- Souleilhal
Deux policiers de la Marine Nationale étaient venus le matin même au Souleillal. Sur le pas de la porte, ils avaient décliné leur fonction, montré les documents les accréditant et commencé un interrogatoire en règle. Moron avait vite compris qu’à la Royale on avait rouvert son dossier et que Javert avait retrouvé Jean Valjean, vingt ans après. Les flics de la Marine furent expulsés sans ménagement et Moron envoya une missive à de Gaulle. Le général lui répondit par une longue lettre manuscrite, recto verso sur un papier grand format. Elle commençait par "Mon Cher Ami" et rappelait les épreuves et les combats communs. De Gaulle n’avait pas oublié son compagnon des mauvais jours. Les sbires ne sont pas revenus.
Quelle était donc cette affaire qui fit se déplacer la Police Militaire de Toulon et qui contraria tant le Commandant au point qu’il écrivit au Général de Gaulle ?
Les documents sur cette affaire m’ont été envoyés par les Archives de la Justice Militaire de Le Blanc. Les dates soulignées correspondent à des documents. Les citations sont en italiques, mes commentaires en gras. Tous les documents n’ont pas été exploités dans cet article.
En Mai 1938, Moron était Capitaine de Frégate quand il fut nommé au poste de Conseiller aux Affaires Maritimes du Liban. Il devait cette importante affectation à la connaissance étendue qu’il avait des ports et des problèmes de navigation au Moyen Orient.
Le 3 Septembre 1939, à la déclaration de guerre, Moron est en outre nommé à la Présidence de la Commission des Transports Maritimes et des Ports au Levant. Son travail consistait à réceptionner les troupes qui, venues de France, débarquaient au Levant, le transport étant effectué par des bâtiments civils réquisitionnés. Du fait de l’état de guerre, les entreprises civiles portuaires avaient été remplacées par une administration militaire.
Pour le retour en France, les armateurs cherchaient du fret et Moron les aidait à trouver de la marchandise. Il était chez lui, connaissait beaucoup de gens à Beyrouth. Pendant quatre années déjà, il y avait exercé d’importantes fonctions.
Les problèmes financiers se réglaient par l’intermédiaire d’un banquier grec, Abdallah Zéhil, commissionnaire en marchandises, qui était aussi agent de la "Compagnie Générale de Navigation à Vapeur Cyprien Fabre & Cie." Cette célèbre compagnie de Marseille était également propriétaire des "Chargeurs Réunis." La "Cnie Cyprien Fabre" exploitait la côte d’Afrique jusqu’au Dahomey, les Indes et surtout toute la Méditerranée. Il existait une ligne régulière Marseille Beyrouth.
En Juin Juillet 1941 se déclenche ce que l’on a appelé pudiquement "l’Affaire de Syrie" :
Avec l’accord de Pétain et des troupes françaises basées en Syrie, les Allemands envoient dans ce pays du matériel militaire, surtout des avions (100). Une partie de ce matériel part en Irak pour armer la rébellion fomentée par l’Allemagne contre les Britanniques. De Gaulle, averti par le Général Catroux, démontre à Churchill le danger : la prise en tenaille de l’Égypte.
Depuis Février 1941 Rommel fonce sur le Caire.
Le 8 Juin 1941 les Britanniques, auxquels se sont joints les Forces Françaises Libres, lancent l’attaque. Les Vichystes sont battus mais la lutte fut rude et se termine le 17 Juillet 1941 avec 7000 "morts ou blessés".
D’après la convention d’armistice signée à Saint-Jean-d’Acre, les Pétainistes avaient le choix, rester au Levant ou rentrer en France. Mais ils avaient le crâne tellement bourré de la religion du Maréchal que seuls quelques uns sont passés chez de Gaulle, malgré les appels avant et après la bataille.
Le Capitaine de Frégate Léon Moron, fut le premier officier de la Flotte à prendre partie pour le général et à refuser d’embarquer sur le dernier bateau partant pour la France.
De ce fait, Moron s’est mis à dos toute la Marine française, et celle-ci ne va pas manquer de l’humilier par tous les moyens, pour se venger et … pour l’exemple.
Le 6 Décembre 1941, le Commissaire du Gouvernement auprès du Tribunal Maritime Permanent de Toulon donne son avis "L’affaire du Capitaine de Frégate Moron (L.H) est délicate. (…) Quelles fonctions exerce-t-il dans l’organisation Gaulliste ? Si l’on veut faire un exemple, on peut en se fiant aux apparences, le poursuivre pour "intelligences avec agents étrangers en vue de favoriser des entreprises contre la France" (art 75 Mort). Ou pour "intelligences avec agents étrangers ayant pour objet ou pour effet de nuire à la situation militaire ou diplomatique de la France" (art 80 Travaux Forcés). (…)
Je propose donc pour le moment de s’en tenir aux sanctions disciplinaires."
Dans la marge de cette lettre, au crayon, le mot Désertion est souligné en gras.
Vous avez bien lu : "si l’on veut faire un exemple, on peut, en se fiant aux apparences, le poursuivre (…)" Appréciez le machiavélisme…
La réponse ne tarde pas, la machine judiciaire s’emballe.
Le 12 Décembre 1941, le Vice-Amiral Marquis, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la 3e Région, adressait au Commissaire du Gouvernement :
"Objet : affaire capitaine de Frégate Moron. (Dissidence)
En le priant de bien vouloir poursuivre cette affaire."
En marge, une mention manuscrite portait : "Il y a lieu d’informer pour désertion à l’intérieur en temps de guerre (193 Mort)."
Les sanctions disciplinaires étaient montées jusqu’à la mort, prévue par l’article 193 du code de la Justice Maritime.
Le 18 Décembre 1941, le même Marquis, signait l’Ordre d’Informer contre "le nommé Moron (L.H.) ex-Capitaine de Frégate" qui "se serait rendu coupable de désertion en temps de guerre.
Infraction prévue par les articles 193 et suivants du code Justice Maritime."
Le 22 Décembre 1942, Pierre Collinet, Lieutenant de Vaisseau à bord du CT "Guépard"
"Cet officier marinier est venu me demander conseil au sujet d’une lettre qu’il venait de recevoir du Commandant Moron. Dans cette lettre celui-ci lui demandait de rester au Levant probablement dans le poste qu’il occupait à ce moment là, pour y servir les intérêts français. Rien dans le fond de cette lettre ne pouvait s’interpréter comme une invitation à passer à la dissidence."
Le 24 Janvier 1942 Jean-Pierre Burnand, Lieutenant de Vaisseau, demeurant à Vichy, Hôtel du Halder.
"Il avait cependant l’audience du Capitaine de Vaisseau, Chef d’Etat Major, qui ne traitait aucune question sans en parler à MORON qui bénéficiait d’ailleurs aussi, en apparence, de toute la confiance de l’Amiral pour sa connaissance très réelle des Affaires du Levant.
Je savais que (…) MORON était en grande partie responsable des "événements" de Juin et Juillet 1940 ce qui, à Beyrouth, était l’expression employée pour désigner la période de trouble qui avait faille amener la dissidence massive du Levant. (…)
Au moment où, au début de Juillet, il a été question de pourparlers pour la cessation des hostilités, MORON a proposé à l’Amiral GOUTON de demander à l’Amirauté sa mise dans la position hors cadre pour lui permettre, le cas échéant, d’exercer à titre purement civil ses fonctions de Conseiller aux Affaires Maritimes et pour sauvegarder autant que possible les intérêts de la Marine et des particuliers français dans les ports du Levant. Cette proposition ayant reçu l’agrément de l’Amiral GOUTON, MORON était placé effectivement dans la position hors cadre et revêtait la tenue civile quelques jours plus tard.
MORON n’a plus manifesté d’activité depuis lors, que pour essayer, sans en rendre compte à l’Amiral, de faire passer tout le matériel appartenant à la Marine au compte de la Compagnie du Port (2 remorqueurs, 2 vedettes, chalands allège, bugalets, etc. par vente fictive et apposition d’écriteaux sur tous les locaux de la Marine. Cette opération maladroite a failli amener un incident avec la Commission Britannique ; elle était en effet absolument contraire aux clauses de la Convention."
Mais il a sauvé le matériel du pillage par les Anglais… qui n’étaient pas contents, bien sûr.
Et maintenant un modèle du genre !!!
Le 3 Février 1942, Jean Bucaille, Capitaine de Frégate de réserve, demeurant au Cap Brun.
Moron m’a toujours été antipathique. Voici des années que le connais. Il ne m’a jamais plu : je le trouvais inquiétant !(...)
MORON est un individu très intelligent, faisant très bien ce qu’il fait… mais haineux, vindicatif, orgueilleux, et très intéressé. On ne peut jamais compter sur lui (…) Avant tout il est opportuniste et tous ses actes sont guidés par son intérêt personnel. Il se complaît dans l’intrigue, n’agit jamais franchement et n’est heureux que quand, par tous les moyens, y compris la calomnie, il peut semer la discorde ou la méfiance parce qu’ il espère toujours y trouver un avantage pour lui même. (…)
MORON n’avait pas le droit de rester au Liban après le départ de la Marine (…)
Je n’ai cependant pas été surpris d’apprendre qu’il était resté là-bas. Son goût de l’intrigue et des combinaisons tortueuses devait l’y pousser. De plus, il y trouvait certainement un intérêt pécuniaire sérieux, non pas tant par la solde proprement dite qu’il aurait touchée comme officier gaulliste, que par suite des avantages qui lui étaient consentis par le gouvernement libanais pour ses fonctions de conseiller. J’ignore, du reste, à quel total exact ces avantages peuvent se chiffrer, mais d’après le train de vie de MORON, qui n’a par ailleurs, je le sais, pas de fortune personnelle, ils sont certainement loin d’être négligeables.
De plus, bien avant les événements de 40-41, lui et sa femme ne se cachaient pas pour dire qu’ils ne tenaient pas à revenir jamais vivre en France.
Puis, par hasard peut-être, il s’est trouvé que la majorité des amis ou des relations du ménage MORON est passée au Gaullisme ou est resté dans le Levant. Malgré cela, il paraît qu’en Juillet 1940 il s’est dépensé pour éviter le départ en dissidence de certaines personnalités françaises du Levant.
Enfin MORON est excessivement ambitieux. Je sais, par exemple qu’à un moment donné, postérieurement à Juillet 40, il a intrigué pour se faire nommer "Secrétaire Général Délégué du Haut Commissaire."
Peut-être a-t-il vu la possibilité, dans une période aussi troublée que celle de Septembre 1941, de se créer une situation officielle importante, ou même une situation matérielle considérable. En cela on ne peut que faire des suppositions, basées sur son caractère et sa mentalité, mais étayées cependant un peu par les plaintes que j’ai entendues formulées contre lui (…)
De là à supposer que MORON aurait désiré en faire partie (de la Société d’Acconage) il n’y a qu’un pas. Et sa mentalité autorise toutes les suppositions.
Monsieur BONHOURE, Conseiller à l’Instruction Publique des Etats du Levant sous Mandat Français était depuis de nombreuses années haut fonctionnaire du Haut Commissariat. Il faisait exprès de n’avoir que peu de relations avec l’Armée et la Marine et il était connu comme esprit universitaire et assez sectaire. Il était de plus intéressé et pro-anglo-saxon. Le ménage BONHOURE avait des relations privées suivies avec le ménage MORON ainsi qu’avec d’autres ménages vivant à l’écart du milieu militaire et dont la plupart sont passés au gaullisme.
Jean Bucaille parlant de Moron, Capitaine de Frégate comme lui, n’est-il pas haineux et vindicatif, lui même ? Il est de "la Réserve". A 54 ans, il ne fait rien, si ce n’est regarder la mer des rochers du Cap Brun en ruminant sa haine contre Moron qui a pris de l’avancement, protégé par Catroux et de Gaulle, touchant sa solde et surtout bien payé par le Gouvernement du Liban, vivant confortablement avec sa femme, recevant des "universitaires". Un déferlement de jalousie dans sa déposition à la Justice Militaire, tout ce qu’il peut dire pour accabler Moron, mais rien de précis.
En lisant cette déposition je me suis retrouvé au temps de l’Occupation et de la dictature de Vichy, avec cette ambiance de suspicion, de délation, et des gens minables. Au temps où un officier de marine de mon village, que je connaissais bien, accusait un juif de chanter l’Internationale dans le camion qui l’amenait avec d’autres rendre inutilisable la piste de l’aéro-club. Dénonciation basée sur des ragots, déclarée sans fondements par la police de l’époque. Je comprends que "le ménage Moron" ait négligé la fréquentation des militaires.
Les Moron parlaient souvent des Bonhoure et des relations qu’ils avaient avec eux à Beyrouth. M. Bonhoure était Conseiller à l’Instruction Publique auprès du gouvernement libanais. C’était aussi un écrivain, un critique renommé, coéditeur des Nouvelles Littéraires. Il rédigea l’introduction du catalogue de l’exposition "L’Art Moderne au Liban" qui eu lieu en 1941 à Jérusalem. Les toiles et dessins de Geneviève Moron y furent exposées.
Dans les relations de ce "ménage Moron" on peut aussi compter Henri Seyrig. Eminent archéologue, Henri Seyrig occupa avant la dernière guerre le poste de Directeur Général des antiquités de Syrie et du Liban. Puis il créa et dirigea jusqu’en 1967, l’Institut français d’Archéologie du Proche Orient.
Les accusations du Tribunal Militaire de Toulon portent uniquement sur le fait que Moron soit passé chez de Gaulle. Mais un autre os à ronger ne va pas tarder à être trouvé…
Où la Justice Militaire découvre le Sinaïa.
Le 26 octobre 1939 Abdallah Zéhil rend compte à la compagnie Cyprien Fabre :
"Monsieur Moron m’a donné comme instructions de payer tous les frais de sortie du navire à titre "Marine Marchande”, le navire faisant un transport de retour commercial tout en restant réquisitionné militaire. Il m’a dit en outre, d’encaisser le fret, d’établir un décompte de recettes et dépenses à lui soumettre et de garder le solde chez moi à sa disposition. Je me conformerai à ses ordres."
A partir du 20 Avril 1942, à propos du Compte de Gestion Sinaïa, des lettres sont échangées entre la "Cnie Cyprien Fabre" et la Direction de l’Intendance Maritime de Toulon. Y compris la copie de la lettre d’Abdallah Zéhil.
Le 6 Juillet 1942, le Commissaire Guégan, Chef du Service des Approvisionnements de la Flotte examinant le compte définitif de gestion du paquebot SINAÏA relève une irrégularité, l’encaissement d’un fret par Abdallah Zéhil.
Intrigué, Guégan "fait une enquête sur l’activité que pouvait avoir eue, vis à vis des transports par navires non militarisés, ce Capitaine de Frégate(…).
Dès la déclaration de guerre et sans qu’aucune nomination officielle fut intervenue, le Commandant Moron a pris les fonctions de Chef du Service des Transports Maritimes. De ce chef il s’immisçait dans toutes les affaires maritimes et même dans les transports de troupes et de matériel de guerre (…).
J’ajoute que lors de l’entrée en Syrie des troupes anglo-gaullistes, le capitaine de Frégate MORON, dont l’influence à la Marine à BEYROUTH était loin d’être négligeable, est passé au service des Gaullistes"
La phrase de Zéhil, "d’encaisser le fret, d’établir un décompte de recettes et dépenses à lui soumettre et de garder le solde chez moi à sa disposition" sera exploitée à fond. Il fallait salir Moron, déjà accusé de désertion. D’après ce texte on l’accuse de vol, alors qu’il demande au banquier de garder le solde, "chez moi" ce qui veut dire dans la banque et non dans la poche de Moron. "à sa disposition", veut dire à la disposition de Moron dans l’exercice de ses fonctions administratives. D’ailleurs, Guégan termine son rapport en reconnaissant que la Cnie Cyprien Fabre doit à l’Etat la somme de 1756 livres syriennes … "dont son agent en définitive est resté débiteur".
Guégan reconnaît que les 1756 livres sont chez le banquier et non dans la poche de Moron.
L’interprétation du Tribunal de Toulon est plus que subtile, spécieuse. Mais l’essentiel était de compromettre Moron. Il était facile de demander au banquier ce qu’était devenu cette somme, s’il l’avait remise à Moron contre signature ou bien si elle était encore dans sa banque.
Dans la déclaration d’Abdallah Zéhil, il n’y a aucune accusation contre Moron, Moron dit au banquier de garder cette somme dans sa banque.
GUÉGAN accuse Moron de s’être nommé lui-même chef des transports maritimes et des ports des côtes du Levant. Moron se serait octroyé tout seul un poste militaire de cette importance ! Et le Ministère de la Marine aurait laissé faire, dans un pays en guerre ! Et les Amiraux sur place n’auraient rien dit !
Le 19 Septembre 1942, dans la Dépêche Ministérielle, le Contre-Amiral Auphan, secrétaire d’Etat à la Marine, Chef d’Etat Major des Forces Maritimes, adresse un courrier au Vice-Amiral Marquis, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la 3e Région – Toulon.
Lettre consacrée à l’affaire SINAÏA dont le dernier paragraphe mis en évidence au crayon gras stipule :
"La responsabilité du Commandant MORON dans cette affaire doit faire d’autre part l’objet d’un examen sur le plan judiciaire. (Il y a lieu d’autre part, d’engager contre lui, si ce n’est déjà fait, des poursuites pénales pour désertion à l’étranger en temps de guerre.)"
C’est net, Auphan, secrétaire d’Etat à la Marine, mélange un supposé détournement de fonds et le passage chez de Gaulle. Ceux qui désertent pour rejoindre la France Libre sont des voleurs, il faut à tout prix salir le marin pour le condamner à mort. Dans tous les témoignages il n’y a aucun élément prouvant un détournement de fonds, uniquement des suspicions. Et pourtant…
Le 2 Octobre 1942, le Commissaire du Gouvernement du Tribunal Maritime Permanent :
"Il y a lieu d’informer contre le cap de Frégate Moron pour détournement de fonds appartenant à l’Etat. (219 Mort)"
Le 6 Octobre 1942, Marquis, le Préfet Maritime de la 3e Région Maritime "attendu qu’il résulte des pièces ci-jointes que le nommé Moron (L.H.) capitaine de Frégate se serait rendu coupable de détournement de fonds appartenant à l’Etat. Infraction prévue par l’article 219 du code de Justice Maritime.
Charge le Commissaire du Gouvernement d’assurer l’exécution du présent ordre d’informer et ordonne la jonction de cette procédure avec celle ouverte en vertu de l’ordre d’informer du 18 décembre 1941 contre le nommé Moron.
Le 27 Octobre 1942, Louis Imbert, Commissaire principal de la Marine, témoignait devant le Tribunal de Toulon :
Je ne crois pas qu’il y ait eu dans l’intention du Commandant Moron de conserver indûment ou frauduleusement cette somme. Il tenait à avoir à sa disposition une certaine somme pour effectuer des opérations au titre du compte des Transports Maritimes. Monsieur le Contrôleur Général Gueyraud venu en mission à Beyrouth, a vérifié en Octobre-Novembre 1940 la gestion du Commandant Moron puisqu’il m’a posé des questions sur celle-ci. Il pourrait fournir à cette occasion, des renseignements utiles sur cette affaire.
Le 3 Novembre 1942, témoignage devant le juge de paix de Dinard, d’Autray, capitaine au long cours qui rencontra Abdallah Zéhil pour organiser sa cargaison de retour.
"Je suis très surpris que le Commandant Moron soit inculpé de détournement de fonds, c’était un excellent officier qui me paraissait très honnête."
Voici une note très importante du Secrétariat d’Etat à la Marine à Vichy :
Le 14 Novembre 1942, le Contrôleur Général Le Hénaff, Conseiller d’Etat, Directeur du Contrôle écrit à Fournier, Juge d’Instruction du Tribunal Maritime de Toulon.
"J’ai l’honneur de vous faire connaître que parmi les questions examinées par Monsieur le Contrôleur Général GUEYRAUD au cours de sa mission à BEYROUTH en Octobre-Novembre 1940, ne figure pas l’affaire de détournement de fonds dont est inculpé l’ex-Capitaine de Frégate Moron.
Le signataire est un des plus hauts personnages de l’Etat. Il veut bien admettre qu’on poursuive Moron pour être passé chez de Gaulle, ce qui est vrai, et il l’appelle "ex-Capitaine de Frégate". Mais il n’accepte pas le motif de détournement de fonds qui ne repose sur rien si ce n’est une interprétation vicieuse et les ordres venus de Vichy. Et pourtant, cet avis autorisé, le parquet l’ignore et continue de poursuivre. C’est le juge d’Instruction Fournier qui a demandé ce rapport, il a bien reçu la réponse du Directeur du Contrôle, et pourtant...
Le 21 novembre 1942, le juge d’Instruction Fournier adresse au Préfet Maritime Marquis un référé.
"Demandons qu’il plaise à Monsieur le Vice Amiral, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la IIIe Région, délivrer un ordre d’informer supplémentaire contre Moron, du chef de trahison, pour avoir à partir du 31 décembre 1941 et probablement avant, avoir entretenu des intelligences avec des agents de l’Angleterre, et ordonner la jonction avec l’ordre d’informer délivré le 18 décembre 1941 contre MORON.
On dit que la Justice est lente, mais ici ce n’est pas le cas. En trois jours le juge est servi.
Le 24 novembre 1942, le Préfet Maritime Marquis charge le Commissaire du Gouvernement d’assurer l’exécution du présent ordre d’informer et ordonne la jonction de cette procédure avec celle ouverte en vertu de l’ordre d’informer du 18 décembre 1941.
Puis… Le 27 novembre 1942 SABORDAGE DE LA FLOTTE À TOULON.
Plus rien dans les archives, l’affaire Moron ne présentait plus le moindre intérêt à côté de tels événements. Fournier, Marquis, le Commissaire du Gouvernement sont-ils restés au chaud dans leurs bureaux ?
Le 15 Octobre 1945 paraissait enfin l’ordonnance de non-lieu signée par le Juge d’Instruction du Tribunal Maritime Permanent de Toulon-Hyères.
Elle n’est pas signée par le juge d’instruction Fournier mais par un autre dont je ne peux déchiffrer la signature. Je n’aurais pas été surpris de le retrouver en 1945, on a vu pire. Les bureaux se sont transportés à Hyères. Les imprimés sont identiques sauf le retour de la mention RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
"Vu la procédure instruite contre le nommé MORON L. H. Capitaine de Frégate – Chef du Service des Transports Maritime au Levant. Inculpé de : Désertion en temps de guerre, Détournement de fonds et Trahison.
Attendu qu’en ce qui concerne les inculpations de Désertion et de Trahison, que loin de constituer ces crimes les faits reprochés au C.F. MORON doivent être considérés comme des actes devant servir la cause de la libération de la FRANCE, et comme tels légitimés par l’ordonnance du 6 juillet 1943.
Attendu, en ce qui concerne l’inculpation de détournement de fonds qu’en l’Etat du dossier il n’existe aucun élément pouvant laisser présumer que le C.F. MORON aurait détourné ou aurait eut l’intention de détourner la somme de 1726 livres syriennes provenant de l’encaissement à BEYROUTH par le banquier ABDALLAH ZÉHIL, en octobre 1939 du fret du S/S SINAÏA ."
Pour conclure cet épisode de juridiction militaire, l’officier greffier, chef du dépôt central d’archives de la justice militaire me précise que l’ordonnance de non-lieu rendue en faveur du Capitaine de Frégate Moron "constitue le dernier acte de procédure. Il n’existe donc aucun jugement."
Inculpé de désertion en temps de guerre, détournements de fonds et trahison, faits punissables de la peine de mort, la juridiction militaire compétente ayant siégé sous le Gouvernement de Vichy n’avait pas été en mesure d’entrer en voie de condamnation.
Fournier, Marquis, le Commissaire du Gouvernement n’ont pas envoyé de mandat d’arrêt contre Moron à Beyrouth, mais leurs descendants l’ont fait, vingt ans après, à Siorac-en-Périgord. Les nouveaux juges n’avaient-ils pas lu l’ordonnance de non-lieu ?
Si vous voulez en savoir plus sur le Commandant Moron, consultez le site de L’École Navale.
Léon Moron
Le commandant Moron habitait le Souleillal, une belle demeure à flanc de colline. Après bien des hésitations, il avait préféré prendre sa retraite en Périgord plutôt qu’à Tahiti. Il avait fort apprécié le charme des îles où il avait connu une vahiné. La photo de celle-ci trônait dans son bureau et Geneviève, son épouse, trouvait toute naturelle cette aventure, chez un marin. Si en Chine elle avait pu rejoindre son mari, il ne lui avait pas été possible dans le Pacifique de suivre les escales de l’aviso "Rigault de Genouilly".
De ses voyages dans les mers du Sud, le capitaine de vaisseau Moron, "le Commandant" pour ses amis, avait ramené les souvenirs offerts par les Tahitiens. Il possédait de beaux paréos, (fabriqués à Mulhouse) et les mettait avec plaisir quand il faisait chaud.
Il faisait lourd en cette fin de mois d’août et le Commandant estimait qu’après les orages de la semaine précédente les champignons ne tarderaient pas. Il s’était rendu dans son bois de chênes au sommet de la colline, voir si les girolles, et pourquoi pas les cèpes, étaient sortis. Ou si du moins la terre était fleurie. Il n’avait rien ramassé, pas la moindre petite girolle pour le repas. Il reviendrait demain, et tous les jours matin et soir, car les champignons n’ont pas de propriétaire, ils appartiennent au premier qui les découvre, malgré tout ce que raconte le code forestier. Etre le premier à saisir la pousse, voilà le secret. Le bois des Moron ne dépassait pas les deux hectares, mais sa remarquable productivité était malheureusement bien connue dans un grand voisinage.
Déçu, mais content de sa promenade, Léon Moron sortit du bois et revint sur la route… où l’attendaient deux gendarmes en tournée.
Mettez-vous à la place de Laborderie, gendarme à la résidence de Belvès, cent trente kilos de muscles et surtout de lard, voyant surgir ce petit homme sec, chaussé d’espadrilles d’un bleu délavé, coiffé d’un large chapeau de paille fine, torse nu, les reins ceints d’une étoffe rouge et blanche, apparemment sans rien dessous. D’un gamin, passe, mais d’un adulte, c’était louche.
« Qu’est-ce que vous faites là ? demandèrent d’une seule voix les deux gendarmes. »
Léon leva haut la tête pour dévisager les géants, son regard allant de l’un à l’autre, prenant son temps pour franchir la largeur du torse du mastodonte. Son petit sourire ironique ne fut pas apprécié par Laborderie qui reprit à son compte la question :
« On vous a demandé ce que vous fichiez là, vous connaissez le français où il faut que je vous parle en patois ?
— Je le connais un peu, répondit Léon l’érudit, le lettré, (chez lui, les Essais de Montaigne traînaient sur la table de la cuisine,) et je me promène.
— C’est pas une tenue pour se promener dans les ronces, fut-il dit d’une voix de basse rocailleuse, à l’accent sarladais.
— J’en conviens, mais je regarde où je mets les pieds et si je me griffe, cela ne vous fera pas de mal.
— Vous habitez dans le secteur ?
— Par là, répondit Moron, son bras désignant le Septentrion.
— Vos papiers !
— Où voulez-vous que je les mette ?
— C’est bon. On vous suit.
Ils partirent d’un pas martial ; de front, Moron au milieu, ils prenaient toute la largeur de l’étroite route. Laborderie affichait plus de deux fois le poids et le volume du suspect.
Au château d’eau, Suzanne Ollagnon s’immobilisa, muette devant le spectacle.
"Bonjour Suzanne, lança Léon. "
Dans leur jardin, les Calès se figèrent, incapables de saluer leur voisin ; le grand-père, le "sanglier ", ouvrit le bec et ne le referma pas.
" Monsieur Moron entre deux gendarmes !" Cette pensée incongrue restait bloquée dans leur cervelle.
Ainsi, c’était vrai ce que le Commandant leur avait raconté, et maintenant les gendarmes venaient l’arrêter.
Quelques mois plus tôt, deux policiers de la Marine nationale étaient arrivés au Souleillal. Ils avaient décliné leur fonction, montré les documents les accréditant et commencé un interrogatoire en règle. Moron avait vite compris qu’à la Royale on avait rouvert son dossier et que Javert avait retrouvé Jean Valjean, trente ans plus tard.
Moron fut un des premiers officiers de la Marine nationale à avoir rallié de Gaulle, bien avant Muselier. Les marins, dans leur ensemble, étaient de féroces ennemis des Anglais depuis Trafalgar. Un tribunal de guerre de Vichy le condamna à mort pour haute trahison, pendant que de Gaulle le nommait administrateur des biens français au Liban. C’est à Beyrouth que le grand Charles, se cassant en deux pour se mettre à sa hauteur, lui avait dit, surpris par ce petit Breton : "C’est vous Moron ?"
Inutile de vous dire que les policiers de la Marine avaient été expulsés sans ménagement. De Gaulle, mis au courant, avait envoyé une longue lettre d’amitié à son compagnon.
Devant le bassin, Léon s’arrêta, se retourna, et de son geste toujours large, montra Siorac, la Dordogne et les coteaux de Mouzens, magnifique paysage qui laissa les gendarmes indifférents. Ils s’engagèrent dans la cour, fermée à gauche par les communs, au fond par un pigeonnier et ses dépendances, et à droite par le logis. On quittait le domaine public pour pénétrer dans une chartreuse, un domaine privé ; les gendarmes, hors de leur élément naturel, ne parlaient plus.
Sur le perron devant la porte d’entrée, Léon se trouva à la hauteur de ses gardiens. Il commanda : "Attendez ici ", et il entra chez lui. Laborderie et son collègue se lançaient des regards inquiets, n’osaient faire la moindre réflexion, se demandant s’ils n’étaient pas allés un peu loin.
Léon Moron revint, sans paréo ni sandales basques, revêtu de son uniforme de la Marie nationale. S’adressant aux gendarmes au garde-à-vous :
"Capitaine de vaisseau Moron, Président de Tribunal Militaire. Rompez ! "
Les gendarmes saluèrent, et prirent le chemin de la gendarmerie.