Avant l’Enfer
Depuis la plus haute Antiquité les pouvoirs civils et/ou religieux ont voulu connaitre, sélectionner, conserver et diffuser ou empêcher de circuler les messages oraux, écrits ou iconographiques destinés au peuple. Ce contrôle politique et/ou moral fut ainsi exercé de tout temps, à différents niveaux et par une grande variété de moyens.
En Haute Égypte on cite par exemple les réserves de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, créée en -288 et disparue entre -48 et 642, et son annexe le Serapeon. Alors que plus de 700.000 volumes et rouleaux de la bibliothèque principale étaient réservés à certaines catégories de lecteurs, seuls les 50.000 documents du Serapeon étaient consultables par tout le peuple.
Plus près de nous et en France, c’est le pouvoir politique qui s’émeut de la multiplication des livres qui suit l’invention de l’imprimerie et prend l’initiative : en 1537 François 1er institue le dépôt légal obligatoire qui prévoit que tout livre non déposé à la Librairie Royale, était publié ipso facto en violation de la loi. Le but était de préserver les livres pour la postérité, mais aussi d’assurer la surveillance de la nature et du contenu des publications.
On rappelle que la Librairie du Roi, primitivement installée au Louvre en 1368 par Charles V puis déménagée à Amboise, est devenue Librairie Royale après ses transferts à Blois puis à Fontainebleau sous François Ier. Elle devient Bibliothèque du Roi sous Colbert qui l’installe à Paris en 1666 rue Vivienne où, après de très nombreux agrandissements, se trouve toujours son site historique. Devenue Bibliothèque Nationale sous la Révolution, elle récupère alors toutes les confiscations des collections des abbayes, collèges et universités supprimés, ainsi que toutes les saisies des notables émigrés ou guillotinés. Baptisée enfin Bibliothèque Nationale de France (BNF) en 1996 avec ses deux sites principaux : Richelieu rue Vivienne et Tolbiac quai François Mauriac, qui conserveraient plus de 40 millions de références et 14 millions d’imprimés.
Toujours en usage, le dépôt légal est réglementé par le code du patrimoine et a été étendu à tous types de supports, du manuscrit au logiciel en passant par les œuvres natives en numérique, avec pour principal attributaire des dépôts, la BNF.
Dans l’histoire des interdits qui frappent la lecture, l’Église catholique n’est évidemment pas en reste : son « Index Librorum Prohibitorum », publié en 1559, recensait les livres pernicieux et immoraux dont la lecture était proscrite aux catholiques romains ; cet Index, qui comprenait déjà plus de 4000 titres dans sa 20e édition de 1948, fut régulièrement complété puis théoriquement aboli en 1966.
Loin de nous l’idée d’assimiler le dépôt légal à l’index romain ; pour autant on retrouvera bien sûr beaucoup de livres du dépôt légal et mis à l’index romain, dans l’Enfer de la BNF, dernier avatar du souci de protection de certains publics contre des lectures susceptibles d’offenser leur pudeur et contraires à la morale publique du moment.
Un Enfer pavé de bonnes intentions
L’Enfer de la BNF serait né sans paternité officielle reconnue
S’il avait donc toujours existé une littérature cachée et non enseignée, conservée sous clef dans un local ou un mobilier à part, ou sur des étagères inaccessibles des bibliothèques, on la désignait sous des expressions sibyllines comme « Cabinet », « Cab », « Privé », « Réservé » ou plus explicitement sous la cote générique « Romans licencieux », la cote Enfer n’apparut, elle, que furtivement au milieu du XIXe siècle.
Selon Marie-Françoise Quignard, conservateur en chef à la Réserve des livres rares de la BNF, c’est à partir de 1844 « qu’apparut dans la marge de la section des ouvrages licencieux rassemblés sous la lettre Y2, la mention spéciale « Enfer ». L’Enfer venait de naître, sans aucune décision politique, mais sous l’entière responsabilité de la Bibliothèque.
Suivant des classements très complexes et de nombreux changements du catalogue, on mentionnera, pour illustrer le contenu de ce genre de réserve, le titre du premier livre coté « Enfer 1 », à savoir Les Ruses, supercheries, artifices et machinations des filles publiques pour tromper leurs amants. Pour évoquer enfin l’imagination débridée des auteurs on citera aussi quelques exemples de titres évocateurs comme L’éloge des tétons, L’odyssée d’un pantalon ou Serrefesse, sous-titré Tragédie-parodie de Louis Pine-à-l’envers, le reste à l’avenant.
En 1870 l’Enfer sort de la clandestinité en entrant officiellement, avec sa définition, dans le Grand dictionnaire universel du XIXe de Pierre Larousse : « Endroit fermé d’une bibliothèque où l’on tient les livres dont on pense que la lecture est dangereuse ». L’Enfer de la Bibliothèque Nationale est même cité à titre d’exemple ; quoi de plus pertinent alors que de signaler les dangers de l’Enfer sans en évoquer le contenu !
L’Enfer comptait en 1876 environ 620 titres. Il compterait aujourd’hui plus de 1500 œuvres provenant du fond le plus ancien de la bibliothèque ou du dépôt légal, de dons, de saisies et d’acquisitions. Pour l’anecdote la BNF assure que ses acquisitions les plus importantes à la fin du XIXe ont été faites chez Alphonse Labitte, libraire attitré de la BN, au nom évocateur d’un suppôt de Satan évidemment voué à l’Enfer.
La communication des livres de cette réserve était alors exceptionnelle et assortie de formalités dissuasives : demande écrite et fortement motivée à l’administrateur général qui la soumettait à un comité consultatif de conservateurs ; il a toujours été plus facile d’entrer dans l’Enfer, que d’en sortir.
L’Enfer sur catalogue
Jusqu’au début du XXe siècle les livres de l’Enfer de la BN n’étaient signalés dans aucun catalogue et n’étaient donc consultables que par quelques rares initiés. On doit à Guillaume Apollinaire, fin connaisseur et collectionneur d’ouvrages érotiques, un premier catalogue publié en 1913 au Mercure de France. Rédigé avec Fernand Fleuriet et Louis Perceau, sans l’assentiment de la BN mais grâce à la complicité de certains bibliothécaires, l’ouvrage de 415 pages est intitulé : « L’Enfer de la Bibliothèque nationale : icono-bio-bibliographie descriptive, critique et raisonnée, complète à ce jour de tous les ouvrages composant cette célèbre collection avec un index alphabétique des titres et noms d’auteurs.
Compte tenu du sujet considéré comme sulfureux à l’époque, les journaux lui font peu de publicité. Pourtant une seconde édition parait en 1919, suivie de trois autres, en fac-similé non mis à jour, en 1970, 2002 et 2009.
Deux autres catalogues seront publiés, eux avec l’accord de la BNF, par Pascal Pia en 1978 (839 pages) puis en 1998 (887 pages).
Au cours du XXe siècle la pornographie devenant peu à peu un produit de grande consommation, l’Enfer n’avait plus vocation à conserver ou à proscrire des « livres de cul » publiés en grande série et vendus librement comme des romans de gare.
Au vu de ces catalogues, des inventaires de l’existant et de l’évolution des mœurs on a pu dire que l’Enfer était devenu une cote mal taillée. En effet, outre les livres de la pornographie vulgaire cotés « Enfer » et dont la qualité ne méritait pas cette cote, la BNF conservait en revanche des partitions au département de la musique, dignes si l’on peut dire, de la dite mention. Enfin un autre département pouvait revendiquer aussi son Enfer : celui des « Estampes et de la photographie » où l’on trouve bien sûr beaucoup de documents érotiques ou pornographiques, ainsi qu’une exceptionnelle collection de fameuses estampes japonaises.
Les usagers de la ligne 10 du métro parisien se souviennent peut-être que durant l’exposition de 2007 « Éros au secret », la station désaffectée Croix-Rouge avait prêté ses espaces d’affichage pour y exposer un choix d’estampes érotiques ; le chauffeur du métro malicieux ou sur ordre, ralentissait d’ailleurs pour laisser les passagers, même en dessous de 16 ans, admirer furtivement ces œuvres de l’Enfer.
Aujourd’hui à défaut de consulter les anciens catalogues, nos lecteurs pourront se faire une idée précise de la richesse et de la variété des œuvres de l’Enfer contemporain en consultant le livre de l’exposition de la BNF de 2007. Outre sa riche iconographie (150 images) cet ouvrage offre d’intéressants commentaires et notices de conservateurs et experts sur les documents présentés.
L’Enfer a fait long feu
Si la date de naissance de l’Enfer de la BNF est incertaine, sa date de fermeture officielle est précise : le 17 septembre 1969 une note interne décidait « La cote Enfer sera close ». Cette cote concernait alors environ 1500 livres. La stricte procédure d’autorisation préalable pour leur consultation ne fut cependant supprimée que le 1er juillet 1977. Curieusement l’Enfer refait pourtant son apparition en 1983 dans la Réserve des livres rares qui conserve environ 200.000 imprimés sélectionnés pour la rareté des éditions ou la singularité des exemplaires. C’est parmi eux qu’on trouve les livres interdits et les impressions clandestines notamment de l’Enfer. Ces ouvrages ne peuvent être consultés que « sur demande motivée » dans une salle particulière, ouverte aux seuls lecteurs de la Bibliothèque de recherche ; la communication des livres est enfin soumise à « autorisation du président de la salle ». De cote mal famée, l’Enfer est devenu un paradis pour les bibliophiles obstinés.
L’Enfer : un lieu de longue conservation
Rendons finalement justice aux censeurs, bibliothécaires et moralistes de tout poil et de tous les temps, qui en retirant de la circulation tous les ouvrages conservés dans un Enfer sous prétexte de protéger le public de passions coupables, ont évité leur disparition. Ils les ont ainsi préservés des usures du temps ou provenant des manipulations peu soigneuses du commun des mortels. Les ouvrages ou les exemplaires de même genre qui ont beaucoup circulé « sous le manteau » n’ont pas profité d’une telle protection et ont souvent disparu ; quant aux livres plus sages laissés à la libre disposition du public, parfois crayonnés, annotés, déchirés, égarés ou dérobés, ils n’ont pas bénéficié d’autant de soins de conservation que leurs voisins plus dissipés. Aussi bien, comme le constate l’avocat bibliophile Emmanuel Pierrat : « Les procureurs ont toujours pris soin de rassembler et de conserver les objets de leurs fureurs dans le secret de leurs austères cabinets. Cachez ce sein que je ne saurais voir ! »
Ainsi quelle que soit leur prétendue dangerosité, les livres de l’Enfer ne furent jamais jetés au feu infernal mais, bien au contraire, soigneusement conservés. L’Enfer de la BNF ne fut jamais qu’un purgatoire, voire un paradis pour quelques élus amateurs éclairés.
L’Enfer chez les autres
En France
En dehors de l’Enfer désormais bien connu de la Bibliothèque Nationale de France et des Enfers inconnus de bibliothèques privées, il semble que plusieurs bibliothèques publiques de notre pays aient eu recours jusqu’à un passé récent à ces pratiques d’accès restreint et de mise hors de portée de certains ouvrages de leur fond, pour en réserver la lecture à une demande expresse et motivée de lecteurs avertis. On citera en priorité la Bibliothèque de l’Arsenal, autre site de la BNF dans Paris dont la « Réserve spéciale » (cote RS) peut être considérée comme un Enfer : ce fonds, aujourd’hui clos, car il n’est plus modifié, contient notamment beaucoup d’ouvrages licencieux du XVIIIe comme le révèle son inventaire disponible sur place.
Plus discret, on trouve sur le web le petit Enfer bien convenable de la bibliothèque municipale de Lisieux qui recense une soixantaine d’ouvrages cotés au point de vue morale par un certain Père George Sagehomme au nom tout indiqué. Ses rigoureuses appréciations morales vont de « Pour adultes à partir de 18 ans » à « Œuvres nocives à rejeter » (Cependant conservées !) en passant par « Appellent de sérieuses réserves ». Bien d’autres bibliothèques municipales conservent ainsi sous clef dans des réserves inaccessible au public, leurs petits Enfers particuliers. Je laisse le soin aux lecteurs de compléter ce tout début de recensement des Enfers de province.
Hors de France
En Angleterre la célèbre British Library (BL) possédait bien entendu aussi son « Enfer », mais le protestantisme, plutôt réservé sur les notions d’enfer et de paradis, a dû l’empêcher de reprendre ce mot pour désigner ses collections particulières ; ainsi la B.L. est restée sur son quant à soi en utilisant l’expression « Private Case » pour désigner sa collection de « pornographic books » et son « erotica collection ». Ces livres sont aujourd’hui classés, tout démocratiquement, par ordre alphabétique des noms d’auteur avec les autres livres de son catalogue et consultables désormais sans restriction. Ce n’était pas le cas jusqu’au milieu du XXe siècle où les demandes de consultation de ces livres étaient soumises, comme en France, à de laborieuses formalités et à des contraintes paradoxales : par exemple le demandeur devait désigner très précisément le livre (titre, noms d’auteur et d’éditeur exacts, date d’édition, nombre de pages, format, etc.) qu’il voulait consulter alors qu’il n’existait aucun catalogue prouvant son existence.
En Italie une partie de la Bibliothèque Apostolique Vaticane (BAV) est consacrée aux archives secrètes du Vatican qui entretiennent bien sûr tous les mystères. Au fil des siècles le secret a alimenté l’idée d’un Enfer de cette bibliothèque ultra sécurisée où se trouveraient tous les livres et œuvres interdits mis à l’Index depuis 1559. « Le Nom de la Rose » d’Umberto Eco et « Anges et démons » de Dan Brown ont accrédité cette supposition. De même l’écrivain américain H.P. Lovecraft avait développé dans ses livres le mythe d’un « grimoire sacré des dieux obscènes » dénommé « Le Necronomicon » et jalousement conservé, d’après lui, au Vatican. Les bibliophiles et amateurs de « curiosa » avancent que la BAV conserverait la plus impressionnante et la plus ancienne collection de « porn books »… Comme personne ne peut y pénétrer sauf le Pape ou toute personne spécialement autorisée par lui, nous ne pouvons pas en dire d’avantage et resterons aux portes de l’Enfer du Vatican.
Pour en finir avec ce petit ce tour d’horizon international, on signalera pour la CEI à Moscou la Bibliothèque de l’État de Russie (ex Leninka) qui possède des collections érotiques dans sa réserve spéciale « Spetskhram » et à Saint-Pétersbourg la section dite « Réservée » de la Bibliothèque nationale de Russie. En Espagne la Biblioteca de Asturias à Oviedo possède son fond « Infierno », quant à la Library of Congress à Washington et à la Bibliothèque nationale australienne à Camberra, elles ont aussi leurs « Private case », signalés sur le web comme renfermant toujours leurs propres collections de livres à ne pas mettre entre toutes les mains. Gageons qu’il existe encore bien d’autres Enfers officiels ou clandestins.
L’ Enfer à portée de la main … et de clic.
Après le voyeurisme de groupe proposé par son exposition Éros au secret, la BNF offre aujourd’hui sur la page facebook de sa bibliothèque numérique Gallica l’Enfer en téléchargement : « Aujourd’hui, Gallica s’encanaille et vous emmène en Enfer ; découvrez ces œuvres connues ou moins connues, illustrées de gravures…explicites ! Oserez-vous par exemple ouvrir les éditions originales illustrées de « La philosophie dans le boudoir », de « La nouvelle Justine » ou des « 120 journées de Sodome » du divin marquis ? » Sic.
Outre la consultation sur place – on a vu dans quelles conditions particulières - des ouvrages de son ancien Enfer, la Bibliothèque Nationale offre ainsi désormais la possibilité d’en télécharger chez soi : les ouvrages qui s’échangeaient jadis « sous le manteau » s’échangent désormais ouvertement sur le web. Les « curiosa » ont même aussi leurs pages illustrées sur Facebook pour le bonheur… des bibliophiles.
Le marketing du sexe, sa banalisation sur toutes les tailles d’écrans avec la multiplication des sites et des images pornographiques, soumettent les vieux Enfers, qui ne présentent que du texte et des estampes figées en noir et blanc d’une autre époque, à une rude concurrence. Alors, les Enfers trop accessibles des bibliothèques n’intéressent plus grand monde aujourd’hui. Comme le souligne le bibliographe Gershon Legman : « J’ai vu des hommes sur une plage de la Côte d’Azur s’efforçant d’apercevoir les petites culottes des femmes en jupes qui passaient en vélos sur la promenade, alors qu’ils avaient sous les yeux, juste devant eux, de très jolies femmes intégralement nues ! ».
Un Enfer autorisé, en visite guidée et en lecture téléchargeable aurait-il désormais définitivement perdu les attraits de l’interdit ? L’exposition de la BNF en 2007 fut sans doute une tentative pour relancer l’intérêt du public pour son Enfer historique, présenté comme un patrimoine culturel de la France. « O tempora, O mores » : l’Enfer au musée ne fait plus recette.
L’Enfer débaptisé de la BNF demeure pourtant, parait-il, un paradis pour les bibliophiles avertis et les amateurs de curiosa. Ils peuvent caresser là les vieilles reliures en cuir des éditions originales et lire tranquillement des livres rares et précieux, soigneusement conservés et peu manipulés, qui ont traversé mille aventures et suscité tant de convoitises et de fantasmes, avant de parvenir à eux. Sans doute peuvent-ils rêver là d’acquérir un jour les très recherchés et très chers exemplaires subsistants dans les ventes de « rare books » pour se constituer ou compléter leurs Enfers personnels.
L’Enfer : une affaire de genre ?
L’histoire de la lecture, des manuscrits aux livres imprimés, s’écrit parallèlement aux restrictions ou interdits qui la frappent. De tout temps les pouvoirs publics ou/et religieux ont tenté d’exercer un contrôle sur les lecteurs en interdisant ou réservant à certains, les lectures qu’ils considéraient comme dangereuses. Tandis que la censure s’exerçait sur les auteurs, les imprimeurs, les éditeurs et les vendeurs, le lecteur en subissait les conséquences notamment dans les bibliothèques, le plus souvent sans le savoir. Ainsi, dès l’Antiquité, les régimes démocratiques ont prôné la liberté d’expression, tout en voulant réprimer les mauvaises mœurs que pourraient susciter des lectures prétendument dangereuses.
Depuis la fin du XIXe siècle la question de l’accès du public aux bibliothèques s’est posée avec une acuité particulière en raison de l’explosion de la culture de masse. Les administrations des bibliothèques ont alors commencé, spontanément, à exercer leurs systèmes de contrôle social en fonction de leurs propres sentiments sur la plus ou moins grande libération souhaitable ou subie des mœurs et sur le degré d’obscénité des livres qu’elles conservaient. S’agissant particulièrement des ouvrages considérés alors comme licencieux, s’instituait ainsi une certaine police de la moralité visant à déterminer qui pourrait avoir accès à ce type de collections et dans quelles conditions, savamment et strictement ritualisées, mais selon des critères restrictifs et les jugements opaques, évidemment subjectifs de censeurs anonymes.
Selon eux, d’une façon très générale mais pour des raisons différentes, les femmes et la classe ouvrière, tels les enfants, devaient en principe et en priorité être protégés de la corruption de la morale publique. Ainsi, de fait, la consultation des ouvrages de l’Enfer ne pouvait être éventuellement autorisée qu’à des mâles, de la bourgeoisie et assimilés, faisant la preuve de leur instruction et de la légitimité de leur demande ; encore fallait-il en effet, dans ces catégories privilégiées, débusquer le douteux voyeur dilettante à la curiosité suspecte !
En tout état de cause il ne s’agissait toujours que d’une affaire d’hommes affichant, pour les autres, leur grand souci de la morale publique. Les hommes de la classe ouvrière ne devaient pas pouvoir imaginer de telles fantaisies érotiques chez les dignes bourgeois, et encore moins les pratiquer. Quant aux femmes en général, et aux leurs en particulier, elles ne devaient pas non plus soupçonner de telles pratiques, réservées aux femmes « de mauvaise vie » que leurs maris fréquentaient parfois. Ainsi, instrumentalisées dans les ouvrages et sur les estampes pornographiques, les femmes, eussent-elles voulu accéder à l’Enfer, ne devaient même pas soupçonner son existence : circulez, il n’y a rien à voir ! Seul le Paradis du mariage bourgeois leur était réservé.
Même avec les meilleures intentions on comprend que les hommes, administrateurs des bibliothèques, détenteurs des clefs de l’Enfer, aient par pusillanimité toujours pratiqué l’exclusion de celles et ceux qui devaient respecter la morale bourgeoise. Il fallut attendre l’évolution des mœurs et une forte demande de transparence de la part d’un public plus averti et mieux éduqué pour libérer l’accès à l’Enfer. En même temps la nomination de femmes à des postes de responsabilité d’administration des collections - il suffit pour s’en convaincre de parcourir la liste des responsables de l’exposition « Éros au secret » et des auteurs de commentaires sur le sujet - modifiait les points de vue sur l’Enfer et son ouverture au public.
Las ! L’Enfer s’est ouvert alors même que le public avait moins envie d’y pénétrer, tant les attraits qu’il pouvait présenter, étaient amplement satisfaits par ailleurs. La protection du public de prétendues mauvaises lectures n’étaient plus l’affaire des bibliothécaires : l’Enfer ne faisait plus peur à personne.
Sources pour aller plus loin en Enfer :
- Jean-Christophe Abramovici, Le livre interdit, Payot, 1996
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Galllimard, 1976
- Peter Fryer, Private case-public scandal, Secker, 1966
- Gershon Legman, Libraries, Erotica and Pornography, Phoenix, 1991
- Alison Moore, Arcane Erotica and National Patrimony, e-Press, 2012
- Pascal Pia, Les livres de l’Enfer, Fayard, 1998
- Emmanuel Pierrat, Le bonheur de vivre en Enfer, Maren Sell, 2004
- Annie Stora-Lamarre, Plaisirs interdits : l’Enfer de la BNF, Complexe,1999
- Jeanne Veyrin-Forrer, La lettre et le texte, Presse ENS, 1987
- Divers BNF : Érotisme et pornographie, revue BNF N°7, 2001- L’Enfer vu d’ici, revue BNF N°14, 1984 - Dossier de presse, Chroniques de la BNF n° 41 et Catalogue de l’exposition BNF « Éros au secret », 2007.