Appelés – Rappelés – Maintenus
Depuis 1950, la durée du service militaire obligatoire était de 18 mois. A partir de 1954, les opérations de maintien de l’ordre en Algérie vont entraîner le rappel ou le maintien de certaines classes portant ainsi la mobilisation à 28, voire 30 mois. Une partie du service pouvait être exécutée en métropole. Il l’était en totalité pour les pères de deux enfants et ceux ayant un frère déjà affecté en Algérie.
1 001 585 appelés du contingent ont participé à cette guerre.
11 913 y ont laissé leur vie.
« Débats de l’Assemblée nationale » -Journal officiel, 4 août 1986, p. 2469.
Marseille, 01 janvier 1959 [2]
Lendemain de réveillon lugubre au sinistre Camp Sainte-Marthe [3].
Fin d’après-midi. Il fait un temps de chien. La nuit tombe.
Des camions nous ont amenés au quai d’embarquement où le KAIROUAN nous attend.
Les bons vœux, les très bons vœux, les meilleurs vœux, tous ont déserté le port ! L’An neuf aura un goût amer.
En file indienne, le paquetage sur l’épaule, engoncés dans la capote, nous franchissons la passerelle pour atteindre la porte ouverte dans le flanc du bateau. La pente est forte, les foutues godasses à clous glissent sur les planches mouillées. Grognements, jurons sans énergie, ponctuent le silence maussade. D’escalier en escalier, direction la cale, des lits de camp y sont dépliés. La méchante humeur s’accentue : interdiction de monter sur le pont.
Quel départ ! S’arracher au pays sans cette dernière image si conventionnelle, mais si forte : le quai qui s’éloigne.
Chacun s’attribue une place et s’installe tant bien que mal dans ce hangar éclairé par des néons blafards.
Étrange attente dans l’inaction mêlée de craintes, sur fond de malaise claustro phobique.
Soudain les vibrations des moteurs s’amplifient et nous tirent de la torpeur. Le bruit envahissant ne cessera plus.
Cette fois, nous sommes partis.
Il faudra peu de temps pour sortir de l’abri de la rade. Inutile d’être sur la passerelle pour le comprendre, roulis et tangage vont donner l’information.
La réputation du Golfe du Lion par tempête est confirmée. Les efforts pour arrimer les lits qui glissent sur la tôle ou rattraper le paquetage qui fuit, vont bientôt cesser. A Dieu vat ...
Peu seront épargnés, toutes les conditions sont réunies pour que la contagion du mal de mer triomphe. Coup de grâce, les néons s’éteignent dans un dernier clignotement.
Ultimes, maladroits recours au casque pour recueillir le fruit d’un dernier hoquet et la troupe s’effondre, anéantie, sous la surveillance de l’éclairage de secours ...
Alger, le 02 janvier 1959
Dans l’attente d’une affectation, nous sommes répartis dans des entrepôts du port à proximité de la casbah.
Quelques journées d’attente s’écoulent. Je suis un peu sonné et ne cherche pas le contact.
Des équipes se forment pour jouer au tarot, je n’ai pas envie d’apprendre. Rassemblements, revues d’équipement, corvées de nettoyage, brefs quartiers libres et gardes, occupent la journée. La discipline toujours présente est devenue moins bêtement hargneuse.
Premières lettres à Monique, aux parents. Faute d’adresse, elles resteront sans réponse.
Les repas sont assurés par des boîtes de rations que nous découvrons avec curiosité. Je distrais quelques conserves à l’intention de mendiantes croisées à l’entrée du quartier arabe. J’ai été mis en garde : percer ou entrouvrir les boîtes pour qu’elles n’aillent pas nourrir les fells [4], ne pas trop s’éloigner ... Nous ne sommes pas des touristes.
Un matin plus tard : rassemblement, distribution d’armes : bons vieux fusils MAS 36 [5] et cartouchières, embarquement sur un camion, direction la gare.
Où est-ce qu’on va ? Un « bien informé » répète : « Vallée de la Soummam, nous serons répartis dans des postes isolés. »
La réputation du coin n’est pas fameuse.
Pour ceux qui espéraient un poste de planton ou mieux chauffeur d’un colonel à Alger, le rêve s’envole. Pour ma part je n’espérais rien.
Petite surprise : le train est une rame inox comme celles de la gare du Nord à Paris, mais le dépaysement va néanmoins être rapide.
Au long des kilomètres, la rame avance précautionneusement en particulier sur les ponts dont les réparations témoignent des attentats subis, les roues claquent sur les raccords de rails et les aiguillages, les wagons se balancent mollement. De part et d’autre de la voie se succèdent les postes de garde dont les occupants nous saluent. Des draisines et des wagons plats chargés de sacs de sable sont là pour prévenir attentats ou pose de mines. Nous abordons un autre monde.
Akbou, on descend !
Un petit convoi attend notre groupe : une automitrailleuse, un camion G.M.C., deux jeeps.
Depuis la Libération en 45, j’éprouve une véritable fascination pour ces deux derniers engins, en particulier pour le bruit de leur moteur ! Je vais être servi, la musique est offerte, plein pot !
Nous sommes une petite vingtaine, répartis sur les quatre bancs du G.M.C. Je me suis assis tout à l’arrière, pour être le plus possible à l’air ... et près de la sortie. La bâche qui nous couvre est à demi relevée. Il fait froid, le col relevé, je me laisse bercer par le ronronnement infatigable, parfois rageur. Pourtant l’inquiétude ne cesse de grandir : que se passera-t-il si nous sommes attaqués ? Engoncés dans nos vêtements de sortie, on ne peut être plus mal chaussés pour sauter du camion, encombrés par le MAS dont personne ne s’est préoccupé de savoir s’il était chargé ou non...
Je tente de me rassurer, il ne doit pas y avoir de danger.
Premier arrêt, un sergent-chef descend de la cabine, une liste à la main, je fais partie des quatre affectés à ce poste. Échanges de "bonne chance" "à la prochaine" avec ceux qui poursuivent.
Gros pincement au cœur, cette fois j’y suis vraiment...
Où sommes-nous ?
"Azib. Azib-Ben-Aly-Cherif. Ya pire."
Un petit poste de garde est construit au bord de la route, mais le poste principal est au-dessus.
Nous sommes attendus, un collègue nous montre le chemin.
Azib-Ben-Aly-Cherif
Nous entrons dans ce qui paraît être un domaine agricole et nous dirigeons vers la maison d’habitation. Le bruit d’une joyeuse animation, cris, encouragements et rires nous parviennent d’une cour bordée de bâtiments un peu à l’écart. L’atmosphère se détend.
Carrelage, faïences aux murs, boiseries, portes et fenêtres, l’ensemble de style mauresque a encore belle allure.
La pièce que nous occuperons (ancien salon ?) est sobrement meublée de trois lits doubles superposés, six armoires métalliques et six tabourets (modèle indestructible).
Paquetage déposé, tenue allégée, nous sommes pressés de rejoindre les festivités avant que la nuit tombe.
Le groupe est en cercle, au centre, l’objet de son hilarité : un gamin de 14 ou 15 ans. Le jeu consiste à ce qu’un ou deux des participants le saisissent, le relèvent si nécessaire, pour lui faire ingurgiter un peu plus de bière ou de pastis, avant de le renvoyer dans l’arène.
Le malheureux, saoul perdu, hagard, titube, s’effondre, déclenchant une nouvelle vague de rires.
Je ne l’avais pas vu venir, je prends le coup en plein ventre, je suis K.O. debout, envie de vomir.
Les informations arrivent par bribes : c’est le fils d’un prisonnier ... le meunier du coin ... il renseignait les fells ... il les approvisionnait ... on lui a mis la gégène [6] ... une des pinces lui a esquinté le pouce ... on l’a amputé ...
La fête se termine, c’est l’heure de dîner.
Je n’ai vraiment pas faim.
J’ai mal. Dormir.
J’ouvre les yeux, je suis en sueur. Mes voisins m’interpellent mi-excédés, mi-prévenants : "t’as gueulé toute la nuit, qu’est-ce que t’as ?"
J’ai de la fièvre, envie de vomir, mal au ventre, mal partout, surtout mal "au cœur". Je suis dispensé de services et reçois un bon de consultation à l’infirmerie. C’est à Akbou : "pas loin du bordel, te trompe pas de bon !"
Il faudra attendre le convoi du lendemain.
L’infirmier est sympa, il m’observe, m’interroge, prend ma température, confirme la fièvre.
"Pour moi c’est une appendicite qui ne tourne pas bien, mais je ne suis pas docteur". Il m’adresse à l’hôpital : c’est à Bougie.
Nouvelle nuit à Azib et, à l’aube, descente au bord de la route pour prendre le convoi, dans l’autre direction.
On me désigne un camion débâché qui paraît vide. Le chauffeur rabat une ridelle, m’aide à monter : sur le plancher une chenille de blindé. Cette saloperie va me harceler pendant l’interminable trajet. A chaque virage, elle ripe et menace de m’écraser les pieds. La gymnastique d’évitement finit de m’épuiser. Il fait froid, je tremble, j’en ai vraiment marre.
Bougie -L’hôpital
Je refais surface.
Les lits, séparés par une table de nuit, sont alignés de part et d’autre de la salle. L’infirmier qui guettait sans doute mon réveil m’encourage "réveille-toi" et il me montre du doigt, le petit bocal dans lequel flotte mon appendice : "il était temps".
Je ne suis pas fétichiste et mon manque d’intérêt le déçoit.
Le médecin-commandant qui m’a opéré fait son tour de salle en short militaire, un baroudeur !
En quelques phrases sèches ponctuées de "bon !", il m’apprend qu’il a différé l’opération "trop de fièvre, bon !", "l’opération O.K. Bon !".
Je n’étais pas épais lorsque j’ai débarqué et j’ai perdu une dizaine de kilos en moins d’un mois, pas très performante la recrue.
Pendant les jours qui suivent, j’observe la salle qui reçoit civils et militaires. Mon voisin de droite, un chibani [7] au teint cireux, m’inquiète, jusqu’au matin où un paravent de toile blanche entoure son lit.
Mes craintes étaient fondées.
Une nuit, nous sommes tous réveillés par une admission mouvementée. Hurlements et gémissements me glacent "Maman, je suis aveugle !".
L’information circule rapidement. En déroulant du fil barbelé, un brin est venu frapper violemment son visage à la hauteur des yeux. Le malheureux : aveugle à vingt ans !
Le sédatif va faire son effet, on ne l’entend plus. Difficile quand même de retrouver le sommeil.
Au matin, le drame est effacé ! Les blessures ne sont que sur le visage et les paupières, rien de très grave. Ce sont les énormes pansements sur les yeux qui ont déclenché la panique ...
Entré le 15 janvier, ma sortie est programmée le 5 février.
Après ces trois semaines, la convalescence doit être confortée, le secrétaire du service m’interroge gravement : est-ce que je préfère une permission de huit jours ou un retour au corps avec suralimentation ?
Curieusement, je n’hésite pas une seconde et commence même à rêver : il arrive que des complications surviennent après une opération ... parfois même cela peut entraîner une inaptitude ... provisoire ... définitive ...
Les événements vont brutalement s’accélérer. J’ai fait un mauvais choix, la permission n’est pas possible.
Ce sera donc le retour au corps, avec une nouvelle affectation : le 3/43e R.I. à Erraguène. SP 89004.
Février 1959 -Erraguène SP 89004
Ma nouvelle affectation : secrétaire au P.C. du 3/43 R.I.
Au cœur des Babors, en Petite Kabylie, notre mission est de protéger la construction d’un barrage hydraulique sur l’oued Djendjen. Immense chantier morcelé. Le dispositif comprend une série de tours-miradors entre les postes plus étoffés. L’environnement est sévère, pitons rocheux et ravins s’enchevêtrent. De la caillasse à perte de vue, piquetée de maigres bosquets.
A proximité des installations accueillant ses cadres et ouvriers, la Société Campenon-Bernard en charge du barrage, a construit une série de baraquements couverts de tôle ondulée, pour loger les troupes de protection.
Autour du P.C. lui-même, s’éparpillent sur le terrain mouvementé, les hébergements, cuisine, cantine, mess, garage, abri matériel, poste de garde/prison. Luxe, la plupart sont raccordés à un groupe électrogène qui alimente le chantier.
Le baraquement du P.C. est le plus soigné : chauffage électrique, lavabos, toilettes, ...
Le commandant, chef de bataillon et son adjoint, un capitaine, officier de renseignement y ont leur chambre et leur bureau. A leurs côtés, les radios, le vaguemestre et le secrétariat.
Dans le soubassement en dur sont aménagées de petites chambres-cellules pour les sous-officiers.
Sous la responsabilité d’un adjudant-chef, nous sommes deux secrétaires dactylos auxquels s’ajoutent un planton-ordonnance et un agent de liaison motocycliste !
Nous allons vivre côte à côte en permanence pendant plus d’un an et je ne sortirai de ce cercle que très exceptionnellement.
Rapidement une solidarité, voire une fraternité tranquille, vont s’établir avec mes copains appelés.
La hiérarchie naturellement distante (tant mieux, chacun à sa place) est plutôt bienveillante.
L’ensemble fait que je tente de m’enfermer dans une bulle que je voudrais protectrice. La réalité violente ne cessera de la faire exploser.
Le plan Challe est entré en application dans notre secteur. Pour couper aux "rebelles" toutes sources de soutien, caches ou alimentation, ce plan prévoit de regrouper la population des douars et mechtas des alentours dans un camp près du P.C. L’encadrement et la surveillance sont assurés par une section de moghaznis [8].
La situation de ces familles arrachées à leur maison et leurs si maigres terres, ainsi réduites à l’assistanat, est terrifiante. Tiraillées, déchirées, devant choisir entre le M.N.A., le F.L.N. [9] et la force militaire française, elles deviennent actrices et victimes de trahisons, dénonciations, représailles et règlements de comptes. J’en serai parfois témoin direct.
Si l’ordonnance de suralimentation avait fait rire l’adjudant de compagnie : "moi je reçois x rations, pas une de plus !", mon état de convalescent m’avait permis d’être dispensé de participation aux opérations lourdes. Il me restait gardes et patrouilles de nuit et aussi escorte de convois, protection du commandant ou de personnalités de passage.
La journée de bureau est coupée d’un bref trajet pour se rendre à la cantine, repas sans surprise (encore de la brêle [10] !) puis soirée dans la chambrée après la soupe.
C’est le bon moment, celui du courrier, de mes parents, mais surtout de Monique qui transmet les nouvelles. Malgré ses longues journées elle s’évertue à écrire chaque jour. C’est un très grand réconfort, mais revers, une interruption ou un retard est douloureusement ressenti et réveille le cafard latent.
C’est l’heure des parties de cartes, des échanges de réparties plus ou moins cocasses. Le 43e (prononcez "quarant’tro") est basé à Lille, les ch’tis sont bien représentés et leur répertoire nourri. Quelques "gars de domaine" morvandiaux font de la surenchère. Notre séminariste compte les points. "Marcoule" [11], ouvrier du bâtiment qui doit le surnom à son dernier chantier, nous en rapporte une énième histoire avec véhémence.
Parfois un promu ou libérable "paye sa caisse" et les bouteilles circulent. Dans cet abri plutôt chaleureux, un fléau, les punaises ! Indestructibles ! Les pieds des lits sont posés dans des boîtes de conserve à moitié remplies de pétrole, une couche épaisse de D.T.T. étalée sur et sous les matelas, rien n’y fait. Les moustiquaires soigneusement fermées sont constellées de cadavres sanglants écrasés. Les colonies inexpugnables sont installées dans les faux-plafonds, laine de verre et isorel. A chacun son tour de se réveiller, mains gonflées, visage bouffi par les piqûres douloureuses.
Février 1959 -Première garde
18 h 45, il fait déjà nuit. La neige est annoncée. Le chef de poste, un sergent du garage, est passé me prendre. Il ouvre la porte au milieu d’un mur de béton percé de meurtrières, un petit sas sert d’entrée, à droite une porte épaisse, mon guide me renseigne "la prison", en face, le poste lui-même, cube de parpaings équipé de deux lits doubles superposés, une table, quatre tabourets.
Les deux autres de garde sont déjà là et je suis rapidement mis au courant : tout le monde (même le chef !) prend son tour, trois heures chacun et j’ai gagné le 01h-4h. En principe la zone à surveiller est par là, geste à l’appui.
A gauche dans le sas, une échelle permet de monter sur le toit : "c’est là-haut que ça se passe. "T’as intérêt à te couvrir".
Le sommeil a été difficile à trouver et déjà : "ça va être ton tour". Silencieux mon collègue remonte à son poste, tandis que je m’équipe en maugréant intérieurement : toujours foutues godasses, fusil à la con !
Surprise : le toit est plat comme la main, j’imaginais un abri, des sacs de sable : rien. Seule une rangée de parpaings délimite les bords.
Il ne neige pas, le ciel est couvert mais la lune apparaît parfois. Ma silhouette doit alors se découper nettement : cible parfaite. Au contraire, au-dessous de moi, la pente caillouteuse parsemée de broussailles est impénétrable au regard. Je tends désespérément l’oreille.
Que ferai-je en cas de menaces ? Les scénarios s’enchaînent et peu me rassurent ...
Le matin, l’arrivée de la relève de jour me permet de découvrir la prison : salle nue, quelques paillasses le long des murs, des meurtrières à deux mètres cinquante du sol.
Ils sont quatre "suspects" hirsutes, dépenaillés. Ils se lèvent et nous regardent avec crainte. Deux sont désignés pour la corvée de chiottes : aller vider à l’écart la vieille lessiveuse placée sous un trou percé dans la dalle du sol.
En sortant, j’encaisse un nouveau choc : contre le mur de côté, une excroissance en béton, moins de deux mètres de long, un de large et hauteur. La porte ouverte, un être misérable en est extirpé en le tirant par les pieds. Il est hagard, tremble de tous ses membres. Il est enfermé depuis l’avant-veille ... pour "l’attendrir". Les "interprètes" l’attendent.
Sonné à nouveau, j’essaie de retourner dans ma bulle.
En travers du chemin, l’image du concepteur penché sur sa planche à dessin me hante : le salaud hésite, hauteur intérieure : 0,90 m. ? 1 m. ?
Mars-Avril 1959
Peu à peu je prends mes marques.
Les liens se tissent plus étroitement et la solidarité est confortée à tous moments. Entraide et système D, les conditions matérielles se sont améliorées.
Côté habillement, une veste matelassée s’est ajoutée au paquetage, j’ai récupéré dans la poubelle des sous-offs une paire de "pataugas" HS et, la prétendant mienne, je l’ai échangée au magasin contre une paire neuve. Comme tout le monde, je prends quelques libertés avec mon treillis pour le rendre plus fonctionnel, voire élégant !
Désormais, pour les gardes ou les patrouilles, j’emprunte une carabine U.S. ou un MAT 49 [12], bien mieux adapté et rassurant.
Sous son air bonhomme, Rousseau, cultivateur dans le civil, est un débrouillard hors pair. Grâce à lui, mon linge est lavé, repassé impeccablement par l’épouse d’un ouvrier du chantier.
Toujours grâce à lui, qui nous procure les ingrédients, je me taille un franc succès avec une recette d’omelette au gruyère et jambon qui améliore l’ordinaire de temps à autre.
La vente de mes "troupes" [13] (au tarif syndical !) permet ces petits extras.
Un quart en alu raccordé à un fil électrique permet le "nes" à toute heure ! La bulle gonfle un peu et se renforce, ... pour peu de temps.
La nouvelle de la mort d’Amirouche, chef de la Wilaya locale [14], est saluée avec soulagement. Le rayer sur l’organigramme apporte une grande satisfaction au P.C.
29 avril 1959
Agitation inhabituelle dans le couloir du bureau, les radios apportent des messages directement au commandant et celui-ci a convoqué notre chef de bureau.
Très vite nous en saurons plus. Une bombe a explosé à Ziama-Mansouriah, dans la cantine de l’entreprise Grands Travaux de Marseille (GTM) qui participe au chantier. C’est à une vingtaine de kilomètres et le convoi quotidien qui assure la liaison avec Bougie, y marque un arrêt.
Cette cantine, épicerie-buvette, a pour clientèle en principe les salariés du chantier auxquels s’ajoutent les militaires.
Il y aurait des morts et des blessés, dont plusieurs du 3/43.
La fin de la journée nous apporte des précisions et le témoignage des chauffeurs du convoi, encore sous le choc.
C’est un carnage. Sur le coup, cinq civils et deux des nôtres sont morts et il y a plus de 10 blessés très graves. En fait, tous les présents ont été touchés. Les deux jours suivants le bilan s’alourdit terriblement, cinq soldats n’ont pas survécu à leurs blessures.
Au total nous enregistrerons neuf morts.
L’adjudant-chef me dicte mes premières lettres de condoléances : grande émotion ... soldat courageux ... conduite exemplaire ... sacrifice ne sera pas vain … Algérie reste française ...
Au cours de l’été, mon collègue ou moi aurons huit nouvelles fois l’occasion de préparer ce courrier.
Été 1959
La permanence au bureau serait routinière : enregistrement, classement du courrier (départ, arrivée), frappe des documents, si elle n’était interrompue par l’annonce d’événements violents, voire dramatiques.
La réception de certains « messages secrets » prêtent à sourire : prévoir arrivée soleil ou ventilateur, d’autres moins : demande bidons spéciaux sur ...
Les petites missions se multiplient, en particulier escortes du convoi sur Bougie, mais aussi protection particulière de visiteurs importants.
Un soir, je suis ainsi désigné pour participer à la sécurité du ministre Robert Buron en visite sur le chantier. Longue soirée, au cours de laquelle, derrière le fusil-mitrailleur fixé sur le capot de la jeep, mal préparé à ce type d’exercice, je m’interroge sur la conduite à tenir au cas où …
Les reliefs du méchoui offert en l’honneur du visiteur nous apportent un peu de réconfort.
La mission cette autre fois est de transférer un prisonnier à Bougie.
Je le découvre à la prison, son état ne lui permet pas de marcher. Lorsque je le prends dans mes bras pour le transporter jusqu’à la jeep, sa légèreté m’effraie.
Je l’assois à l’arrière.
Pendant mon absence, « l’interprète », a pris ma place à l’avant. D’un signe de tête, je lui demande de la libérer. Ulcéré, il obtempère, mais d’une bourrade, il bascule le malheureux sur le dos et se laisse tomber en rebondissant sur son ventre. Il me défie du regard.
La rage au cœur, je ne réagis pas. Lâcheté, mais surtout crainte des représailles que pourra subir sa victime.
Le régiment qui occupait le poste avant nous, nous a légué deux interprètes.
Celui-ci, maigrichon bourré de tics, parfait exemple du sadique psychopathe à qui la guerre offre toutes licences. Le second, athlétique, silencieux et impassible, la joue façon Alain Delon.
L’un et l’autre semblent jouir d’une autonomie et d’une immunité totales. Ils rackettent ouvertement les petits commerçants arabes du chantier. Leur seule tâche : faire parler les suspects.
Une liaison sur Bougie m’offre pour la première fois (ce sera aussi la dernière) l’occasion de déjeuner dans une petite gargote du bord de mer.
Exceptionnellement, nous sommes quelques-uns à avoir quartier libre à l’heure du déjeuner.
Je me laisse entraîner pour une dégustation de moules. Imprudence au mois d’août, l’affaire tourne pour moi, à la sévère intoxication. Le retour est un enfer, heureusement le véhicule est grand ouvert, il faut seulement se cramponner. Pendant des décennies, je vais garder une allergie à ce mollusque.
Septembre 1959
Formidable bonne nouvelle, ma sœur Marie-Claude et Michel ont pris l’excellente initiative de se marier et j’ai obtenu une permission de huit jours.
Cerise sur le gâteau, je suis sergent depuis un mois et l’armée m’offre le voyage en avion !
Avec encore plus d’appréhension que d’ordinaire je rejoins Bougie par la piste et la route si menaçantes, puis Alger par le train trop brinquebalant par moment. C’est aussi la première fois que je "prends l’air" et suis impressionné par le décollage du Constellation d’Air France.
Bonheur et douceur des retrouvailles ! Solennité du mariage, occasion de revoir toute la famille. La transition est brutale mais je me laisse gagner, anesthésier par ce climat de paix.
Notre joie est brutalement anéantie. Un gendarme apporte un télégramme : "ordre vous rendre Douai caserne 43e R.I. ... encadrement recrues ...".
Ma perm est amputée de deux jours, je dois prendre le train dès le lendemain.
Je suis abattu et de plus inquiet : de quel encadrement s’agit-il ? Mes craintes sont à leur comble lorsque le véhicule qui m’attendait à la gare franchit le portail de la caserne. Pas de palabres, la mission est de convoyer jusqu’à Marseille, une quarantaine de conscrits, tous F.S.N.A. (Français de souche nord-africaine) ! J’imagine immédiatement leur détresse ou révolte.
Un autre sous-officier, d’active celui-là, devrait commander le groupe, il n’est pas arrivé ...
Deux camions attendent, je reçois l’ordre de faire embarquer.
Je cache mal mon embarras, ce genre d’exercice n’est pas mon fort : section garde à vous ! Je refile la consigne : caporal-chef, faites embarquer !
Au même moment, avec quel soulagement, je vois arriver mon collègue retardataire. Je le connais bien : Roussel, un colosse, genre baroudeur un peu fantasque. En perm lui-aussi, chez lui à Douai, pour se marier !
Sa jeune femme l’a accompagné jusqu’au portail, leur voyage de noces a été écourté, la séparation est brutale.
Sinistre retour. En raison de manifestations sur les voies menées par des opposants à la guerre, il faudra trois jours de train pour rallier le Camp Sainte-Marthe, où nous sommes déchargés de l’encadrement du groupe.
A nouveau le "Kairouan", cette fois la mer est assez calme et je partage une cabine d’équipage.
Octobre 1959
Malgré l’accueil amical et le courrier, il me faudra du temps pour chasser les idées sombres.
Entre autres, le passage à Douai a réactivé une source de préoccupation morale et d’inquiétude parfois violente : la présence d’appelés F.S.N.A dans une section. Pour tous, la situation est détestable, elle devient infernale pour les équipes des miradors. Pour les quatre ou cinq hommes isolés, le spectre de la trahison est présent de façon permanente : désertion la nuit avec emport d’armes ... et pire. Le récit de tours retrouvées vides par les équipes de relève, alimente les peurs. Hélas, il est parfois vérifié.
Novembre 1959
La piste qui mène à Ziama-Mansouriah est de plus en plus dégradée, les accidents sont encore plus fréquents.
C’est un halftrack [15] qui ouvre la route, sa lenteur exaspère les civils du convoi, qui s’échappent en le doublant lorsqu’ils sont à proximité de leur destination.
La manœuvre est risquée et peut se mal terminer.
Le 1er novembre survient le drame, un lourd camion blindé bascule dans le ravin. Trois occupants sont tués et 17 blessés. Parmi les morts, Roussel, le jeune marié de Douai !
De l’avoir côtoyé à un moment si intime de sa vie, rend sa disparition plus violente et insupportable.
Deux jours plus tard, je vais me coucher sans tarder car je suis de patrouille cette nuit.
Je quitte le mess où désormais je prends mes repas et regagne ma chambre sous le P.C. Je suis rattrapé par Soubestre, sergent lui-aussi : "Tu ne voudrais pas changer avec moi : minuit contre quatre heures ?".
J’accepte bien volontiers. C’est un bon copain, fils d’hôtelier à Hossegor, heureux fiancé, c’est souvent qu’il évoque avec une faconde tranquille, ses projets au retour.
Nous échangeons les consignes, le parcours, le mot de passe et le nom des trois hommes désignés pour former la patrouille. Il préviendra l’officier de garde. Je n’ai aucun goût pour ces expéditions et pour être franc la peur n’est jamais loin.
Je ne fais pas de zèle mais veille à l’équipement, à commencer par le mien, échange de mon pistolet pour un MAT 49. Le cheminement, dans l’obscurité, sur la piste bordée de broussailles reliant deux postes, est organisé en peu de mots, consignes de sécurité, rappel sur l’écartement à respecter, le chargement des armes... Les équipes sont à chaque fois différentes, cela ne sera jamais pour moi la routine. "Mission accomplie" R.A.S. Je retrouve mon lit.
Le lendemain, à peine sorti de ma chambre, Rousseau, la mine défaite m’apostrophe "T’as rien entendu ?"
"Ils y sont tous passés."
Soubestre est mort ! A ma place ! Deux autres sont tués, le 3e est grièvement blessé.
Pourquoi ? Pourquoi lui ?
Cent fois j’hésiterai : écrire à ses parents ? Jamais je ne le pourrai : moi en vie, à sa place.
Plus tard, je connaîtrai les circonstances de l’embuscade proche du camp de regroupement où nous devions patrouiller.
Le chef des moghaznis avait été retourné par l’A.L.N. et il la renseignait sur nos sorties. Nous le saurons, lorsqu’à son tour, il sera trahi par un de ses hommes qui le dénoncera à la suite d’un différend privé.
7 novembre
Un groupe de fells réussit à s’infiltrer sur le chantier : un sergent et un soldat sont tués, leurs armes emportées.
12 novembre
Accident de circulation, un chauffeur est tué.
29 novembre
Ce que nous redoutions est arrivé une fois de plus. Les cinq hommes d’un mirador ont été enlevés cette nuit. Aucun appel, aucun bruit.
Parmi eux deux FSNA … la suspicion de trahison est forte.
Quel sort sera réservé aux disparus ?
A la suite d’une même situation, le service d’action psychologique avait fait diffuser des photos de corps mutilés …
Les mesures à prendre, les représailles à mener, sont de toutes les conversations.
Décembre 1959
Le mois commence mal, la météo s’en mêle.
Dans la nuit, un ouragan arrache, une à une, les tôles du toit de notre baraquement. L’une d’entre elles sectionne le tuyau d’arrivée d’eau : geyser ! L’électricité est coupée. Ambiance !
La veille de Noël, je suis d’escorte auprès du commandant qui fait le tour des miradors et distribue quelques victuailles. Toujours un pincement au cœur en quittant ces isolés.
Le soir, l’occupant de la chambre voisine m’invite. Commercial dans l’épicerie, il a reçu plusieurs colis de ses clients. Je découvre le foie gras, mais le cœur n’y est pas. Le porto dans notre quart en alu m’empâte la gorge. Je pense à la maison ...
Janvier 1960
Depuis peu l’aspect offensif du plan Challe s’applique à notre secteur. Il s’agit de quadriller le terrain et de poursuivre sans relâche les combattants des willayas locales II et III. Les opérations sont menées essentiellement par des troupes de choc : paras, légionnaires et aussi des petits groupes très mobiles, les commandos de chasse.
Sans y participer, mon modeste emploi au P.C. du bataillon est un poste d’observation privilégié.
Est-ce l’effet d’un coup de pied dans la fourmilière ?
Le 5, un harki [16] déserte emportant son arme et une embuscade entraîne la mort de 4 civils européens et un Français musulman.
La tempête sévit à nouveau du 15 au 18.
80 cm, puis 1 m de neige empêchent tous les déplacements et opérations, ... donc pas de courrier !
La semaine suivante, nouveau drame, une sentinelle ouvre le feu sur une patrouille : un mort !
Le 26, l’affaire aurait pu encore se terminer tragiquement.
Un camion de ravitaillement est tombé en panne sur la piste. Une patrouille est envoyée pour en assurer la garde.
Un curieux soulève la bâche du camion et s’éloigne du groupe avec son larcin : une bouteille de pastis. Sa disparition n’est constatée qu’à la tombée du jour. Totalement ivre, il va errer toute la nuit, ameutant tout le secteur par ses rafales de P.M.
Le 27, nous pouvons signaler par le B.R.Q. que le soldat « égaré » a été retrouvé.
Février 1960
Le 6, un appelé FSNA déserte emportant un armement important.
Quelques jours plus tard, un commando de chasse -un lieutenant et trois moghaznis -est reçu au P.C.
Sa mission est de « convaincre » les habitants récalcitrants de mechtas voisines, de rejoindre le camp de regroupement.
J’ai l’occasion d’échanger plus particulièrement avec l’un des moghaznis, leur sergent.
Parfaitement francisé, il était ouvrier qualifié chez Berliet à Lyon. Militant du F.L.N., il est venu se battre en Algérie. Fait prisonnier, il a été retourné par l’armée française.
Un tract bilingue largement distribué, rappelle son ancien engagement chez les « rebelles » et il y revendique son retournement.
Je suis ébranlé par le destin de cet homme.
Le 12, le commando est de retour.
Cette fois, le capitaine commandant la S.A.S. [17] de Bétacha s’est joint à eux, ainsi qu’un lieutenant d’une unité voisine.
La discussion est animée. Je crois comprendre que le renfort est là pour s’initier à ce type d’opération.
Le lendemain, cinq sont tués dans une embuscade, le 6e, un moghazni grièvement blessé, est évacué par hélicoptère.
Je suis à nouveau choqué et leur souvenir va me hanter de façon indélébile [18].
Pour les liaisons par hélicoptère, une DZ (droping zone) est aménagée près du P.C. Même de jour, son accès est délicat pour le pilote : le relief naturel, les éléments du barrage en construction, les nombreux câbles aériens, sont autant de redoutables obstacles.
La nuit l’opération prend une dimension dramatique avec le balisage du terrain à l’aide de brûlots de gas-oil et la crainte exacerbée d’une attaque ou d’un accident.
Entendre le claquement caractéristique des pales, pourtant devenu pacifique, va très longtemps me faire frissonner.
18 février
C’est officiel, l’ordre de libération tant attendu est confirmé.
Je paie ma caisse bien sûr. Adieux aux copains, encore pincement au cœur. Pour la dernière fois j’emprunte le convoi pour rejoindre Bougie, l’hiver n’a pas arrangé la piste.
Puis ce sera le train, toujours aussi brinquebalant, salut au passage à Akbou, et environnement toujours aussi hostile jusqu’à Alger.
L’intendance m’a réservé une chambre dans un hôtel, j’ai opté pour cette formule plutôt que l’hébergement proposé dans une caserne.
Bien mal m’en a pris.
L’hôtel est au diable, paquetage sur l’épaule, j’arrive épuisé pour m’entendre dire qu’il n’y a plus de chambre libre, mais que je pourrai dormir sur un lit de camp déplié dans un petit couloir qui mène à la cuisine.
Un pied me fait terriblement souffrir. Depuis plusieurs jours, l’ongle du pouce s’est incarné et une infection s’est installée. Craignant de voir ma libération retardée, je me suis gardé d’aller à l’infirmerie.
Réveil à 6 heures, le service du petit déjeuner commence.
Dans l’après-midi je retrouve le Kairouan.
Il fait très doux, cette douceur m’envahit.
Ma modeste cabine me paraît d’un luxe inouï, douche bienfaisante, finesse des draps, enfin le calme, la paix ?
Remonté sur le pont au moment du départ, je retrouve deux collègues au bar et un verre de Martini à la main, comme dans les films ou les romans, nous regardons Alger s’éloigner.
Serais-je poursuivi ?
Je viens de me coucher, on frappe à la porte : je suis désigné pour une patrouille à 1 heure du matin !
Un marin guide l’inspection. Pas plus que moi, il n’a envie de parler.
Je le suis, coursive après coursive, toutes désertes et silencieuses.
Mais soudain petite récompense et découverte impressionnante : la salle des machines.
Les dimensions, le vacarme, l’odeur, l’activité des mécaniciens me sortent de mon quasi somnambulisme.
21 février
Marseille ; ma « campagne en mer » est terminée.
Transfert sans problème à la gare Saint-Charles et le soir à 21h50, sur le quai de la gare de Lyon, à Paris je les retrouve !
Monique, mes parents sont là, je peux les embrasser.
Cette fois, c’est fini.