Situées l’une en face de l’autre, le long de la grand route reliant Le Puy en Velay à Aubenas, elles arboraient fièrement : la première, l’enseigne « Auberge de Peyrebeille », la seconde, celle d’« Ancienne auberge de Peyrebeille ».
Bâties en pierres du pays, trapues, n’offrant aux souffles d’Éole que de petites ouvertures, l’une d’elles est bien connue de vous, amis lecteurs, puisqu’il s’agit de l’auberge que nous appelons aujourd’hui « auberge de Peyrebeille », que nous visitons, que nous pensons être la seule, la vraie, en un mot l’authentique comme l’indique le fronton situé au-dessus de l’entrée de la remise. Elle était en son temps, tenue par Monsieur G…
- « L’authentique auberge de Peyrebeille »
L’autre, située à quelques dizaines de mètres de la première, était gérée par Monsieur I…
- Le coula, première auberge de Peyrebeille
Deux auberges, au même endroit, revendiquant la même origine, jouant sur le même passé crapuleux de ses anciens, très anciens tenanciers, la concurrence était rude ! Tellement rude que le 10 juillet 1924, Monsieur G…, propriétaire de l’auberge de Peyrebeille, fit assigner devant le tribunal d’Instance de Largentière, le sieur I…, propriétaire de l’auberge à l’enseigne « ancienne auberge de Peyrebeille ». Monsieur G… se plaignait en effet de la concurrence déloyale que le sieur I… lui faisait subir en ayant placé trois écriteaux mentionnant pour deux d’entre eux « auberge de Peyrebeille » et pour le troisième, placé devant son établissement, « Halte là ! Visitez l’auberge de Peyrebeille. »
Monsieur G… mentionnait dans son assignation que son père, avant lui, exploitait déjà cette auberge sous la même appellation, que c’était l’auberge « rendue légendaire par les crimes de ses anciens tenanciers. »
Il faut dire qu’à cette époque, les touristes commençaient à affluer sur ce plateau et venaient volontiers visiter les lieux fameux et frémir d’horreur comme au procès de Landru, peu de temps auparavant. Selon Monsieur G…, le sieur I… « a voulu créer une confusion et bénéficier de la clientèle de son établissement ».
Un procès a donc bien eu lieu. La première audience publique s’est déroulée le 12 décembre 1924. Je vous ferai grâce des péripéties, des enquêtes et contre-enquêtes qui se sont poursuivies tout au long de l’année 1925 pour ne vous donner que la sentence finale survenue le 19 décembre 1925 :
Attendu que…
Attendu que…
Par ces motifs, le tribunal après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant en audience publique, jugeant en matière commerciale :
1. Dit et juge que G… a seul le droit à la possession de l’enseigne « auberge de Peyrebeille ».
2. Condamne I… à enlever dans les six semaines qui suivront la signification du présent jugement, tous les panneaux qu’il a placés devant sa maison sise au quartier de Peyrebeille et qui portent ces mots : « auberge de Peyrebeille ».
3. Dit que si I… n’enlève pas ses panneaux dans le délai précité, il devra payer une astreinte de 20 francs par jour pendant quatre mois qui suivront et que passé ce délai, il sera fait droit.
4. Le condamne à payer à G… à titre de dommages et intérêts la somme de 650 francs.
5. Le condamne aux entiers dépens.
Voilà, la justice était passée, sûre d’elle, sûre de sa supériorité, convaincue d’avoir dit le droit.
Or, nous le savons aujourd’hui grâce aux archives et aux écrits d’érudits historiens locaux, l’auberge du sieur I… avait l’antériorité. En effet, durant la Révolution, connue sous l’appellation du « coula de Peyrebeille », elle était déjà auberge et c’est dans ces lieux que sont venus s’installer Pierre Martin et sa femme Marie Breysse pour seconder leur beau-père et père. Et c’est dans ces lieux que les premiers crimes ont été perpétrés. Bien sûr, l’auberge tenue par le sieur G… a eu son comptant d’assassinats mais les archives sont formelles, elle n’a été construite qu’en 1818 alors que les Martin sont venus au « coula de Peyrebeille » en 1808.
Cette guerre des deux auberges (et non pas des deux roses en référence à un épisode historique anglais) n’était peut-être pas très connue de vous amis lecteurs ; c’est un petit coin de voile qui se déchire sur le mystère de « notre » auberge, mystère qui, je l’espère, ne se livrera pas tout à fait car rien n’est plus insipide qu’une vérité avérée.
Sources : Archives départementales de l’Ardèche à Privas, document coté 3 U 1 – 1352 – Tribunal d’Instance de Largentière.