Eglantine et Honoré habitent La Crèche, un petit village des deux Sèvres. C’est une famille aisée, famille d’agriculteurs, famille très croyante, protestants convaincus.
Eglantine, née en 1865, a réussi son brevet supérieur ; Elle et Honoré prendront parti pour le capitaine Dreyfus et, même après que l’innocence de Dreyfus soit reconnue, le couple sera victime d’une certaine exclusion.
Leur fils, Georges, militaire de carrière, est en 1918 à Dakar. Sa femme, Véra vient de donner naissance à un petit Robert. Georges, le fils aîné a 2 ans. Il habite au Payré, avec Honoré, Eglantine et Charles, l’oncle de Georges..."
Le 11/11/1918
Mon cher Georges
C’est au milieu d’un grand enthousiasme répandu dans toute La Crèche que je t’écris. La nouvelle de la victoire est arrivée ce matin et tu parles ; on s’embrasse les jeunes filles et les jeunes gens dansent et chantent en criant "vive la France" je regrette que vous soyez si loin et que vous ne puissiez vous joindre à nous pour célébrer ce grand jour ! Mais à côté de cette immense joie, il y a la tristesse : ceux qui sont morts glorieusement et endormis à jamais laissent un grand vide et aux sourires succèdent les larmes et c’est d’autant plus cruel que lorsque les vivants reviendront triomphants, les familles des chers absents diront avec une angoisse infinie "le mien n’est pas là". Tout de même, le Kaiser ne doit pas être fier, lui qui avait rêvé d’anéantir la France et à l’heure actuelle il doit sentir le châtiment mais dans son cynisme il n’a point de remords et que va-t- il dire de sa défaite ? Dieu et l’histoire le jugeront
Rien d’autre chose pour le moment si ce n’est que monsieur et madame M...sont partis voir la tombe de Léopold : il avait été envoyé en mission et c’est là qu’un éclat d’obus lui a fracassé le crâne ; monsieur M. a vieilli : a ton retour en France, ils te donneront de plus amples détails.
Nous avons bien reçu les deux dernières lettres. Véra m’apprend qu’elle est souffrante. Veille bien sur elle et qu’elle ne fasse pas d’imprudence, surtout là-bas.
J’espère quand même que sa fièvre a cessé ; tiens nous au courant de sa santé ; quant à Robert, je suis heureuse qu’il va bien et qu’il me ressemble, mais il est à souhaiter qu’il soit mieux que sa grand mère. Prenez bien garde à ce qu’il n’attrape pas de maladies.
Encore une fois, nous vous embrassons. A l’instant, Geo ne veut pas que j’écrive il monte dans une chaise pour tourner le bouton d’électricité, il éteint et j’ai beau dire que j’écris à Papa et que je lui donnerai une fessées, il ne cesse pas ; Charles est obligé de le prendre pour le faire sauter et il crie "vive Papa et Maman Vévette" ; il parle beaucoup de son petit frère Robert mais ne peut pas aller le trouver à Dakar ;
On ne peut s’empêcher de rire de ses réflexions ce qui fait qu’on le gâte mais malheureusement ce qui empêche de le corriger souvent, c’est qu’on est retenu par la pensée que ses parents sont si loin.
Sur la photo, Geo est habillé en costume marin en jersey rose qui lui allait à ravir, avec un polo également rose ; les enfants ici avaient tous du vert et du violet et j’avais mis Geo dans cette couleur pour le distinguer des autres.
Votre fils Geo vous tend les bras, ton père Charles et moi vous envoyons nos meilleurs baisers
Ta mère attentionnée
Clémence Groussard.
Texte et photo Micheline Groussard, d’après une lettre envoyée par son arrière grand mère à son grand père, militaire à Dakar.