Pour bien comprendre la création de la Corporation des Employés de la Soierie Lyonnaise, il est important de situer le contexte de l’époque.
Tout d’abord un bref rappel historique. La Loi Le Chapelier promulguée le 14 juin 1791, qui vise à favoriser la libre entreprise, proscrit les organisations ouvrières, notamment les corporations des métiers, mais également les rassemblements paysans et ouvriers ainsi que le compagnonnage. Son préambule affirme "il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de coopération". Il a fallu attendre la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 pour que les syndicats soient légalisés en France.
Lyon, creuset des catholiques sociaux
Ensuite, au début de la Révolution industrielle, se développe dans les milieux chrétiens un courant d’idée qui sera appelé "catholicisme social" qui vise à promouvoir une politique sociale conformément aux enseignements de l’Église, ou même à bâtir une nouvelle société humaniste à base chrétienne, en opposition au libéralisme économique. On retrouve d’abord dans ce courant des personnalités catholiques qui mettent l’accent en premier sur la pauvreté ouvrière tels que Frédéric Ozanam (1813-1853), Henri Lacordaire (1802-1861), Félicité de Lamennais (1782-1854)... Puis des hommes qui soulignent plus la nécessité de justice sociale comme Albert de Mun (1841-1914), théoricien du corporatisme chrétien et surtout Léon Harmel (1829-1915), patron chrétien d’une filature près de Reims, qui expérimenta la doctrine sociale de l’Eglise. Lyon est aussi un creuset des catholiques sociaux, notamment avec Marius Gonin (1873-1937), fondateur de la Chronique Sociale et des Semaines Sociales de France.
L’union corporative de la fabrique lyonnaise
Mais je vais laisser la parole à Auguste Gruffaz [1] pour expliquer les circonstances de la naissance de la corporation des employés de la soierie lyonnaise.
Extrait d’un rapport présenté à l’assemblée Générale de la corporation le 3 mai 1928 :
... Nous étions à un de ces tournants de notre histoire industrielle...
Les timides essais des tissus teints en pièces faisaient prévoir une transformation radicale de tous les procédés de fabrication, depuis le tissage jusqu’au finissage. Le métier à bras, jusqu’alors instrument précieux de cette industrie de luxe, allait céder la place au métier mécanique ; l’atelier familial à l’usine de tissage dont quelques-unes fonctionnaient déjà à la campagne, dans les départements voisins.
Les années 1884 et 1885 furent les plus dures de cette lutte entre deux époques de notre vie industrielle. Bien avant la question d’une plus grande production, se posait la question irritante et cependant vitale des prix de façons. Quant le métier mécanique arrivait à mettre au point un article nouveau, la différence du prix de revient était telle que fatalement le fabricant baissait les tarifs du métier à bras, d’où récriminations aiguës, revendications énergiques du tisseur lyonnais, et conflit.
- Auguste Gruffaz (1858-1937)
Les ouvriers de la Croix-Rousse et des quartiers suburbains, qui avaient mis à profit, s’ils ne l’avaient pas devancée, la loi de 1884 sur les syndicats professionnels, étaient tellement surexcités qu’en 1885, dans une réunion tenue Place Tolozan, ils ne parlaient de rien moins que de jeter à l’eau un fabricant de la rue des Feuillants.
La situation était critique, car elle soulevait non seulement la question des salaires, mais celle, plus grave encore, de l’exode du travail à la campagne, entraînant la suppression de l’atelier et la disparition du maître-tisseur, artisan précieux et collaborateur indispensable. Quelques fabricants appartenant à l’association catholique des patrons, une vingtaine d’employés de soierie des cercles de Saint-Denis et de Saint-Augustin, du Bon-Pasteur et de Saint-Bernard, une centaine de tisseurs des mêmes cercles se réunissaient vers la fin de 1885, tous désireux de trouver une solution à cette crise. Après de nombreux échanges de vues, ces hommes de bonne volonté conçurent une union syndicale des trois groupes. Les fabricants se constituaient en simple association, mais les tisseurs et les employés se placèrent immédiatement sous le régime de la loi syndicale. Le 17 mars 1886, la corporation des employés de soierie était née...
Une commission est élue pour élaborer les statuts de cette association qui sont discutés lors de l’Assemblée Générale du 12 juillet 1886 et adoptés définitivement lors de la séance du 6 septembre.
Les statuts précisent dans leur article 3 :
« La corporation a pour but :
- 1° - d’étudier et de défendre les intérêts moraux et matériels des employés et de poursuivre l’amélioration constante de ces intérêts.
- 2° - d’établir entre les membres de l’union corporative de la soierie lyonnaise (fabricants, employés et ouvriers tisseurs) un lien de solidarité et de fraternité chrétienne qui leur permette de se concerter et de se prêter un mutuel appui pour l’étude et la défense de leurs intérêts économiques et industriels ainsi que pour l’exercice de leurs droits professionnels.
- 3° - de créer et soutenir des institutions économiques, comme des caisses spéciales de secours mutuels et de retraites, ainsi que des offices de renseignements pour les offres et les demandes d’emplois ».
Le Conseil d’administration de la Corporation des Employés de la Soierie Lyonnaise, composée de 12 membres, est élue lors de l’A.G du 29 juillet. Ses statuts déposés en préfecture, la Corporation des Employés de la Soierie Lyonnaise est légalement reconnue le 7 octobre.
Dès 1887, la corporation organise une commission de placement
Laissons à Auguste Gruffaz [2] le soin de présenter les premières années de ce nouveau syndicat.
« L’Union corporative de la Fabrique n’a été qu’un rêve généreux. Peut-être a-t-il manqué aux patrons un chef ayant l’autorité nécessaire ? Ils avaient d’ailleurs une faiblesse constitutive, si l’on peut employer une telle expression, pour une institution de ce genre : ils n’ont jamais été syndiqués. Ils n’étaient unis que par les liens vagues d’une association plus confessionnelle que professionnelle... »
L’association des fabricants n’avait plus que quelques membres à partir de 1900.
« Quant aux tisseurs, ils ont été victimes de la transformation industrielle et des vicissitudes économiques. L’apparition des tissus légers, en généralisant l’emploi des tissus de soie, en les démocratisant, suivant l’expression consacrée, ouvrait des débouchés nouveaux qui exigeaient une production plus grande, plus rapide, meilleure marché, plus de métrages et moins de bénéfices. Toutes conditions que que les Fabricants pensaient ne pouvoir trouver qu’à la campagne. L’exode du tissage aux champs sera un appoint précieux aux cultivateurs des terres pauvres »...
A partir de 1905, la Corporation des tisseurs s’éteint petit à petit par la dispersion de ses membres obligés de chercher un moyen d’existence ailleurs.
« Au milieu de toutes ces transformations économiques, la Corporation des employés résistait, avec des hauts et des bas, au temps, à l’indifférence des catholiques, à la sournoise hostilité de quelques-uns. Pendant quinze ans, repliée sur elle-même, elle se fortifiait dans le silence... [3] Dès 1887, elle organise une commission de placement, qui a rendu et rend toujours de grands services. »
Mais la Corporation n’en reste pas là, en 1897 elle fonde une caisse de retraite, timide préface aux assurances sociales. Quant au repos hebdomadaire, d’une brûlante actualité aujourd’hui avec le développement du travail dominical, elle s’attaquait à cette question. Je laisse Mr Gruffaz vous relater cet épisode
La semaine anglaise ou plutôt Lyonnaise
« Cependant, la ligue pour le repos dominical s’employait activement depuis plusieurs années à redonner aux travailleurs de toutes corporations ce repos si nécessaire. Elle n’obtenait pas de résultats appréciables, parce que, pour beaucoup de professions, le dimanche restait le seul jour de vente et d’achat. C’est alors qu’en échangeant nos idées sur ce problème très complexe, nous eûmes la pensée, à la Corporation, de ramener la grande famille soyeuse, usines et magasins, à cette coutume des corporations du Moyen-âge, de celles de Lyon en particulier, d’arrêter tout travail, le samedi, aux premiers coups des vêpres. Pour la réaliser, nous trouvâmes un concours précieux en M. Louis Chavent, secrétaire de la chambre de commerce. Grâce à la grande autorité dont il jouissait tant auprès de ses collègues que dans toute la Fabrique, le principe de la fermeture des magasins de soieries le samedi, à midi, était favorablement accueilli par plusieurs fabricants. Pour passer de l’adhésion à la pratique, il suffit d’une conférence de notre vice-président à la Société populaire d’économie politique le 9 mai 1901, où avaient été convoquées, et effectivement représentées, les corporations appartenant à la soierie ou en dépendant immédiatement. Malgré la démonstration facile de la nécessité, de la possibilité de cette réforme, les objections ne manquèrent pas. Il y eut même une opposition assez vive d’une infime minorité de Fabricants routiniers qui ne voulaient pas convenir que cinq jours et demi bien employés pouvaient avantageusement remplacer six jours de travail mal organisés. Nous avons la satisfaction aujourd’hui, de constater que les événements ont confirmé nos prévisions. »
« Dès le 1er juin de cette même année 1901, la majorité des fabricants de soieries faisaient un essai loyal du repos du samedi soir. Les premières années, les magasins ne furent fermés que de mai à octobre. Puis d’année en année, le retour à cette coutume médiévale se généralisa dans l’industrie, dans les banques, dans les administrations publiques. Vous savez comme elle gagna toute la France, et comme elle assure, aujourd’hui, le vrai repos hebdomadaire, rendu si longtemps impossible à tous les travailleurs. Vous n’ignorez pas, au surplus, qu’elle facilita l’extension rapide autant qu’heureuse des jardins ouvriers dans notre région... »
Un effort d’éducation professionnelle
Dès le départ la Corporation s’est dotée d’une commission d’étude, car la formation professionnelle des employés lui semblait prioritaire. Cette commission avait en charge de mettre en place au siège de la Corporation une bibliothèque technique à l’usage de ses adhérents, d’organiser des conférences, causeries, visites d’usines, films éducatifs sur la vie de l’industrie de la soie, depuis le travail du ver à soie jusqu’au finissage du tissu. Parmi ses réalisations, nous pouvons citer :
- Une conférence sur la situation de la soierie en Amérique (en 1914).
- Les visites de l’usine de teinture Vulliod-Ancel, de l’usine mécanique Monamy, de la Condition des soies (en 1920)
- Une conférence sur Saint François de Sales et l’enseignement professionnel (en 1922).
- Une série de conférences données en 1926-1927 sur la soie et ses emplois : la production de la soie au japon, en France et en Italie, au Cambodge et en Chine, ainsi que la visite d’une magnanerie et d’une culture de mûriers nains.
- Tableau en soie brodé réalisé à l’occasion des 50 ans de la Corporation
Mr Gruffaz précise :
« ... Mais quelle que soit notre passion pour l’enseignement professionnel, nous n’avons pas cru qu’il fût utile d’organiser chez nous des cours techniques de tissage. En laissant ce soin à la Société d’Enseignement Professionnel du Rhône, la Corporation des Employés de la Soierie Lyonnaise n’abdique pourtant pas, puisque grâce à leurs capacités et à leur dévouement, plusieurs de ses membres sont chargés de cours : 4 professeurs sur 6 à l’Enseignement Professionnel et 2 à l’Ecole de Tissage de la Croix-Rousse nous assurent le maximum d’influence morale. »
Mon père est admis à la Corporation en 1928
Je voudrais continuer de vous conter l’histoire de la Corporation là où elle rejoint ma propre histoire familiale, et particulièrement celle de mon père au moment de son adhésion.
Après la guerre, Stéphane Vessot a repris son travail comme employé de soierie chez Permezel d’abord jusqu’en 1924, puis chez les petits fils de Claude Joseph Bonnet où il terminera sa carrière en 1963. En 1926 il se marie avec Louise Duchamp ; Clément Court oncle et parrain de ma mère est aussi témoin lors de leur mariage. Il travaille à la chronique sociale [4], Il est aussi secrétaire général de l’Union syndicale des employés de la Région Lyonnaise. Ma mère elle-même avait adhéré en janvier 1925 au syndicat des dames employés du commerce et de l’industrie. Toutes ces raisons, plus le fait que plusieurs collègues de travail avaient déjà rejoint la corporation, il y est admis lors du conseil d’administration du 26 janvier 1928.
- Admission comme adhérent au CA du 26/01/1928
A cette époque il fallait être présenté par deux personnes. Pour mon père ses parrains étaient monsieur Joseph Vernier de l’établissement des petits fils de Claude Joseph Bonnet et monsieur Félix [5].
- Carte d’adhérent de mon père
Le 3 mai lors de l’Assemblée Générale qui suivit, on lui remit sa carte d’adhérent.
1936, un regain d’adhésions à la Corporation
Le mouvement social de 1936 va être un temps fort pour l’ensemble du syndicalisme, y compris pour la C.F.T.C [6] dont la Corporation avait rejoint les rangs en 1919. Cette dernière rencontre un fort courant de sympathie, ainsi chez les petit fils de Claude Joseph Bonnet où travaille mon père, elle enregistre 25 nouvelles adhésions.
Il y a une vingtaine d’années j’ai eu la chance de rencontrer Pierre Tolon, qui travaillait aussi à la maison Bonnet, et fut l’un des présidents de la Corporation. Il m’en a fait découvrir l’histoire, que je vous retrace aujourd’hui. A cette occasion il m’a remis un fascicule édité à l’occasion des noces d’or. En deuxième page de ce document figurait la liste du Conseil d’administration de la Corporation [7], avec en 6e position un certain Stéphane Vessot qui avait la fonction de trésorier-adjoint. Poussé par la curiosité, j’ai feuilleté les compte-rendus des Conseils d’Administration et je me suis aperçu que mon père y avait participé assidument pendant 9 ans. En 1945, devenu veuf et avec une famille nombreuse, il abandonna ses fonctions.
Plus de cent ans après la fondation de ce premier syndicat, on peut avoir de la difficulté à comprendre cette idée de départ d’une union corporative, bien loin du syndicalisme révolutionnaire de l’époque. Et pourtant, si l’on regarde de plus près, la Corporation a constitué une expérience originale qui a nourri des générations de militants : plus de 70 ans d’histoire, deux guerres, les crises successives de l’industrie de la soie et son déclin, l’intégration dans une grande confédération (la C.F.T.C) puis la déconfessionnalisation [8]... Quel itinéraire assez extraordinaire pour les pionniers de ce syndicalisme.
J’ajouterai que les militants de la Corporation, qui étaient en lien avec les fabricants, n’étaient pas pour autant à la botte des patrons. J’ai retrouvé dans les archives familiales une lettre très éclairante sur ce point, où mon père ne mâche pas ses mots, je vous en cite un extrait [9] : « .... Vendredi soir on nous a annoncé que l’on ne faisait pas le pont et pendant 2 semaines on sortirait à 6 h ½ ; alors que le syndicat des fabricants (donc patrons) avait conseillé la fermeture. Ce sont des salauds car une grande partie de la soierie ferme sans récupérer. » Les adhérents de la corporation avaient de fortes convictions sociales, même si elles étaient profondément imprégnées de morale chrétienne.
Liens :
Sources :
- Union Départementale CFDT du Rhône, dépositaire des archives de la Corporation des Employés de la Soierie Lyonnaise
- Archives familiales
- Photos : collection personnelle