La soupe au pain est un plat de pauvres, elle est composée du peu, qui a fait le tout de bien des générations.
Au Moyen Age, un système « idéal » répartissait les végétaux comestibles en deux groupes : les racines, tubercules et bulbes, nés dans l’obscurité de la terre, ne pouvaient être destinés qu’aux paysans ; les parties aériennes des plantes, liées à la lumière et à l’air, étaient assez « nobles » pour être consommées par l’élite.
Les enfants n’aiment guère la soupe, surtout quand il y a des morceaux... Aussi loin que remonte ma mémoire, j’ai toujours aimé la soupe au pain, nourriture de croissance physique mais aussi à plus long terme, celle de mon âme.
Animal familier, le potager était tapi derrière la maison d’habitation entre le couder, les clapiers à lapins et les cabinets. De chaque côté de la porte en bois grisé par les pluies, les framboisiers formaient une haie protectrice et gourmande. A leurs pieds, petites et rondes, les salades semblables à des boutons cousus à la terre, ramenaient les yeux à l’essentiel. Des têtes d’ail à l’air hagard, ne sachant vers quelle inclination se tourner, séparaient les rangées de poireaux échevelés, jeunes et vieux, indispensables sentinelles des soupes paysannes, des rames de haricots verts, jaunes ou à écosser.
A l’époque je n’aimais pas les haricots verts à cause des fils, résultat des étés, déjà caniculaires et qui semblaient grâce au phénomène de l’attraction terrestre, se diriger uniquement vers mon assiette. Pourtant, ces gousses jaunes ou vertes ont acquis leurs lettres de noblesses car elles agrémentent systématiquement le plat de viande rare et cher, du dimanche. Je ne savais pas que beaucoup plus tard le fil me rattraperait.
Légion d’honneur du potager estival, la tomate poussait à foison, non calibrée, rouge et chaude du soleil à son heure réelle. Les plumets des fanes de carottes se balançaient tendrement vers les feuilles naïves des navets, leur faisant du charme avant de se côtoyer intimement dans la soupière Rien ne laissait deviner leurs formes ni les vives couleurs qui se déployaient sous la terre brune. Venaient ensuite les oignons basiques et désordonnés, ils précédaient les sillons de « patates », l’ALIMENT.
J’écris sciemment soupe et patate ; potage et pomme de terre se dégustent du bout des lèvres, il me semble que soupe et patate remplissent plus vite et plus durablement l’estomac. Il est bon et respectueux d’appeler les choses, les bêtes et les gens par leur nom. On arrachait les patates de leur refuge sous terrain et, j’ai aimé, les pieds enfoncés dans la terre chaude et poussiéreuse de l’été, tirer à deux mains sur la tige verte et voir surgir les tubercules blonds puis plonger les doigts sous la croûte terreuse et découvrir, tel un trésor, encore une ou deux rondeurs ombrées.
Je ne me souviens pas, parmi les rangs de légumes de spécimens exotiques tel que courgettes, aubergines ou féeriques potirons. Peut-être quelques concombres rampaient-ils insidieusement sous couvert de leurs feuillages.
Le fond du potager et ses limites redevenues sauvages, reste flou ; au-delà des ronces, les champs et les prés se transforment en un patchwork agricole de verts, bruns et jaunes alternés.
Ma mémoire brode, vraie ou fausse peu importe. Elle va de l’avant, recule, saute, chante, pleure et ri. Le chemin que mon cerveau adopte spontanément est-il le bon ? Le meilleur ? Surprise, mystère ou seulement les mouvements de terrain de mon âme ancienne et sauvage...
Réussir la soupe au pain !
Ingrédients indispensables : une combe bien verte sur laquelle sont posées les pierres blanches et dorées de deux maisons isolées, deux toits d’ardoises grises comme un ciel d’orage. L’une est une ancienne ferme toute en longueur tournée vers rien, mais au sud. L’autre est une maison des années trente, un dessin d’enfant toute ramassée sur elle-même et construite par les bras des hommes de la famille dont mon grand-père plâtrier en vacances et maçon. Un mois de récents congés payés pour construire une maison, ceci explique cela. Elle est bourrée de défauts, trop petite parce que les poutres livrées n’étaient pas à la taille demandée, pas d’électricité dans la petite chambre, pas de chauffage et une échelle posée sur l’escalier extérieur pour monter au grenier.Celui-ci n’est pas isolé ce qui permettait d’entendre, en s’endormant, les conversations dans la cuisine. Une belle cabane en dur... Le ruban blanc de la route ceint ce périmètre de liberté. Le chemin qui conduisait aux habitations était balisé par des piquets et par les pointillés des fils de fer barbelés. Une large bande d’herbe grasse, creusée d’ornières, conduisait à la fontaine. C’était un bac de pierre monolithe, mystérieux et moussu dans lequel coulait une source, guidée des profondeurs de la terre vers l’air libre par un quelconque tuyau bien de ce siècle. Nous venions chercher l’eau pure à l’aide d’un abominable sceau en plastique vert comme il n’en existe pas dans la nature. Nous nous en retournions vers la maison en renversant l’eau froide sur nos jambes sales et nues.
Les légumes arrivés à leur parfaite maturité sont cueillis le matin avant qu’il ne fasse trop chaud. La porte de la maison neuve, produisait toujours le même bruit traînant, car elle frottait sur le sol de pierre comme si elle hésitait à s’ouvrir et à laisser pénétrer la lumière crue du dehors, sur le décor sombre de la cuisine. Dans un angle, entre la pierre à évier, l’égouttoir à vaisselle, le mur moucheté au sens sale et le cageot à bûches, trônait la cuisinière à bois. C’est une bête archaïque et frustre, pourvue d’une grande bouche circulaire que les femmes ouvraient de force, anneaux par anneaux avec un tisonnier afin de la rassasier de courtes bûches sèches, de chêne, châtaignier ou hêtre.
Lorsque les légumes sont épluchés, lavés, détaillés en morceaux rustiques, on les jette dans une marmite d’eau bouillante en fonte noire culottée par le feu et le temps ; puis on les oublie sur le coin du feu... Les épluchures seront pour les lapins.
Il reste le temps de mettre le couvert pour huit, dix, douze personnes qui se serreront autour de la table rectangulaire et sur les bancs de bois lisse ; les femmes, grand-mère et grandes tantes resteront debout, le torchon ou la serviette sur l’épaule. Il faut encore assaisonner les haricots verts et de tomates, tourner la salade, battre l’omelette et... enfin, tailler la tourte de pain bis, en tranches fines qui seront déposées au fond de la soupière. Les assiettes à fleurs, dépareillées par indifférence et à cause du nombre de convives, sont placées sur la toile cirée sans âge, à motifs bucoliques qui recouvre les précédentes. Les secrets de famille sont ainsi rendus imperméables au temps.
Le mauvais « goût » que peut représenter la vision de cette scène de repas populaire est une critique totalement absente de mon esprit d’enfant. Bonheur parfait.
L’été, il faut écarter les lanières de plastique multicolore qui ont envahi les pas-de-portes campagnards. Elles sont censées faire fuir ou en tout cas, empêcher les insectes d’entrer dans la maison, tout comme les rouleaux « tue-mouches » qui pendaient dans la cuisine ou les bestioles expiraient cruellement en bourdonnements interminables, les pattes et les ailes collées à leur destin.
Il fallait encore rassembler les hommes et les enfants, tâche difficile, délicate, que celle de les arracher à leur occupation car, si ce n’étaient pas leurs ventres creux qui les ramenaient vers le Saint-Office, c’était, qu’il leur fallait aussi abandonner à sa fin, cette journée unique. Seuls les chiens arrivaient sans que quiconque les appelle. « Tremper la soupe », acte solennel, qui consistait à déposer les légumes sur les tranches de pain puis à verser lentement le bouillon. Les tranches de tourte se gorgeaient des odeurs mêlées des végétaux auxquelles s’ajoutaient l’odeur un peu aigrelette du levain et celle spirituelle du feu de bois.
Nous, les enfants, étions encore petits et nous ne prenions pas beaucoup de place, l’un près de la porte, l’autre coincé par le buffet ou l’horloge. L’arrière-grand-père s’asseyait toujours à la même place avec près de lui sa femme, notre arrière-grand-mère, la mère de nos grands-mères et la grand-mère de nos pères ou mères, ce qui lui donnait enfin le droit de ne plus être debout à servir tous ces estomacs affamés par l’insouciance. Les soupières rondes et fumantes étaient déposées sur la table, chacun tendait son assiette et était servi de légumes de toutes les couleurs, de bouillon brûlant et de pain ramolli. Nous mangions en silence ce que les bras, la terre et le ciel, en conjuguant leurs efforts, avaient produit. En ce moment banal et quotidien de vacances, je ne pouvais pas penser que cette simplissime soupe me nourrirait beaucoup plus l’âme que le ventre. Dans cette inconscience merveilleuse de l’enfance qui n’a rien à perdre mais au contraire tout à gagner, seuls nos pieds pensaient avant notre esprit, à battre la campagne.
- Voir aussi l’article : Nos ancêtres et le four banal à pain du seigneur