Émile Joseph Brigand naît le 30 janvier 1895, « à l’heure de huit du matin », à Thonnance lès Joinville, dans la Haute Marne. Son père, Henri Antoine Brigand, est peintre et a 28 ans ; sa mère, Marie Félix Donnell, a 31 ans, sans profession. Henri Antoine Brigand a épousé Marie Donnell à Thonnance lès Joinville le 11 mai 1892 ; Henri est né à Rupt le 5 avril 1866 ; Marie est née à Thonnance le 3 mai 1863. C’est la fille de Charles Bonaventure, charpentier au village, et de Marie Herminie Jacquemin. Marie, la mère du petit Émile, décède à 32 ans, « à l’heure de sept du soir… en son domicile » à Thonnance le 9 février 1896. Henri Antoine, le père d’Émile, se remarie le 7 novembre 1896 à Thonnance avec Louise Émilie Mouginot. On l’appelle le plus souvent Mélie.
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« Jeudi 24 septembre 1915
Chers parents,
Je profite d’un moment de repos pour vous répondre à votre lettre que je viens de recevoir ce matin et à la carte d’hier.
J’ai causé hier avec Gustave Mouginot dans des drôles de circonstance. Je vais vous expliquer comment.
Nous sommes en ce moment logés en 3e ligne dans un espèce de ravin où l’on est à l’abri des balles mais non des obus qui arrivent en tir plongeant.
- Détail agrandi du JMO du 156e Régiment d’Infanterie
Depuis début septembre 1915, la 39e Division d’Infanterie a rejoint les 11e et 153e Divisions sur le front de Champagne, entre Souain et Ville sur Tourbe, dans la Marne... non loin de la Ferme de Beauséjour [1]
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Alors, nous venions de manger la soupe à 5 heures quand arriva coup sur coup 3 obus de 210 mm à 100 m de notre baraque. Ils tombèrent sur une baraque et tuèrent tous les occupants.
Les éclats de ces obus tombent à plus de 200 m, nous étions à l’abri dans notre baraque.
- Le Ravin du Marson
- Détail agrandi du JMO du 160e régiment d’infanterie (septembre 1915)
Cinq minutes après, voilà que l’on entend arriver un de ces express (un obus) qui semblait venir dans notre direction ; et comme notre baraque n’est pas assez solide pour résister à une pareille explosion, nous fîmes qu’un bond pour nous mettre à l’abri dans un souterrain qui sert de dépôt de munitions et qui se trouvait à 10 m de là.
En entrant dans le dit souterrain, je me fiche le nez dans Gustave ; jugez de la surprise ; il avait la même idée que moi ; il était en 1re ligne et venait chercher la boustif pour son escouade.
Nous en profitâmes pour causer une petite demi heure.
Gustave Arsène Mouginot est soldat au 69e RI, régiment qui fait partie de la 11e division, alors sur le même « théâtre d’opérations » que le 156e RI. Né le 19 novembre 1894 à Autigny le Grand, non loin de Thonnance, en Haute Marne, de Auguste (Pierre) Mouginot, 39 ans, garde barrière, et de Philomène Brigand, 35 ans. Émile et "le Tatave Mouginot" sont "cousins" par Louise Émilie Mouginot, dite Mélie (la seconde épouse du père d’Émile) Elle est la tante de Gustave. Le Tatave se trouve sur la photo de famille , au 1er rang, 3e à partir de la gauche, à côté d’Émile. Gustave est "tué à l’ennemi" le 30 mars 1916 à Haucourt (Meuse) |
Quand à l’accident Rozet Masselin, j’ai su tous les détails le lendemain par Le Matin et le Petit Parisien.
J’ai déniché, sur Gallica le site de la BnF, dans le numéro du 17 septembre 1915 du Petit Parisien, les "détails" sur "l’accident Razet Masselin" dont parle Émile dans sa lettre. Albin Rozet, député de la Haute Marne, département d’où est originaire Émile Brigand, a percuté avec sa voiture le 16 septembre 1915 au soir deux jeunes filles à bicyclette. L’une des deux jeunes filles, Mlle Masselin, âgée de dix sept ans, est tuée dans l’accident ainsi que le député !
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Je recommande une chose à Geneviève (sa demi sœur née en 1898) : quand elle écrira une lettre, qu’elle fasse attention à ce qu’elle écrit car il y a des phrases inachevées et il faut que je cherche le sens des mots.
Toujours grande chaleur dans les tranchées augmentée par la blancheur du terrain [3].
Quand vous recevrez cette lettre, les boches auront reçu une tournée par nous.
Figurez vous qu’avant-hier [4] on essaye de nous prendre une tranchée au 69e (Régiment d’Infanterie) après avoir projeté des gaz asphyxiants.
Ils tombèrent sur un « bec de gaz », ils furent démolis par un feu de barrage violent de 75 mm (canon de l’artillerie).
Bec de gaz : dans l’argot des combattants, désigne l’échec d’une opération militaire, en particulier d’une offensive. Voir Albert Dauzat « L’Argot de la guerre, d’après une enquête auprès des officiers et soldats » Paris, Armand Colin, 1918. |
On en embrocha (à la baïonnette) une dizaine qui avaient voulu sauter dans notre tranchée.
Santé toujours bonne, bien le bonjour à tous.
Émile.
Je joins une carte postale pour album »
- Extrait de la longue liste du Tableau des pertes du 156e RI
Quelques jours à peine après avoir annoncé que "les Boches allaient recevoir une raclée", Émile est porté disparu pour la journée du 30 septembre.