rues et nous faisaient bien souffrir.
Quelles actions de grâces devons nous rendre au Bon Dieu pour sa si grande protection ! nous ne pourrons jamais le remercier assez. Comme je voudrais l’aimer davantage et le faire aimer.
24 octobre : Je reprends ma lettre un peu tard. J’ai reçu tes trois lettres aujourd’hui même. La 1re celle du 13 septembre a été mise à Marseille hier. L’Américain l’avait oubliée, ou peut-être n’est-il arrivé qu’hier. Enfin tu penses si je suis contente et comme je remercie le Bon Dieu de vous avoir tous gardés.
Je pense aussi que tu as reçu ma carte du 10 octobre. Je t’ai écrit aussitôt que les correspondances ont été rétablies. Je suis heureuse de savoir que tout s’est bien passé pour mes cousins et tantes. Il me manque encore des nouvelles de ma tante de Dijon et de Sanglier. Je leur écrirai car je sais qu’à Dijon cela a été dur. Pour mon frère, nous serons longtemps sans doute sans avoir de nouvelles. Prions bien la Sainte Vierge. Nous le lui avons confié. Il n’y a que d’en haut que le secours peut venir.
Ici la vie a repris à peu près normalement. Nous n’avons plus d’Allemands et cela fait notre joie, mais le ravitaillement n’est guère mieux qu’avant la Libération. Nous espérons toujours une amélioration qui tarde à venir. C’est ennuyeux car on nous présente tous les jours des enfants que nous ne pouvons pas accepter, tant nous avons peur de ne pouvoir les nourrir.
Je suis allée avec mes garçons à Notre Dame de la Garde pour remercier la Sainte Vierge et aussi lui parler de tous ceux que j’aime. La coupole porte de nombreuses traces d’obus allemands, des vitraux sont cassés. La Basilique n’est pas ouverte, seule la crypte est accessible aux fidèles. Après la Les Allemands avaient transformé la colline de Notre Dame en une véritable forteresse. Quand ils se sont rendus, tous les autres forts allemands qui tenaient encore se sont acharnés à lancer leurs obus sur la Basilique et c’est un miracle que la Sainte Vierge n’ait pas été touchée.
Nous avons eu la douleur de perdre notre bonne Sœur Vincent. La sœur de la lingerie. Elle avait 77 ans, mais elle travaillait encore beaucoup. C’était une très sainte âme et nous pensons bien que du haut du ciel elle nous protégera. Elle est restée 18 jours malade. C’est peu. Elle a eu une congestion pulmonaire.
Je vois que vous allez avoir beaucoup de calme à Entrains. La maison ne va-t-elle pas sembler trop vide avec trois enfants en moins ? Ici nous en avons presque 200. Ce n’est pas autant qu’avant la guerre, mais cela suffit pour le moment car nos sœurs qui sont parties près du Bon Dieu ne sont pas encore remplacées.
Les employées maintenant voudraient gagner beaucoup et ne rien faire. Ici c’est difficile.
Voila ma chère maman, j’espère que cette lettre te parviendra sous peu.
Bien des choses de ma part à tous ceux à qui tu écriras.
Ta petite fille qui t’embrasse bien affectueusement.
Sœur Gabrielle, Fille de la Charité.