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L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles

Un acte de baptême insolite à Luneray en 1672

Le jeudi 16 mai 2019, par Martine Hautot

Un beau jour d’Avril 1672, Salomon Deslandes, marchand bourgeois de la ville de Dieppe et son épouse se présentent au temple de Luneray, un bourg à une vingtaine de kilomètres de Dieppe pour faire baptiser dans la religion réformée une fillette de 10 ans, bien mystérieuse. Jugez-en !

ADSM4E 03388 1672-1675 Protestants (Luneray Temple)

Le même jour (mardi 19 avril 1672) a été baptisée Marguerite fille âgée d’environ dix ans née de père et mère infidèles et par des soins pieux et charitables du parrain et marraine soussignés instruite depuis quelques années dans la Religion Réformée de laquelle ayant rendu raison suffisante a été reçue au baptême des chrétiens après avoir renoncé solennellement et publiquement à toute idolâtrie et superstition du paganisme dans lequel elle est née auquel baptême elle a été présentée par le sieur salomon deslandes marchand bourgeois de la ville de Dieppe et par honneste femme marie fremont femme du sieur deslandes et ont le parrain et la marraine signé la dite fille baptisée ayant déclaré ne savoir signer de ce faire interpellée suivant l’ordonnance.

Surprenant acte sur plusieurs points :

  • - l’âge de l’enfant (une dizaine d’années) même si le baptême n’est pas aussi proche de la naissance chez les protestants que chez les catholiques, cet âge est tout à fait insolite. Marguerite a d’ailleurs dû recevoir une instruction religieuse avant d’être baptisée. Elle a manifestement l’âge de raison.
  • - les parents non dénommés et qualifiés d’infidèles, ce qui suppose que l’enfant est née dans un pays sans état civil et pas encore christianisé. L’Amérique, l’Afrique ? Et, bien entendu, elle n’a pas de nom de famille.
    Cependant, comme dans tout acte de baptême, il y a un parrain et une marraine, Salomon Deslandes, marchand bourgeois de Dieppe et sa femme. C’est en suivant leur piste que nous allons nous efforcer de retrouver l’histoire de leur filleule. Tous d’abord, il nous faut regarder dans les registres paroissiaux. On y trouve deux traces de leur mariage : son annonce dans les registres de Quevilly le Dimanche 12 Août 1668, car l’épouse est originaire de Rouen et plus précisément de la paroisse Saint-Sever. (Comme dans cette ville le culte protestant n’est pas autorisé, les protestants de Rouen fréquentent le temple de Quevilly.)

On y apprend que Salomon Deslandes est fils de feu Salomon Deslandes et de Marguerite Gosse et que Marguerite Frémont est veuve de Thomas Bourdon.
Ensuite on trouve leur mariage à Luneray, le Dimanche 7 Octobre 1668.

Salomon est entouré de son oncle maternel et de son frère Charles, pour Marguerite (marie), on note la présence du pasteur de Dieppe, Jean de Fauquembergue. Et puis nous apprenons leur âge environ 37 pour lui et 40 pour elle. Pas de détails sur la profession de Salomon. Il est qualifié de bourgeois de Dieppe, ce qui signifie une place très honorable dans la société dieppoise.

Je vais tenter d’en savoir plus en consultant Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF. Curieusement on trouve une première mention de Salomon Deslandes dans une méthode de comptabilité en partie double publiée en 1678 [1] : il y est question de sommes baillées à « Salomon Deslandes maistre après Dieu du vaisseau la Margueritte ». Un peu plus loin on lit qu’il possède aussi « le Prophète » un bateau allant à Dantzig. C’est donc un armateur qui ne craint pas d’envoyer ces vaisseaux au loin. Dés lors nous pouvons imaginer que l’enfant a été ramenée à Dieppe lors d’une de ces expéditions lointaines. Les Dieppois étaient de grands navigateurs.

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Carte de Guinée (1653)

Mais le document le plus intéressant pour notre enquête se trouve dans un curieux ouvrage qui relate l’histoire de la réformation à Dieppe. Cet ouvrage est publié à la charnière des XIX et XX siècle mais le texte en est beaucoup plus ancien. Il a dû être composé par Guillaume et Jean Daval, des membres du consistoire, contemporains des événements qu’ils relatent. L’original en a été perdu, cependant des copies en ont été conservées pieusement dans les familles protestantes de génération en génération [2]

Dans la seconde partie consacrée à la période 1660-1685, l’histoire de Marguerite nous est contée. Voici son commencement : « Margueritte, négresse âgée de plus de vingt ans, avait été apportée de la coste de Guinée en France toute petite enfant. Elle était tombée entre les mains du sieur Deslandes, ancien de l’église, lequel l’avait fait baptisée et élevée dans la religion protestante ». Pas de doute c’est bien l’enfant de Luneray et maintenant nous savons d’où elle est originaire : d’Afrique et plus précisément de la côte de Guinée. L’enfant y aurait été enlevée à l’âge de cinq ans. Cette origine ne doit pas nous étonner les navigateurs dieppois allaient traditionnellement chercher en Guinée l’ivoire que leurs artisans sculptaient très finement.

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Cadran solaire en ivoire du XVII siècle

Marguerite, élevée dans la religion protestante, est donc restée à Dieppe, employée sans doute comme servante, jusqu’au début de l’année 1685.Les relations entre les autorités catholiques et les protestants sont alors extrêmement tendues et l’on cherche par tous les moyens des prétextes pour détruire le temple de Dieppe et disperser la communauté. C’est dans ce cadre qu’on reproche à Salomon Deslandes d’avoir fait baptiser une « infidèle » dans la religion réformée, alors que depuis peu tout baptême de « sauvage » doit se faire exclusivement dans la religion catholique. La disposition n’était pas en vigueur lors du baptême de Marguerite mais on en fait quand même état et on condamne Salomon Deslandes à une amende de cent livres. Quant à Marguerite qui s’appelle maintenant Chrétien (allusion à son baptême ou nom d’une famille dieppoise ?), elle est obligée de rejoindre la maison des Nouvelles Catholiques pour y être instruite dans « la vraie religion. » Il n’est pas précisé le lieu retenu. Il existait plusieurs maisons de Nouvelles Catholiques, l’une à Paris et beaucoup d’autres en Province. En Normandie on en trouvait à Rouen, Caen, Saint Lô. Leur but était d’accueillir des enfants ou des jeunes (parfois très jeunes d’ailleurs), nés dans le calvinisme et de les conduire à abandonner l’« hérésie ». Ces maisons n’étaient pas loin d’être des prisons : on en sortait pour, dans les meilleurs cas, se marier avec un bon catholique, ou pour apprendre un métier ou devenir domestique dans une maison pareillement catholique. Certaines pourtant choisissaient d’y devenir à leur tour religieuse. Marguerite a sans doute rejoint la maison des Nouvelles Catholiques de Rouen, créée en 1674 et située alors rue Etoupée, sur la paroisse Saint Patrice. Mais je n’ai encore trouvé aucun document la concernant dans les liasses des Nouvelles Catholiques conservées aux archives départementales. Je ne pense pas qu’elle y ait abjuré ni qu’elle y soit restée longtemps : d’après nos chroniqueurs elle était tellement récalcitrante que ces dames ont préféré s’en séparer et l’envoyer chez un certain sieur Sacquet, receveur de sel, où elle put préserver sa liberté de conscience mais non sa vertu, au grand dam des rédacteurs.

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Londres 1647

C’est ainsi qu’elle est partie après les dragonnades avec l’enfant qu’elle avait eue se réfugier en Angleterre. Peut-être y-a-t-elle retrouvé des coreligionnaires dieppois exilés comme elle : l’Angleterre était avec les Pays-Bas le lieu de refuge privilégié pour les protestants normands fuyant les persécutions. C’était le troisième pays où Marguerite allait vivre. Nous aimerions savoir comment elle a pu supporter ces différents changements mais il est difficile d’en savoir plus. Nous souhaitons seulement que dans ce nouveau séjour elle ait pu connaître un peu de tranquillité.


[1Méthode pour bien dresser toutes sortes de comptes à parties doubles, par débit et crédit, et par recette, dépense,reprise .Claude Irson 1678
Archives départementales de la Seine- Maritime et de la Charente-Maritime
Méthode pour bien dresser toutes sortes de compte à parties doubles. Claude Irson 1678.

[2La seconde partie de l’histoire de l’église réformée de Dieppe 1660-1685, publiée pour la première fois avec introduction et notes par R. Garetta 1902-1903
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72048w/f103.item.r=%22%20deslandes%22

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15 Messages

  • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 17 mai 2019 11:35, par Colette Boulard

    Allez savoir pourquoi, je me suis lancée dans la lecture du texte sans regarder qui était l’auteur. Et très vite cela partait loin : le XVII ème siècle, des protestants, une enfant sans parents... En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, sagacité du chercheur aidant, l’identité de l’enfant, ses origines si particulières sont retrouvée, loin de l’anonymat. Et hop, la suite de sa vie est esquissée et je me demande si, vraiment, elle n’est pas connue plus loin encore par l’auteur. Texte précis, concis, qui tient en haleine. L’auteur ? Ah ben oui, Martine Hautot. remarquable, comme il se doit, y compris dans le choix des illustrations.

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  • Et à partir d’un simple acte de baptême, c’est toute une histoire qui est retracée, que j’ai lu avec grand plaisir. Merci à l’auteur  🙂

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  • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 17 mai 2019 21:12, par Jacqueline Isnel-Guérin

    Merci Martine pour cet article dans lequel nous apprenons beaucoup ! Les registres d’état-civil recèlent de petites perles que vous savez si bien exploiter ! Bien cordialement.

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  • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 17 mai 2019 22:06, par Jacqueline Isnel-Guérin

    Les pages de "La seconde partie de l’histoire de l’église réformée de Dieppe 1660-1685" relatives à Marguerite sont irrésistibles ! Elles donnent envie de lire l’intégralité de cette partie de l’histoire RPR de Dieppe ! Merci Martine !

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    • Merci à tous,mais cette découverte aurait été impossible quand j’ai commencé la généalogie ,avant internet et la mise en ligne de la base de données de la BNF:Gallica.Je dois avouer que j’aurais beaucoup de mal à me passer d’ internet.Imaginez le périple :trouver le bon document et la bibliothèque où il se cache ,s’y rendre ,respecter les horaires ,attendre la levée….Internet d’abord pour déblayer,puis les archives en salle de lecture pour compléter !Voici ma méthode et parfois s’ y ajoute,comme dans le cas présent, une grosse part de chance !
      Martine

      Répondre à ce message

  • Bonjour Martine,

    L’histoire que vous relatez ici est vraiment riche, passionnante et instructive -et quel plaisir à lire !

    Merci pour avoir partagé cette découverte.

    Cordialement,

    Franck Juin

    Répondre à ce message

  • Bonjour,

    Merci pour cet article.

    Il est vrai qu’en matière de recherches généalogiques, c’est parfois une question de chance...

    Bien à vous

    Marie

    Répondre à ce message

  • Merci. Histoire passionnante !

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    • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 19 juin 2019 10:39, par Martine Hautot

      Merci ,en fait ,si on cherchait bien ,on trouverait d’autres cas d’enfants ramenés en France par des explorateurs ,il y a ainsi une enfant dans l’orne Marie Angélique Hyacinthe Padeucamie baptisée en 1728 à Cerisy belle étoile ,sauvage de nation de l’ Amérique ( source geneanet),celle-ci est restée dans l’ Orne où elle s’est mariée.
      Cordialement,
      Martine

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  • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 19 juin 2019 13:00, par Anne marie acostz

    Passionnant cette recherche,qui pourrait servir de scénario pour un film historique.

    Répondre à ce message

  • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 22 juin 2019 08:35, par Gabrielle DUPIRE

    Martine détective ! Superbe enquête et belle rédaction ! Oui, on aimerait bien connaître la fin de cette histoire...

    Répondre à ce message

  • Passionnant, et encourageant !

    Passionnant par tout ce que nous apprenons ici, en quelques paragraphes si bien tournés, sur la vie réelle de nos ancêtres, et leurs coutumes surprenantes selon nos critères actuels.
    Merci pour ces belles lignes.

    Encourageant pour quelqu’un qui (re)débute en généalogie et tourne souvent en rond pour remonter le temps ou trouver des liens.

    Le fait que l’histoire tourne autour de Dieppe, qu’y soient évoqués les navigateurs et l’ivoire est une amusante coïncidence : les ancêtres dont j’essaie de découvrir l’histoire et la vie étaient mariniers, voiliers et enfin sculpteurs en ivoire à Dieppe (1696 - 1901).

    Vous êtes partie d’un acte de baptême insolite, j’essaie de redonner vie à mes ancêtres en partant de quelques pages de souvenirs de jeunesse laissés par mon arrière-grand-père… (1822 - 1901).

    J’ai encore beaucoup de travail devant moi, mais ce ne sont déjà plus des inconnus.
    Je les présenterai d’ailleurs lors d’une cousinade dans 15 jours à Dieppe, et notamment aux jeunes générations.

    Ce qui est passionnant c’est qu’une fois un fil attrapé la pelote se déroule, indéfiniment, jusqu’ à "coincer". En ce qui me concerne je ne trouve aucun lien certain avant 1696.
    Est-ce le hasard ou lié à la ville de Dieppe ? Je ne désespère pas…

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    • L’étrange histoire de Marguerite, née de parents infidèles 22 juin 2019 17:22, par martine hautot

      Merci de votre message .Mon arrière grand-père Quilan était charcutier à Dieppe ,rue du mortier d’ or,non loin de l’ église Saint-Jacques .Il venait d’ Offranville où son père était boulanger.Il eut 5 fils ,tous dans les métiers de bouche,(boulanger ,cuisinier,restaurateur)sauf un qui fut curé.il dispensait une nourriture toute spirituelle !
      Je vous souhaite pleine réussite dans vos recherches ,en remontant les siècles ,la tâche se complique.
      Cordialement,
      Martine

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