Danièle Lainé nous a confié ces cartes postales et explique : "J’ai découvert, il y a peu, dans les documents récupérés chez mon grand oncle, tout un tas de cartes postales... Pour vous éclairer : mon grand oncle René Villain était cuisinier, son ami Georges Petitjean qui lui écrit était pâtissier. Je suppose qu’ils ont fait leur apprentissage dans le même établissement.
Le 1er septembre 1914 son adresse était : cavalier au 5e Dragons à Saumur...Il devait servir comme cuisinier car sur plusieurs cartes il fait allusion à sa "cuisine".
Né en 1883 à Nogent les Vierges, René Villain est incorporé le 11 août 1914 au 5e Dragons. Il y reste jusqu’au 31 mai 1916. Il est alors transféré au 9e Cuirassiers qu’il ne quittera que le 13 mars 1919. Il a reçu de nombreuses médailles. Il est décédé le 1er janvier 1972 à Beauvais.
Le texte de ces cartes est très révélateur des peines endurées par les Poilus pendant la Campagne d’Orient et fait tout l’intérêt de ces courriers. J’ai simplement apporté quelques explications pour leur bonne compréhension.
« Jeudi 16 août 1917
Mon cher René,
J’ai reçu ta lettre en passant à Koritza car il faut dire que notre mission Epire (?) est terminée. Aussi avons quittés l’Albanie ce pays si sauvage pour entrer en Macédoine Grecque (ça ne vaut guère mieux) mais enfin il y a déjà grand changement.
(Nous) sommes pour l’instant à Korina 25 km de Monastir sur la frontière serbe, (nous) sommes en bivouac dans la plaine en attendant qu’un de ces jours un train nous embarque en vieille Grèce sur le canal de Corinthe ou de nouveaux travaux nous attendent, car quand c’est fini ça recommence la romance, la roman-an-ce du muguet et tout ça jusqu’à… quand !!
Enfin que veux-tu il faut en prendre son parti bon gré malgré.
Je souhaite qu’on ne se soit pas emmanché pour la guerre de cent ans car nous pourrions cette fois désespérer d’en voir la fin.
Me voilà donc avec en perspective un voyage en chemin de fer de 400 km tu vois c’est une paille. Je sais bien que ou tu es tu as des risques mais ça ne fait rien je ne t’engage pas à venir me voir tu pourrais y trouver d’autres ennuis que tu ne peux pas te faire idée.
Aussi laisse filer ceux qui veulent changer d’air. Ils regretterons sitôt arrivés leur air de France.
Ici, je ne veux pas dire qu’il fait chaud mais seulement qu’on y (crève ?) néanmoins la santé reste bonne. Mais beaucoup d’autres sont salement atigés.
Attigé, atigé ; attigé (être) : battu, qui a reçu des coups ; grièvement blessé, touché par maladie vénérienne ; malade ; gravement blessé ou malade (être) ; être blessé, avoir pris des coups ; être torturé, souffrir ; blessé, endolori ; être syphilitique ; fatigué. |
Tu comprends je ne peux pas te dire grand chose !… Veux-tu comme cuisinier le prix d’un restaurant pour te fixer sur les ressources du pays : une omelette de 3 œufs 3.90.
L’œuf si tu peux en dégoter un vaut déjà 1 brut et le lait 1.50 le litre et il ne faut pas en boire rapport à la Malaria ou fièvre du pays et qui n’est pas ordinaire.
Pour le pinard tu peux toujours courir. Pour les légumes autant que sur la tête d’un chauve. Enfin quoi Rien ! Pour les journaux tu as bien un peu tard des nouvelles de France.
Tu me parles aussi du ravitaillement. Tu veux que je te dise.
Dans un pays ou l’on ne peut compter sur rien d’autre. Quand les lions sont servis que reste-t-il aux chacals !! c’est tout ce que je puis te dire.
Les bateaux coulés ont bon dos. Mais pour le singe tu en bouffes et tes deux quarts de pinard ne te tapent pas sur le Mahomet car si l’eau est rare, il y en a bien toujours pour rallonger la sauce.
Les soldats mangent surtout du « Singe », c’est-à-dire de la viande en boite, et le vin qu’on leur sert, est si mauvais, et d’après lui allongé d’eau, qu’il ne leur « tapent pas sur le Mahomet » autrement dit sur la tête et le cerveau |
Enfin je ne t’en dis pas plus long que veux-tu par les temps qui courent il faut tout subir et ne rien dire. Je termine en te serrant cordialement la main et en te souhaitant bonne chance et bon espoir. Ton camarade qui pense à toi. Petitjean
« Salonique, le 4 février 1918
Mon cher René,
Je viens de recevoir ta carte et suis content de te savoir en bonne santé.
Je vois avec ennui que ton affectation n’a toujours rien de joli.
Je comptais que comme cuirassier démonté ce n’était que provisoire mais malheureusement il n’en est rien et ce n’est pas de chance, il ne te reste qu’un filon c’est chercher l’évacuation et une fois à l’arrière tu peux faire ressortir ton métier de cuistot pour te faire sortir de l’engrenage.
Cuirassier démonté : en 1914, on met sur pied les 33e et 34e Régiments de Dragons. Tous deux seront dissous en 1916, lorsque les effectifs de la Cavalerie seront réduits. En effet, le développement de la guerre de tranchée demande de plus en plus d’Infanterie, et si quelques unités de Cavalerie continuent à être employées que pour des missions propre à leur arme, la plupart seront soit démontées, soit amenées suivant les circonstances à être employées indifféremment comme cavaliers ou comme fantassins. |
Moi tu vois je suis tringlot car notre mission étant finie en Albanie, on nous a ballotté dans tous les coins.
René, le correspondant de Georges est cuistot, c’est-à-dire cuisinier, dans le civil…Ancien cuirassier, on ignore quelle affectation il a reçu.Mais il doit être au front en France… Georges, lui, est devenu tringlot, c’est-à-dire affecté à un régiment du Train. Il retrouve là son métier de patissier. |
Nous avons trainé notre peau en Macédoine puis en vieille Grèce et enfin sommes retournés à Salonique pour être versé au parc du Génie de l’Armée.
Je suis donc au 2e génie et quand on change d’arme dans ces conditions on se demande dans quel bisness on va tomber mais tranquillise-toi j’ai pas perdu la carte.
Et suis Patissier en pied au Mess des Off. C’est je crois le plus chouette poste de toute ma campagne. J’ai toute la confiance ! et la spécialité de faire du bon et pas mal avec peu.
De ce fait je crois être ici pour un bail. C’est dommage que tu ne sois pas ici le cuistot je t’assure qu’on ferait une belle paire d’embusqués mais il y a toujours un mais ! car le cuistot (un algérien) est trop vadrouilleur toujours avec sa brusque…
La suite de ce courrier, écrit sur trois cartes postales, manque. Seules la 1re et la 3e cartes ont survécu aux rangements intempestifs, conservées à cause de leurs images et non du texte écrit au verso ! |
…Pas de patisserie au menu. J’ai donc le temps d’y faire souvent de longues virées. Il est vrai qu’à part quelques cinémas et voir l’animation des rues, le reste n’a rien d’engageant.
Les marchandises hors de prix et quant aux femmes le meilleur conseil c’est de ne pas y toucher, tu comprends cette aglomération de troupes et aussi ce mélange de races.
La Campagne d’Orient a fait beaucoup de victimes par les maladies liées aux fièvres causées par le climat chaud et humide mais aussi par les maladies vénériennes ! |
Si donc on se respecte ou veut au moins garder sa santé il est préférable de s’abstenir.
Et puis moi tu sais la guerre m’a beaucoup vieilli surtout le caractère et on en a trop mare de tout pour avoir ici le moindre goût à ça.
Tu me dis ! aurons-nous la Paix cette année !! ma foi je n’en sais plus rien et me demande ou l’on veut nous mener ! je songe bien un peu à l’Avenir mais pour le Présent je ne cherche plus à comprendre.
Enfin sur toutes ces phrases évasives je te dis quand même Espoir !!! et je te souhaite de tout cœur une bonne santé et te serre cordialement la main.
Le bonjour aux tiens.Ton camarade qui ne t’oublie pas. Petitjean.
PS : voici mon adresse
Georges Petitjean
2e Génie PGA (SP518)
Armée d’Orient
Qu’est devenu Georges Petitjean ?
Bon Dieu j’ai bien cru en Orient y laisser ma peau et ma raison. Que veux tu ce sacré paludisme ça vous secoue et ne suis pas encore très fort mais tu sais dans les dépôts, on n’y regarde pas de si près. Enfin je vais tacher d’y rester le plus longtemps que je pourrai. Ma femme Sophie a été bien malade, je l’ai trouvé maigri mais la garce ne me le disais pas, tu comprends elle pensait bien que si loin je me faisais assez de cheveux. Tu vois il vaut encore mieux être près de chez soi. Quant à ma gosse Suzanne elle se porte à merveille. Mes parents tu les verrais sont bien vieillis et il était temps qu’ils cèdent l’hôtel. » Combien durera-t-il nul ne le sait et quoique être malade surtout d’un Paludisme qui vous secoue pas mal à chaque instant et qu’on se demande s’il ne partita qu’avec la peau. On aimerait bien tout de même avoir la santé. Quoique d’un autre côté ce serait une autre affaire. Enfin pour l’instant après des accès consécutifs où certes j’étais loin d’engraisser je suis dirigé à Mende en Lozère au Centre des Paludéens en pleine Cévennes. Comme soins de la quinine jusqu’à la gauche et je t’assure que c’est un sale appéritif qui vous rend abrutit puis repos complet aucune corvée et liberté entière d’aller se ballader en ville, mais les cochons ils le savent bien où veux-tu aller ? La ville est si moche tu ne peux t’en faire une idée et aucune distraction possible et c’est te dire si on s’emm…de. Je ne devrais pas te dire cela car tu vas m’en vouloir et me traiter d’idiot. En effet à côté de vos pauvres existences que vous vivez là-bas beaucoup voudrait être à ma place… » |