Et le vrai Alexandre, pendant ce temps-là ?
Une personne aurait pu s’insurger contre ce qui n’est finalement ni plus ni moins qu’une usurpation d’identité : le véritable Alexandre SORNAIS !
Avant de nous demander pourquoi il ne l’a pas fait, regardons d’abord son parcours.
L’existence d’Alexandre a été beaucoup plus stable que celle de son frère jumeau ; s’il me reste quelques lacunes quant à sa jeunesse (recensement de 1861, comme pour Denis, mais aussi celui de 1872), je sais qu’il a vécu ensuite à Neuillé-le-Lierre à compter de la fin de l’année 1872 et jusqu’à son décès quarante ans plus tard [1]. Il a été présent à chaque naissance et mariage de ses trois enfants dans cette même commune.
Ce qui est frappant, c’est que dans les actes concernant Alexandre et sa famille, il n’existe aucune trace de Denis ou de ses enfants ; de même, le relevé détaillé des témoins sur les différents actes relatifs à Denis et à sa famille ne montre aucune trace de présence d’Alexandre ou des siens.
Bien que ce constat ne suffise pas à établir une certitude, il semblerait que les deux frères n’aient vraisemblablement plus été en contact, et que leurs vies se soient déroulées de manière indépendante. La chose semble assez étonnante pour des jumeaux ; d’ailleurs si l’on compare avec leurs frères aînés, les jumeaux Jean et Pierre, ces derniers ont été plusieurs fois témoins ou déclarants dans la famille de l’autre, ou même témoins ensemble. Bien que n’habitant pas la même commune, ils se fréquentaient régulièrement, de toute évidence. Ce n’était pas le cas de Denis et Alexandre ...
Même s’ils n’étaient plus en relation directe l’un avec l’autre, Alexandre et Denis étaient-ils en contact avec leurs frères et sœurs et les familles de ceux-ci ?
Liens au sein de la fratrie SORNAIS
Après avoir reparcouru tous les actes d’état-civil relatifs aux familles d’Alexandre et Denis ainsi qu’à celles de leurs sœurs, demi-frères et demi-sœur, j’ai pu établir le tableau suivant :
Présence avérée de membres de la famille lors des événements de la fratrie. Exemple de lecture : en 1875, Jean a été témoin à un événement dans la famille de Jeanne ; en 1897, c’est son fils qui a été témoin à un événement dans cette famille. |
Cette approche permet de constater la présence d’Alexandre ou de ses fils auprès de Jean et de Joséphine :
- Alexandre déclare le décès de son demi-frère Jean en 1880, et est témoin aux mariages des deux fils de ce dernier ; son fils Léonard (dit aussi Léon) est témoin aux mariages de deux petites-filles de Jean Louis ; et son autre fils Louis déclare le décès d’un des deux fils de Jean, à Tours en 1932.
- Alexandre est également témoin aux mariages des deux enfants de sa sœur Joséphine, respectivement en 1890 et 1892 à St Ouen-les-Vignes et Château-Renault ; son fils Léonard (ou Léon) est présent au remariage du second en 1899.
Ainsi, même si à l’inverse aucun membre de la fratrie n’a été témoin du côté d’Alexandre, on peut néanmoins établir que les familles d’Alexandre et de Jean étaient proches, et le sont restées même après leurs décès respectifs – pour rappel, elles habitaient le même village (Neuillé-le-Lierre). De plus, Alexandre était également en lien avec Joséphine et ses enfants, en tout cas dans les années 1890.
Quant à Denis, ni lui ni d’autres membres de sa famille n’apparaissent sur les actes relatifs aux autres membres de la fratrie. On relève néanmoins la présence du fils et du gendre de Joséphine au mariage de Denis fils aîné de Denis, à Château-Renault en 1890. Il est par ailleurs probable que Denis et Joséphine se soient fréquentés aussi dans les années 1870, ayant tous deux habité St Ouen-les-Vignes à la même époque [2].
Denis était donc en relation avec Joséphine ; en revanche, nous n’avons aucune trace de liens éventuels avec les autres membres de sa fratrie.
Ainsi, aussi bien Denis qu’Alexandre ont eu des contacts avec leur sœur Joséphine et sa famille au-delà de l’enfance. Cela n’implique pas pour autant qu’ils se soient vus ... Mais sans doute ont-ils au moins eu des nouvelles l’un de l’autre.
Pour autant, Alexandre n’était pas nécessairement au courant du fait que Denis utilisait son identité ...
Dernier rebondissement
En essayant de trouver des éléments complémentaires sur la fratrie SORNAIS, j’ai fait une trouvaille à laquelle je ne m’attendais pas : le moteur de recherche de Geneanet m’a en effet orientée vers les registres d’écrous des prisons de Tours et de Chinon.
Le nom SORNAIS, avec plusieurs de ses variantes (SORNET, SORNAY, SOURNAY), est en effet très présent dans ces registres entre 1865 et 1912. Et il s’avère que cela concerne pas moins de 10 membres de cette famille ... A savoir :
• Pour la génération de Denis : lui-même, sa sœur Martine, sa sœur Joséphine, et Jean CHÂTEAU époux de cette dernière
• Pour la génération suivante : 3 enfants de Denis (à savoir Denis, Alexandre et Maria), Aimée CORBEAU épouse de Denis le jeune, et Joseph fils naturel de Martine (élevé à l’hospice de Tours)
• Pour la génération suivante : René Alexandre dit Emilien, petit-fils de Denis.
Certains d’entre eux ont été condamnés plusieurs fois, notamment Joseph. Je ne m’attarderai pas ici sur les motifs d’inculpation de chacun, qui s’étendent du bénin au sordide – contentons-nous d’en dresser une liste rapide : dettes, outrage à agent, mendicité en feignant une maladie, vol, escroquerie, coups et blessures volontaires, tentative de meurtre, homicide par imprudence et délaissement d’enfant, infanticide ...
C’est un volet bien triste de l’histoire familiale qui se dévoilait ainsi sous mes yeux, amenant un éclairage nouveau sur la misère profonde dans laquelle devait se trouver toute une partie de cette famille. Ce dénuement était déjà présent chez les parents de Denis et Alexandre, comme nous l’avons vu au recensement de 1856 ; et c’est peu après la disparition des parents que l’on trouve les premières inculpations (sauf pour Jean CHÂTEAU, époux de Joséphine, qui avait déjà été écroué bien des années avant son mariage).
Ainsi, trois des quatre enfants de Jean SORNAIS et Madeleine NARDEUX ont fait de la prison. La seule exception est Alexandre, dont l’existence semble avoir été beaucoup plus stable comme nous l’avons vu. Quant aux enfants du premier lit de Jean, aucun d’entre eux ne paraît avoir eu de démêlés avec la justice.
Qu’en est-il plus précisément de Denis ? Ses absences pouvaient-elles s’expliquer par un ou plusieurs séjours en prison ? C’est évidemment l’hypothèse qui m’est venue en tête. Cependant, il semble que ce ne soit pas le cas. En effet, je n’ai relevé qu’une seule inculpation le concernant : en novembre 1865, il a été condamné à six semaines de prison pour vol, alors qu’il était domestique à Limeray, avant son mariage.
Cette condamnation aurait-elle mis fin aux relations entre les deux frères ? Alexandre en a-t-il voulu à son jumeau d’être parti sur la mauvaise pente ? C’est une possibilité, mais nous ne pourrons évidemment jamais le savoir.
Quant aux absences de Denis, il paraît difficile de les expliquer. Peut-être était-il d’une nature indépendante, peut-être avait-il envie de voir du pays ... ou peut-être a-t-il été arrêté et incarcéré ailleurs qu’en Indre-et-Loire, qui sait ? J’aurais aimé pouvoir vérifier ce qu’il en était dans le Loir-et-Cher, où il a également vécu, mais les registres d’écrous ne sont pas en ligne, et les ressources accessibles à distance sont globalement beaucoup plus limitées sur ce département.
Quoi qu’il en soit, la fin de la vie de Denis semble avoir été bien triste ; veuf en 1912, continuant ensuite à changer souvent de résidence, il perd ses deux fils, Denis et Alexandre, qui décèdent respectivement en 1915 et 1918 à Château-Renault. Lui-même trépasse l’année suivante, le 25/09/1919 à Château-Renault, sous l’identité de son frère Alexandre qui l’aura suivi depuis son mariage. Agé de 74 ans, il ne semble pas avoir été entouré des siens : son décès est en effet survenu à l’hospice, et les déclarants sont deux employés de mairie. Il avait pourtant toujours trois filles en vie (mais n’avait pas assisté au 3e mariage de Joséphine en 1917). Tous ses frères et sœurs étaient déjà décédés, y compris le véritable Alexandre qui avait rendu son dernier souffle sept ans plus tôt auprès de ses fils (déclarants) à Neuillé, le 11/12/1912, à l’âge de 68 ans.
A quoi ressemblaient Denis et Alexandre ?
Evidemment, pour compléter mon enquête au sujet des jumeaux Alexandre et Denis SORNAIS, il m’aurait été bien utile de pouvoir consulter leur fiche matricule, avec le détail de leurs lieux d’habitation à partir de l’âge de vingt ans, leurs états de service (s’ils en avaient fait) ... Malheureusement, cette ressource n’existe pas avant 1867, et les jumeaux étaient de la classe 1864.
Ces fiches auraient également pu nous apporter des éléments quant à leur physique ; il aurait été intéressant de savoir s’ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, ce qui aurait pu favoriser la confusion entre eux ... En effet, nous ne savons pas s’il s’agissait de vrais ou de faux jumeaux !
- Description physique de Denis à 21 ans.
Néanmoins, nous avons une description physique de Denis, grâce à sa fiche dans le registre des écrous de Tours en 1865 ; ce document nous apprend qu’à l’âge de 21 ans, il mesurait 1,64 m, avait les cheveux et les sourcils châtain, les yeux bleus, le teint coloré, le visage ovale avec un front « ordinaire », le nez et la bouche « moyens », un menton à fossette.
Pour Alexandre, nous n’en avons pas la moindre idée ...
En conclusion
Alexandre SORNAIS n’a en aucun cas mené une double vie ; il y a eu bel et bien deux individus qui se sont mariés et sont décédés sous son identité, le second n’étant autre que son frère jumeau.
En réalité, je me suis plus intéressée à Denis qu’à Alexandre, sa vie ayant eu bien plus d’aspérités que celle de son jumeau noviliacien [3]. Je n’ai pas retrouvé toutes ses traces, loin s’en faut ; j’ignore notamment où il pouvait être lors de ses deux disparitions, dont l’une très longue [4].
Quant à savoir pourquoi il a adopté pour l’état-civil l’identité de son frère jumeau, je n’ai pas de certitude. Comme il continuait à donner son vrai prénom lors des recensements, j’ai tendance à pencher pour une erreur initiale de l’employé de mairie lors du mariage, erreur que Denis n’aurait rien fait pour détromper par la suite. Mais peut-être ma lecture est-elle trop ‘moderne’, peut-être suis-je passée à côté d’une interprétation complètement différente ? ...
Au-delà de cette histoire de prénom usurpé ou erroné, j’ai découvert un cas de gémellité assez peu conforme aux clichés habituels, mais aussi tout un pan d’histoire familiale assez sombre.
Par ailleurs, en suivant les traces de leurs descendants, j’ai fait d’autres trouvailles complémentaires, telles que :
- La célébrité nationale d’un des petits-fils de Denis, René SORNAIS (1901-1973), qui fut champion de France de marathon en 1925, et qui en son temps a été l’objet d’un certain nombre d’articles de journaux [5] ;
- A une échelle plus modeste, la présence respective d’une petite-fille de Denis et d’une petite-fille d’Alexandre auprès de mon grand-père Armel GAUTHIER (1916-2003), qui ne leur était pas apparenté mais allait épouser plus tard une de leurs cousines éloignées :
o Suzanne SORNAIS (1908-1985), petite-fille de Denis et sœur du futur champion, a été domestique de ferme dans la famille d’Armel à Auzouer en 1921 [6] ;
o Lucette SORNAIS (1915-2004), petite-fille d’Alexandre, pose au côté d’Armel sur une photo de mariage au tout début des années 1930 ; ils habitaient tous deux à Neuillé le Lierre. Ma grand-mère, dont la mère était née SORNET, ignorait de quelle façon Lucette lui était apparentée [7].
Alexandre et Denis SORNAIS ont probablement tous deux à ce jour une descendance bien vivante voire nombreuse, qui ignore sans doute tout de cette histoire de jumeaux peu banale ...
Mes remerciements aux Archives d’Indre-et-Loire, pour la richesse des informations accessibles en ligne sur leur site, sans laquelle je n’aurais pas pu suivre aussi bien le parcours des jumeaux ni faire toutes ces découvertes. Geneanet m’a également été d’une aide précieuse. |