Retour au carré militaire de Créteil
J’étais revenu faire des photographies au carré militaire du cimetière de Créteil pour illustrer mon dernier article récemment paru dans la Gazette [1].
Ma stratégie d’auto-traitement psychothérapique avait certainement été très efficace puisque, lors de cette troisième visite, je n’ai pas vraiment éprouvé d’angoisse à être présent en ce site où j’avais été par deux fois grandement traumatisé.
C’est donc presque sereinement que j’arpentais le lieu ; j’ai commencé par scruter les deux façades de l’imposant monument aux morts inauguré en 1922 :
• La principale, celle qui accueillait les visiteurs, représentait une France casquée portant à droite un glaive et à gauche une palme.
Elle écarte les bras et semble bizarrement protéger les 355 noms de ceux qui, selon l’expression consacrée, sont morts pour elle.
Symétriquement répartis en 136 poilus sur 4 colonnes sous son aisselle droite et 134 autres sous la gauche, l’impressionnante liste relate l’hécatombe cristolienne de 14-18.
Au dessous, dans la moitié gauche, figurent les noms des 63 victimes de 39-45, puis ceux des 13 déportés qui ne sont pas revenus ; dans la moitié droite sont inscrits ceux des 3 morts de la guerre d’Indochine, des 3 de celle d’Algérie et étonnamment de 2 sous l’étiquette « Allemagne » et même 1 sous la rubrique « Afghanistan » .
• Sur la façade opposée la même liste des poilus a été reprise ; mais l’espace inférieur ayant servi à honorer les 24 cristoliens tombés en 1870, celle des victimes des guerres plus récentes n’a donc pas été reproduite.
Puis j’ai longuement déambulé devant chacune des 145 tombes du carré militaire [2], scrutant une à une les épitaphes et laissant vagabonder mon esprit ; je suis resté longtemps devant celle d’Augustin Chapelle, le poilu qui fut dévolu à Sylvianne : une plaque commémorative ornée de sa photo y avait été déposée par sa famille il y a plus d’un siècle.
Il avait une bonne bouille de brave type cet Auguste comme l’appelait sa mère … Rétrospectivement, j’ai pensé que Sylvianne avait eu de la chance : c’était assurément moins pénible de dialoguer en silence avec un mort au visage sympathique ; cela a dû favoriser son étonnante rétention mémorielle du nom Chapelle.
Après que l’utopique espoir des poilus qu’ils faisaient « la der des ders » eut rendu l’âme en 1939, le carré militaire permit d’adjoindre à leurs tombes celles des soldats de ce nouveau conflit ( 60 défunts ), puis de continuer avec celles des suivants : Indochine, Algérie.
Remue-méninges mathématique…
Mais deux sépultures m’ont intrigué au plus haut point car leurs présences étaient antinomiques l’une de l’autre tout en donnant la solution d’un étonnant problème mathématique.
Je ne résiste pas au plaisir de vous laisser cogiter, vous échiner et j’espère sécher sur cette énigme ; en voici l’énoncé :
Mathématiquement parlant, il y a inadéquation entre les contenants et les contenus : 145 locataires pour 144 tombes occupées !
À l’évidence, le problème ne peut avoir qu’une seule solution : l’une des tombes a deux titulaires.
Pourquoi cette insolite cohabitation que n’explique pas une pénurie de place ?
Faisons une pause…
Pour vous donner le temps de la réflexion, je vous accorde une petite pause et pour meubler cette césure, je vous propose la lecture de trois encarts contenant quelques unes des réflexions produites par mon encombrante pensée arborescente lors de mes pérégrinations devant les tombes :
1- Poilus père et fils :
Les hommes nés entre 1872 et 1900 (28 classes !!!) furent mobilisés et les réformés de 1914 ont été promptement repêchés… ; il leur faut ajouter les engagés volontaires encore plus âgés ( le doyen des poilus, Charles SURRUGUE, maire d’Auxerre s’est engagé à 76 ans ! ; il fut libéré en 1918 à 80 ans ).
Il en résulte que les plus jeunes étaient très souvent au front en même temps que leur père ; les duos (trios ou plus) de fils et pères morts pour la France existent donc forcément.
Mais je n’ai trouvé aucune statistique à ce propos.
La fréquence des grossesses gémellaires est d’environ 1,6% ; ce qui donne une fréquence de duo bimâle de 1,6% : 3 = 0,5% [3]. Comme tout poilu, chacun des jumeaux a eu une (mal)chance sur sept d’être tué, ce qui donne une (mal)chance sur quarante neuf que le duo ait été expédié ad patres. La fréquence des duos de jumeaux morts pour la France est donc de 0,5% x 1/49 = 1 pour dix mille. Soit pour 8,5 millions de mobilisés = 850 [4].
L’occurrence de duos de jumeaux « morts pour la France » est donc rare, mais non rarissime.
Mais je n’ai trouvé aucune statistique à ce propos.
Ils furent forcément légions : chaque frère a eu une (mal)chance sur 7 d’être tué, ce qui donne 1/7 x 1/7 = 2% des duo fraternels occis lorsqu’il y a eu 2 frères mobilisés… 6% pour 3 frères… 12% pour 4 frères … ( n’oublions pas que la famille nombreuse était quasi la règle à l’époque).
Mais je n’ai trouvé aucune statistique à ce propos.
La face postérieure du monument aux morts de Forêt le temple (Creuse) en porte un émouvant témoignage : sous la mention des trois frères BUJARDET = Fernand (+1915), René (+ 1916) et Maurice (+1917), leur père, Alexandre, a fait ajouter celui de leur mère Emma :
Pour cela, il a financé en grande partie le monument. Cette inscription a soulevé la fureur des associations d’anciens combattants de la Creuse et le refus du préfet de
participer à l’inauguration…
L’insolite cohabitation posthume de deux poilus (suite) :
Notre pause est terminée … Bravo si vous avez trouvé une solution pour l’énigme que je vous ai proposée. Si vous êtes resté bredouille, voici le cheminement que j’ai utilisé pour parvenir à la mienne :
Spéculations oniriques
La promiscuité de nos deux poilus ne pouvait pas être le simple fruit du hasard : il m’était inconcevable d’admettre l’idée qu’ils aient été de parfaits étrangers l’un pour l’autre.
J’avais sur vous le double avantage de la longueur de mes ruminations et de ma dys-somnie ; l’un de mes réveils m’apporta une piste originale ; j’en avais émergé avec en tête cette simple question : Qui pourrait avoir eu l’idée de réunir ces deux hommes dans la mort ?
La réponse me parue évidente : seule une femme aimante peut avoir eu assez de délicatesse pour y songer et de pugnacité pour la concrétiser ! Il me fallait chercher la femme…
Était-ce l’une des deux mères ? C’était peu probable parce que si son garçon lui était très cher, l’autre ne l’était pas suffisamment.
Alors qui d’autre ? À l’évidence la candidate devait être très proche des deux hommes ; mais cela n’aurait pas suffit pour venir à bout des objections, des réticences et des vétos de principe des différents interlocuteurs et décideurs parce qu’il lui a fallu parler à la place des deux compères et pour cela, il lui fallait être légitime ; or, pour l’Armée, pour les Anciens combattants et pour l’Administration, même la meilleure amie d’un soldat, si proche soit-elle, n’est qu’une étrangère…
Alors qui ? Une sœur ? Une épouse ? …
Mais ce n’étaient là que des supputations ; ce qu’il nous faut, c’est le concret des actes et autres documents.
Partons renifler les traces de nos deux poilus…
De chacun des deux, nous ne connaissions que le patronyme, le premier prénom et son statut de « mort pour la France 14-18 ». La première étape consistait donc à faire connaissance avec eux en récupérant leurs dossiers dans le site de Mémoire des hommes :
Pour continuer mes recherches, j’ai opté d’abord pour les actes d’état-civil :
* L’acte de naissance de Robert Maldiney (Paris18-1897-N°976) ne nous apprend rien puisqu’il ne comprend pas de mention additionnelle.
* La transcription de son acte de décès ( Créteil-1918-N°190 ) le dit célibataire.
* L’acte de naissance d’Arthur Porret ( Villeroy-1894-N°7 ) nous signale que son père était suisse et parisien ( la naissance Seine et Marnaise n’étant due qu’à l’accouchement chez les grands-parents maternels). De plus, les deux patronymes de ses parents étant différents de ceux de Robert Maldiney, cela confirme qu’ils n’étaient ni frères ni cousins.
* Mais cet acte de naissance porte une mention en marge qui va nous livrer le lien qui unit nos deux poilus colocataires :
* L’acte de mariage ( Créteil-1919-N°11) nous apprend qu’Hélène Maldiney a les mêmes parents que Robert ; c’est donc sa soeur…
Le lien qui unissait Arthur et Robert était bien une femme aimante, à la fois l’épouse d’Arthur et la sœur de Robert.
Tombe de quidam ou tombe de héros ?
Plus de 1,3 millions de soldats morts !!!
Pour 250.000 d’entre eux, le problème de leur sépulture ne s’est pas posé puisque leurs restes n’ont pas été retrouvés [5], ou si peu qu’ils n’ont pas pu être identifiés.
Mais pour les autres, l’Armée a été confrontée à un problème d’une ampleur et d’une durée inédites ; dans un premier temps, l’inhumation se fit sur place dans des cimetières de fortune, puis il y eut des regroupements en retrait des zones de combat. Chez les blessés, transférés à l’arrière dans des hôpitaux temporaires, la casse était très sévère et alimentait provisoirement les cimetières locaux.
Plus tard, ce qu’il faut bien appeler la « gestion des stocks » fut longue et laborieuse [6]…
En pratique les familles durent prendre une décision entre deux options : soit laisser l’Armée se charger de la sépulture définitive, soit en assumer par elles-mêmes la gestion.
Au final trois modes furent utilisés :
1- les immenses nécropoles dans les régions du carnage.
2- les carrés militaires des communes, permettant à celles-ci de réunir « leurs » poilus « au pays ».
3- l’intimité des tombes familiales.
En dernier lieu la solution adoptée était définitive, sans révocation possible.
Le choix était cornélien car chacune avait ses avantages et ses inconvénients dont nous allons passer en revue les éléments essentiels :
La loi du 29 décembre 1915 avait institué la sépulture individuelle et permanente pour les soldats et l’entretien à perpétuité par les services de l’État.
Les deux solutions militaires avaient donc le mérite d’épargner au clan familial les démarches et les coûts ; mais surtout elles adoubaient de facto l’édifice comme tombe de héros, c’est à dire en faisait un monument pérenne avec la garantie d’être honoré en grande pompe une fois l’an.
* L’option grande métropole permettait, dans un cadre grandiose, de laisser les poilus reposer entre eux, en « frères d’armes », définitivement inscrits dans la grande Histoire. Mais avec l’inconvénient de l’éloignement [7]…
* Quand il existe, le carré militaire du cimetière des villes a le double mérite de la proximité et d’inscrire les poilus dans l’histoire communale.
* Le caveau familial avait l’immense avantage de la réappropriation par la famille, rendant un peu moins délétère son travail de deuil. Mais ici, point de célébration annuelle et point de héros : le locataire n’est plus qu’un quidam dont la tombe finira tôt ou tard par disparaître …
* Mais si les deux solutions militaires assuraient la pérennité de la tombe, du souvenir et de l’hommage au défunt, la veuve le payait au prix fort car la loi de 1915 est formelle : la sépulture est certes permanente, mais individuelle ; plus tard, il n’y aura aucune place pour elle ! De plus la réglementation n’autorise que le fleurissement éphémère et exclut tout ornementation ou ajout [8].
De la proximité à la promiscuité…
Si mes recherches ne m’ont pas permis de conclure formellement, j’ai déniché quelques arguments propres à nous faire cogiter :
Robert Maldiney : Hélène et sa mère avaient donc opté pour le carré militaire ; le transfert des dépouilles s’y fait à la demande de la famille, mais avec l’accord du maire. Le défunt doit donc avoir un lien étroit avec la commune et cette corrélation allait de soi quand le poilu en était natif ou citoyen au moment de son incorporation.
C’était le cas pour Robert qui habitait Créteil avec sa mère et sa sœur quand il a devancé l’appel en 1914, d’où la transcription du décès par l’autorité militaire à l’état-civil cristolien :
Il était donc légitime à être inhumé au carré militaire de Créteil.
Arthur Porret : né à Villeroy, il n’a jamais été résident cristolien et d’après son acte de mariage, il habitait chez ses parents 12 rue du bouloi à Paris 1er.
Quant à la transcription, elle a été faite ( plus de 8 mois après le décès ) à Villeroy et donc ni à Paris 1er, ni à Créteil.
Stricto sensu, l’inhumation d’Arthur Porret à Créteil n’était pas légitime, ni à titre civil, ni à titre militaire ; toutefois deux « circonstances atténuantes » permettent de rendre cette affirmation moins péremptoire :
1- d’une part son mariage avec Hélène Maldiney a été célébré à Créteil le 8/3/1919.
2- d’autre part l’existence, en résidence officielle, de son fils posthume Robert Arthur Porret [9], né le 6/12/1919 à Paris 1er ( 12 rue du bouloi ) chez ses grands parents paternels, mais recensé en 1921 au 16 de la rue du Cap à Créteil avec sa mère Hélène et la mère de celle-ci :
Une épouse cristolienne, un fils cristolien, marié à Créteil… avec un peu d’empathie de la part du maire, l’affaire était plaidable …
Qui avait le pouvoir de décision ?
La réglementation est formelle : « l’aménagement de ces carrés est soumis aux pouvoirs de police du maire ».
Hélène avait donné à son fils le double prénom Robert Arthur en accolant ceux des deux hommes qu’elle avait aimés et perdus ; elle aura certainement fantasmé aussi l’idée que leurs tombes soient mitoyennes…
L’inhumation de Robert Maldiney au carré militaire de Créteil a eu lieu le 5 juin 1921 [10]. Les tombes voisines avaient été rapidement occupées et n’étaient donc plus disponibles lorsque le corps d’Arthur a été rapatrié du Gabon.
Il eût été inconvenant, compliqué [11], coûteux et certainement illégal d’exiler l’occupant mitoyen quelques mètres plus loin. Il ne restait que la très hypothétique conjecture de la tombe partagée. Je doute fort que cette idée ait pu germer dans une autre tête que celle d’Hélène.
La loi de 1915 imposait la sépulture individuelle ; pourtant l’existence de la tombe aux deux locataires est indiscutable, patente et tangible.
Certes la tombe se devait d’être individuelle, mais « l’aménagement de ces carrés est soumis aux pouvoirs de police du maire ». Je suis convaincu qu’Hélène a su le convaincre, d’autant que cette entorse au règlement ne lésait personne …
L’histoire d’amour d’Hélène et Arthur n’a, hélas, pas connu la fin classique des contes de notre enfance : ils furent trop brièvement heureux et n’eurent qu’un seul enfant ; mais Hélène a sublimé son désespoir par sa détermination à fusionner en un même lieu la tendre souvenance de son époux et de son frère bien aimé.
La solution à l’énigme de cette « insolite cohabitation posthume de deux poilus » que je vous ai proposée vous a-t-elle convaincus ou bien m’en proposerez-vous une autre ?
« Si non e vero, e possibile ; si non e vero, e ben trovato ». (Giordano Bruno) [12]
Épilogue
Hélène Maldiney, veuve Porret, est décédée le 14 juin 1952 à Paris 15 et a été inhumée au cimetière de Bagneux :
elle est donc restée une « veuve noire [13] ».
Questions sans réponses :
• Quid de la blessure qui a causé la mort de Robert ? Sa fiche matricule n’en mentionne ni la date, ni le lieu, ni les circonstances, ni la nature.
• Quid de la fiche matricule d’Arthur Porret ? Je ne l’ai trouvé ni dans le fichier de la Seine ( Arthur est noté domicilié à Paris 1 sur son acte de mariage le 8/3/1919 ), ni dans celui de Seine et Marne ( la transcription de son décès ayant été faite à Villeroy ).
Mais était-il français ? Son père était suisse d’après son acte de naissance, toutefois l’acte de mariage note que celui-ci était croix de guerre [14] ; ce père a-t-il été naturalisé avant le début de la guerre ou bien s’est-il porté engagé volontaire ?