Notre famille appréciait beaucoup Louis et son épouse. Mon frère et moi écoutions avec passion ce qu’il nous contait de son enfance : la dure vie des fermiers de montagne, isolés pendant les longues nuits d’hiver, les travaux d’été, les soins des animaux, les fêtes de l’estive, la beauté de la montagne. Pour son service militaire il avait été affecté au 7e Bataillon de Chasseurs Alpins d’Albertville. Il avait apprécié le dur entraînement de cette arme, les manœuvres et marches forcées, à pied ou à skis dans les belles montagnes des Bauges, du Beaufortin….
Démobilisé en 1924, il avait choisi d’entrer au Service des Douanes qui recrutait pour les brigades de montagne, de préférence parmi les jeunes formés aux Chasseurs Alpins. Pour son premier poste, il avait été affecté, à la maison de Douane de La Rosière en Tarentaise. Ce poste surveille le passage du col du Petit Saint Bernard, la voie la plus ancienne de traversée des Alpes, la via Alpis Graia des romains. Louis avait découvert ce métier de douanier dans un contexte frontalier très particulier. Il nous a raconté l’histoire de ce coin de montagne.
La Tarentaise, en France, et de l’autre côté du col, la Vallée d’Aoste en Italie, ont fait partie pendant des siècles des États de Savoie, toujours convoités à leurs frontières par de puissants voisins. Au XIXe siècle, sous le Second Empire, la France a combattu aux côtés des troupes du Duc de Savoie pour délivrer les territoires du nord de l’Italie de la tutelle des Autrichiens. En 1860, le duché de Savoie et le comté de Nice sont cédés à la France de Napoléon III par Victor Emmanuel II de Savoie pour services rendus les armes à la main pour assurer l’Unité de l’Italie. La Vallée d’Aoste reste italienne, la Tarentaise devient française. Mais des deux côtés, à cette époque, on parle français ; les familles sont partagées entre les deux versants du col. Pour les habitants, la frontière est une simple création politique et administrative.
Le métier de douanier n’est pas facile, les transits illégaux de marchandises sont évidemment facilités par cette endogamie séculaire. Que peut faire le fonctionnaire français pour exercer les contrôles, d’autant que du côté italien leurs collègues transalpins font preuve d’une mansuétude quasi officielle ?
Notre ami Louis s’efforce donc d’exercer son métier avec efficacité et diplomatie.
Les cas litigieux signalés par les indicateurs relèveraient plutôt de pratiques non conformes aux traditions des passeurs locaux. Il ne nous a jamais raconté des histoires de contrebande, sans doute pittoresques et passionnantes. Le métier de douanier demande de la patience, une grande discrétion, nous disait-il, et le respect du secret professionnel. De tous les souvenirs personnels qu’il nous a relatés, il en est un qu’il ne nous a révélé que beaucoup plus tard, lorsque la confiance intime entre nos familles fut bien établie. Il nous conta alors une histoire qui terrifia les enfants que nous étions. La ferveur, l’émotion avec laquelle il nous relata les faits étaient telles que jamais, même adulte, je n’ai douté de sa sincérité et de la réalité de l’évènement. Je vais lui laisser la parole, essayant de me souvenir aussi fidèlement que possible de son récit et d’autres détails qu’il nous avait donnés au cours de l’évocation de ses souvenirs de montagnard et de douanier.
« A la fin des années 1920, en poste sur le col du Petit Saint Bernard, nous faisions des patrouilles sur la ligne de crête et les flancs des montagnes, le massif des Rousses à l’ouest du col, et le mont Valezan à l’est. Nous pouvions ainsi observer toute la combe du col. Parfois, quand nous étions du côté du massif des Rousses, nous pouvions observer, à la jumelle, sur le flanc opposé, des petites colonnes qui progressaient vers le nord. Pourquoi ces groupes choisissaient-ils systématiquement le côté opposé à notre position ? La distance rendait évidemment illusoire toute intervention. La solidarité de la population des deux versants du col assurait aux contrebandiers un service d’information très efficace.
La brigade était cantonnée à la Maison de la Douane, à la sortie nord-ouest du hameau de La Rosière, commune de Valezan. Sur le haut de la route du col, un peu avant le grand bâtiment de l’Hospice, nous disposions d’une cabane qui dominait la route. A l’abri, mais avec un confort précaire, nous assurions nos vacations de surveillance, contrôles des voyageurs et nos départs de patrouilles, toujours effectuées à deux.
Les jours de relève de l’équipe, nous redescendions à La Rosière, le parcours de retour impliquant un itinéraire variable, imposé par notre chef pour compléter nos investigations et recueillir indices et possibles informations de la part des montagnards. La population locale n’était ni hostile ni méprisante. Elle nous considérait comme faisant partie du jeu ; beaucoup d’enfants du pays étaient d’ailleurs douaniers, un métier assurant salaire et logement. La Direction Générale des Douane veillait seulement à affecter les nouvelles recrues le plus loin possible de leur lieu d’origine afin d’éviter des compromissions familiales et locales. Pour ma part, je venais du nord des Alpes, de Châtel, au bout de la vallée d’Abondance, en Haute Savoie, région de contrebande avec la Suisse toute proche.
Un jour d’hiver, notre vacation terminée, nous rentrons au cantonnement de La Rosière. En fin de matinée, nous prenons la piste sur le flanc ouest de la vallée. Le soleil paresseux de l’hiver a enfin franchi la crête au sud-est où se trouve le fort de la Redoute Ruinée. Il y a quelques années j’y étais venu comme chasseur alpin faire des manœuvres dans la Combes des Moulins : des journées très dures, dans deux mètres de neige, logés dans les casemates et souterrains pas chauffés !
Nous avons prévu de nous arrêter dans un chalet d’estive proche pour rendre visite à Guiseppe, un rude Piémontais qui vit là toute l’année. En compagnie de sa mule, son fusil, ses chiens, et sa femme silencieuse, il passe l’hiver avec ses provisions de bois, de fromage, de farine, de jambon, quelque gibier de braconne et sa solitude têtue. Les douaniers lui rendent quelques services pour des menus approvisionnements depuis le village. Ces attentions bienveillantes nous valent parfois en retour quelques informations imprécises sur des mouvements probables de marchandises illicites.
Giuseppe ne parle que l’italien et le patois de la Tarentaise [1], très proche de celui de ma Savoie natale. Quand nous arrivons, je présente mon jeune et nouveau collègue au maître des lieux. Mais Giuseppe a sa tête des mauvais jours. Je lui demande en patois :
« Que don que ne va pas Giuseppe ? » (Qu’est ce qui ne va pas Giuseppe ?)
Il me répond en italien, la langue de la colère.
« Porca miseria, È ancora tornato, e questa volta ha preso molto dalle mie riserve » (Il est encore revenu, et cette fois il a beaucoup pris dans mes réserves).
Nous demandons de qui il parle, s’il s’agit d’un voleur, nous le chercherons. Mais Giuseppe répond :
« il grande uomo, è ancora passato di qua » (le grand homme, il est encore passé par ici).
Puis il se tait, bougon. Ayant prévu de casser la croûte au chalet, comme d’habitude, nous nous installons à table et sortons nos provisions. Guiseppe se calme, et nous sert le rituel verre de paché, ce vin de montagne parfumé mais râpeux.
J’engage prudemment la conversation, en patois, et Giuseppe reprend de même :
« Giuseppe, perque donc te ne fréme pas ta rèzèrva atot na tsèina e un vèroué ? » (Giuseppe, pourquoi tu ne fermes pas ta réserve avec une chaîne et un cadenas ?).
« Pas la pèina, le gran ommo é fran fort, dz’é aprouvo, i m’éclapie tot per éntrà, et dz’é lamo mé qu’i me prèine na tseucca per se, dze volo pas de tracas » (pas la peine, le grand homme est très fort, j’ai essayé, il me casse tout pour entrer, je préfère qu’il me prenne un peu pour lui, je ne veux pas d’ennuis).
Et Giuseppe se ferme et regarde ailleurs, bon ! pas la peine d’insister. Nous remballons et repartons en silence, après la poignée de main rituelle. Mais au bout d’une centaine de mètres, Guiseppe nous hèle et nous crie :
« Ens bèichen, ne passé per la fouré de Sévoliére per alà i véladzo, i porè ità bén dandzérous, tsandzé de tsemén » (En descendant, ne passez pas par le bois de Sévolière pour aller au village, ça pourrait être très dangereux, changez de chemin).
Mon collègue me dit « il est fou, le bonhomme ». Je lui réponds que Giuseppe parle très peu, mais il n’est pas fou et que si ses paroles sont d’or, elles ne sont pas toujours évidentes à comprendre. Mais devons nous suivre les conseils du Piémontais ? Ma foi, nous sommes les hommes de loi, nous sommes armés, qui pourrait nous menacer ? Nous reprenons notre chemin, les montées et descentes du Dou de Sermons sont franchies sans difficulté avec nos skis à peaux de phoque.
Puis sur la ligne de pente des 1825 m, nous passons l’arête des Zittieux et rentrons dans la forêt dense de sapins de la Sévolière. La journée se termine. Le soleil bas illumine la crête culminant à plus de 2000 m, à l’est de la vallée, et allonge démesurément nos ombres vers notre gauche.
La forêt est silencieuse, de temps en temps le plouf d’un paquet de neige qui tombe d’une branche. Fsch… fsch… nos skis rythment la marche. La piste blanche et claire trace sa ligne onduleuse entre les sapins. Nous en croisons une autre venant de notre droite et poursuivons notre route en silence vers notre cantonnement, la Maison de la Douane, promesse de chaleur et de repos.
Mais il me semble entendre, d’abord lointain, une sorte de souffle derrière nous, des bruits de pas dans la neige, fof… fof… puis ça se rapproche. La sensation se précise, le souffle devient halètement, ce qui nous suit émet quelques grognements, puis une odeur animale, une odeur comme d’étable nous dépasse. Que faire, qui est-ce, pourquoi nous suit-il, est-il hostile, prêt à une action violente ? Je ne sais pas, je décide de continuer à marcher sans rien tenter, comme s’il n’existait pas. Je reste attentif, mais sans réaction apparente, j’évite tout mouvement brusque, gardant le même rythme en regardant obstinément devant moi, le bout de mes skis.
Mon collègue a-t-il remarqué, senti ? Je n’ose détourner le regard, ni lui parler. Sans aucun doute, comme moi, s’il a entendu, il reste pétrifié dans la répétition mécanique de sa progression. La piste tourne un peu vers notre gauche et nos ombres allongées se projettent alors devant nos pas. Entre nos deux silhouettes noires dessinées sur le sol blanc, apparaît une autre grande ombre massive, qui se termine par une sorte de capuchon en triangle à pointe arrondie, et se balance lourdement. J’ai le cœur qui bat, je me mets à transpirer malgré le froid de la nuit qui tombe.
Surtout, ne rien faire, aucun mouvement brusque ; la bretelle du fusil est croisée sur ma poitrine. L’arme est une menace pour l’autre, donc pour moi aussi, je ne dois pas y toucher. La piste repart vers la droite, je pourrais voir l’ombre entière en tournant la tête. Mais surtout ne pas bouger, regarder devant, ne rien faire. Par une trouée dans les sapins, regardant de biais, j’aperçois furtivement les faibles lumières du hameau. Y arriverons-nous sans réaction de l’autre ? Continuer, sans broncher, nous sommes les poursuivis, les intrus sur SON territoire…
Le hameau se rapproche, la forêt va bientôt se terminer. Alors le halètement, le fof…. fof.. des pas s’éloigne, puis, nous n’entendons plus que notre respiration et le chuintement des skis. Ne pas se retourner, nous avançons au même rythme comme deux automates bien réglés.
Arrivés devant la maison de la douane, nous nous regardons, et nous disons
« toi aussi.. » « oui.. » et ce fut tout…
Suite à la consultation du site http://www.arpitania.eu pour avis, un membre de cette association, Monsieur Eric Varnay m’a vivement conseillé de me procurer le DVD du film de 1983 « La trace » de Bernard Favre avec Richard Berry. C’est l’histoire d’un colporteur savoyard parti en Italie en 1859 faire son commerce itinérant, un récit très attachant, pittoresque et aventureux. A son retour d’Italie en 1860, il trouve les douaniers récemment installés à la nouvelle frontière qui lui causent quelques soucis. Cet épisode est en quelque sorte le préambule de mon histoire, soixante-dix ans après »
Mars 2016, L’Arpitaniste.