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La guerre des deux auberges de Peyrebeille

Le jeudi 13 avril 2017, par René Delorme

Sur les hauts plateaux ardéchois dénudés, où souffle la bise et où s’accumule la neige en hiver, aux confins de la Haute-Loire et de la Lozère, quand on parle d’auberge, c’est, bien-sûr, à celle de Peyrebeille que vont nos pensées.
Mais sait-on qu’au début du 20e siècle, une « guerre économique » opposa deux auberges qui revendiquaient l’authenticité d’une appellation plutôt macabre : celle d’auberge rouge de Peyrebeille, l’auberge des crimes.

Situées l’une en face de l’autre, le long de la grand route reliant Le Puy en Velay à Aubenas, elles arboraient fièrement : la première, l’enseigne « Auberge de Peyrebeille », la seconde, celle d’« Ancienne auberge de Peyrebeille ».

Bâties en pierres du pays, trapues, n’offrant aux souffles d’Éole que de petites ouvertures, l’une d’elles est bien connue de vous, amis lecteurs, puisqu’il s’agit de l’auberge que nous appelons aujourd’hui « auberge de Peyrebeille », que nous visitons, que nous pensons être la seule, la vraie, en un mot l’authentique comme l’indique le fronton situé au-dessus de l’entrée de la remise. Elle était en son temps, tenue par Monsieur G…

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« L’authentique auberge de Peyrebeille »

L’autre, située à quelques dizaines de mètres de la première, était gérée par Monsieur I…

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Le coula, première auberge de Peyrebeille

Deux auberges, au même endroit, revendiquant la même origine, jouant sur le même passé crapuleux de ses anciens, très anciens tenanciers, la concurrence était rude ! Tellement rude que le 10 juillet 1924, Monsieur G…, propriétaire de l’auberge de Peyrebeille, fit assigner devant le tribunal d’Instance de Largentière, le sieur I…, propriétaire de l’auberge à l’enseigne « ancienne auberge de Peyrebeille ». Monsieur G… se plaignait en effet de la concurrence déloyale que le sieur I… lui faisait subir en ayant placé trois écriteaux mentionnant pour deux d’entre eux « auberge de Peyrebeille » et pour le troisième, placé devant son établissement, « Halte là ! Visitez l’auberge de Peyrebeille. »

Monsieur G… mentionnait dans son assignation que son père, avant lui, exploitait déjà cette auberge sous la même appellation, que c’était l’auberge « rendue légendaire par les crimes de ses anciens tenanciers. »

Il faut dire qu’à cette époque, les touristes commençaient à affluer sur ce plateau et venaient volontiers visiter les lieux fameux et frémir d’horreur comme au procès de Landru, peu de temps auparavant. Selon Monsieur G…, le sieur I… « a voulu créer une confusion et bénéficier de la clientèle de son établissement ».

Un procès a donc bien eu lieu. La première audience publique s’est déroulée le 12 décembre 1924. Je vous ferai grâce des péripéties, des enquêtes et contre-enquêtes qui se sont poursuivies tout au long de l’année 1925 pour ne vous donner que la sentence finale survenue le 19 décembre 1925 :

Attendu que…
Attendu que…
Par ces motifs, le tribunal après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant en audience publique, jugeant en matière commerciale :

1. Dit et juge que G… a seul le droit à la possession de l’enseigne « auberge de Peyrebeille ».

2. Condamne I… à enlever dans les six semaines qui suivront la signification du présent jugement, tous les panneaux qu’il a placés devant sa maison sise au quartier de Peyrebeille et qui portent ces mots : « auberge de Peyrebeille ».

3. Dit que si I… n’enlève pas ses panneaux dans le délai précité, il devra payer une astreinte de 20 francs par jour pendant quatre mois qui suivront et que passé ce délai, il sera fait droit.

4. Le condamne à payer à G… à titre de dommages et intérêts la somme de 650 francs.

5. Le condamne aux entiers dépens.

Voilà, la justice était passée, sûre d’elle, sûre de sa supériorité, convaincue d’avoir dit le droit.

Or, nous le savons aujourd’hui grâce aux archives et aux écrits d’érudits historiens locaux, l’auberge du sieur I… avait l’antériorité. En effet, durant la Révolution, connue sous l’appellation du « coula de Peyrebeille », elle était déjà auberge et c’est dans ces lieux que sont venus s’installer Pierre Martin et sa femme Marie Breysse pour seconder leur beau-père et père. Et c’est dans ces lieux que les premiers crimes ont été perpétrés. Bien sûr, l’auberge tenue par le sieur G… a eu son comptant d’assassinats mais les archives sont formelles, elle n’a été construite qu’en 1818 alors que les Martin sont venus au « coula de Peyrebeille » en 1808.

Cette guerre des deux auberges (et non pas des deux roses en référence à un épisode historique anglais) n’était peut-être pas très connue de vous amis lecteurs ; c’est un petit coin de voile qui se déchire sur le mystère de « notre » auberge, mystère qui, je l’espère, ne se livrera pas tout à fait car rien n’est plus insipide qu’une vérité avérée.

Sources : Archives départementales de l’Ardèche à Privas, document coté 3 U 1 – 1352 – Tribunal d’Instance de Largentière.

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13 Messages

  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 22 octobre 2021 13:24, par Michel

    On peut retrouver l’historique des 2 auberges de Peyrebeilles dans le 5° chapitre du livre de Paul d’Albigny "Le Coupe-Gorges - Histoire de l’Auberge de Peyrabeille" publié en 1886 : https://peyrabeille.eu.org/#chapitre-5

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 15 avril 2021 21:01, par Ciolfi laurent

    Le problème (s’il y en a un) est de faire l’impasse sur le contexte sociologique de l’époque. Un ouvrage est à ce titre très intéressant et fort instructif : "L’impossible mariage, Violence et parenté en Gevaudan au 17 eme, 18e et 19e siècle" de élisabeth Claverie et pierre Lamaison (chercheurs au CNRS). Et à ce titre on peut justement évoquer l’OMERTA et la VENDETTA (invraisemblablement occultées par les révisionnistes de l’affaire) qui régnaient alors largement dans une société rurale extrêmement rude. Vouloir expliquer les faits de cette époque au tamis de l’humanisme actuel n’a absolument aucun sens. C’est même totalement improductif.

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 18 avril 2017 16:00, par Alain Lamy

    Bonjour, bien sûr, tous ces faits sont très intéressants, une véritable énigme policière à la Conan Doyle. Au-delà, je relèverai ce qui touche aux moeurs et mentalités. Tous ces gens qui véhiculaient les rumeurs (jalousie, malveillance ?), et qui osaient s’amuser et rire pendant et après l’exécution... était-ce par simple amour de la justice ou plutôt vengeance envers ceux que le peuple enviait pour leur réussite ou leur argent, ou simplement goût du sang et sadisme ? Tout cela a-t-il disparu ?

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 23:28, par Orson

    Bonjour,

    J’ai visité "l’auberge rouge" il y a une vingtaine d’années et j’en ai normalement gardé un fascicule sûrement rangé dans un tiroir. Il me semble que c’était "l’authentique auberge de Peyrebeille", celle de Mr G, où se sont déroulés les crimes qui ont amené le procès et celle aussi où ont été exécutées les trois personnes condamnées à mort, celle aussi que décrit le fameux film.... Aurais-je été abusé ?
    Ou alors l’autre n’aurait-elle été que le lieu où a été assassiné ce Mr Enjolras ?
    .

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    • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 15 avril 2017 17:28, par Balthazar

      Pierre Martin et Marie Breysse, son épouse, sont arrivés au Coula, propriété des parents de Marie, en 1808. Ils y ont tenu l’auberge et se sont assez vite enrichis. D’après les rumeurs, ils y auraient commis leurs premiers crimes.

      En 1818, ils passent à la vitesse supérieure et font construire le bâtiment qu’on appelle aujourd’hui "L’authentique auberge de Peyrebeille". Ce bâtiment représente ce qui se faisait de mieux à l’époque en matière d’auberge. Et, toujours selon les rumeurs, ils ont continué à y commettre régulièrement des crimes.

      Puis, en 1831, le couple commence à se faire âgé et songe à la retraite. Ils confient la gérance de l’Auberge de Peyrebeille à Louis Galland, et retournent s’installer au Coula. Mais pour arrondir leurs fins de mois, ils continuent d’y exercer une activité d’aubergiste, mais à une échelle plus réduite. C’est ici qu’y sera commis le meurtre de Jean Antoine Enjolras en Octobre 1831.

      Enfin, en 1833, les époux Martin et leur domestique Jean Rochette seront guillotinés à Peyrebeille, à peu près à l’endroit où se situe la pierre marquée d’une croix(je dis "à peu près, parce que, quand je compare les photos du début du siècle à celles d’aujourd’hui, j’ai l’impression que la pierre a été légèrement déplacée pour construire le parking).

      Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter le site de Jean Claude Mathon, section "auberge de Peyrebeille" pour y trouver un descriptif assez complet de l’affaire.

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      • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 16 avril 2017 19:26, par Orson

        Merci pour ces précisions qui me clarifient bien les choses et qui, accessoirement, me motivent pour une prochaine visite plus complète ....

        Il y a aussi, au musée du Puy-en-Velay, un moulage en plâtre (à l’échelle 1) de la tête de chacun des trois suppliciés après leur exécution, où l’on voit que Pierre Martin avait une tête énorme alors qu’il était, somme toute, de petite taille....

        Bonne continuation.

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 20:43, par ANNEDOUCHE

    Je passe près de l’auberge depuis 50 ans et je comprend maintenant pourquoi jusqu’à il y a moins de 10 ans il y avait une grande pancarte sur l’auberge qui disait" ICI
    L AUTHENTIQUE AUBERGE ROUGE" L’auberge a été refaite et ce panneau a disparu. Le vent dont vous faites état, c’est la "burle", rien que le nom vous donne froid.
    Il y a longtemps que je n’ai pas fait la visite, mais il y avait un guide d’un certain age qui valait le détour. Je ne sais pas s’il ést toujours là.
    Pour avoir plus d’infos vous pouvez lire le livre de Thierry BOUDIGNON "L’auberge rouge le dossier" aus éditions du CNRS.
    Thierry BOUDIGNON travaille aux archives nationales, et son livre est une véritable enquête.
    Je me suis intéressé à ce fait divers car j’ai découvert que j’étais cousin, certes très éloigné, mais cousin quand même avec Jean Antoine ENJOLRAS, l’assassiné de l’auberge rouge.
    Et merci pour cette information.

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 17:34, par christiane chabanis

    une découverte pour une ardéchoise ! je vais refaire une visite aux prochaines vacances !
    merci a ceux qui creusent l’histoire de la région et qui rendent ainsi plus vivante notre généalogie

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 17:10, par Balthazar

    Dernier détail très important, le meurtre de Jean Antoine Enjolras, le seul pour lequel les époux Martin ont été condamnés, a eu lieu au Coulas, et non à Peyrebeille.

    En effet, en 1831, Pierre Martin avait confié la gérance de l’auberge à un dénommé Louis Galland, et s’était retiré au Coulas, leur maison familiale, dans laquelle il a continué à mener une carrière d’aubergiste, mais dans des dimensions plus réduites qu’à Peyrebeille.

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 10:49, par François Roche

    On connaissait le film "L’Auberge Rouge" immortalisé par ses acteurs mais on apprend ici qu’il y avait non pas UNE mais DEUX Auberges Rouges !
    Vraiment passionnant !

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  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 10:22, par Pierrick Chuto

    Merci pour cet article intéressant sur une affaire passionnante bien oubliée aujourd’hui.
    le grand Michel Peyramaure a écrit un roman historique captivant sur le sujet L’auberge rouge
    Pierrick Chuto
    http://www.chuto.fr/

    Répondre à ce message

  • La guerre des deux auberges de Peyrebeille 14 avril 2017 09:00, par Grondein Christian

    j’ai lu un livre écrit par une avocate, je ne me souviens pas du titre ni de l’auteur qui pensait à une erreur politico-judiciaire, du à la jalousie devant la réussite des accusés.

    Le livre est peut être celui de Christine Bouschet, l’affaire de l’auberge sanglante, mais je n’en suis pas sur.
    Voir aussi Thierry Boudignon L’Auberge rouge, Éditions du CNRS

    Répondre à ce message

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