En 1951 je fis mon entrée à l’Opéra.
Les petits rats de l’époque étaient dirigés par Madame Chirat, une femme très belle, fort intrigante et méchante avec les enfants qui ne lui plaisaient pas. D’ailleurs, au bout d’un an, elle a été remerciée, n’ayant plus les faveurs de Monsieur Camerlo notre directeur.
C’est donc Mademoiselle Noirclerc, une danseuse du ballet, qui prit sa place, en même temps que le cœur de Louis Camerlo, neveu du directeur susnommé. Une vraie histoire de famille !
Fred Christian, maître de ballet faisait souvent appel aux petits rats pour des ballets d’opérette.
Il me remarqua, et alors même que tout le monde redoutait ses colères, il se comportait avec moi comme un vrai Papa. J’avais la sublime chance de plaire aussi à sa femme, Danielle Darmor, première danseuse étoile et c’est ainsi que l’on me donna plein de petits rôles en vedette, à mimer ou à danser.
Je me rappelle toujours le discours solennel d’entrée, après le premier examen sélectif.
" Mesdemoiselles n’oubliez jamais que vous entrez à l’Opéra, comme on entre au Temple. Vous avez la chance d’avoir été choisies et vous devez respect et obéissance à vos professeurs. Vous êtes ici, non pour vous amuser mais pour travailler et apprendre le dur, mais oh ! Combien sublime, métier de danseuse ! "
Voilà, le discours auquel nous avions droit, à huit ans.
Inutile de dire que nous prenions toutes, notre mission à cœur, avec le plus grand sérieux et la plus grande rigueur.
Quatre fois par semaine, donc, Grand-père ou Maman venaient me chercher, après les cours, soit rue Puis-Gaillot au studio, soit sous le péristyle de l’Opéra.
Je ne parlerais pas des heures de répétitions supplémentaires, en vue des soirs de gala d’opéra ou d’opérette, à la suite desquelles nous rentrions parfois à pied, à plus de minuit, ayant raté le dernier bus.
Je revois Pépé m’attendre avec un délicieux cornet de frites qu’il achetait chez le charcutier d’à côté. Elles étaient sublimes, ces chips faites maison, toutes chaudes et croquantes, sous la dent.
Après l’effort d’une heure de cours, Grand-père et Maman ne manquaient jamais de m’acheter quelques friandises. Petit pâté en croûte ou gâteaux... Hum !
Pendant les opérettes le dimanche, nous avions quartier libre le matin et le soir. Pépé décidait alors d’emmener toute la famille chez Jacquemin, rue Pleney, un bistrot typiquement lyonnais, car nous n’avions pas le temps de rentrer à la maison pour souper entre les deux spectacles.
Je crois surtout en y pensant que c’était pour me faire plaisir.
Mon dieu que j’ai du lui coûter cher à cette époque, car j’avais un sérieux appétit que Pépé lui-même, encourageait de son regard épaté et heureux.
Il me disait :
Tu veux encore des frites ?
Oui !
Alors d’accord... une autre assiette de frites avec moutarde s’il vous plaît et un poisson mayonnaise... une saucisse etc, etc...
Je repartais le ventre plein, prête pour travailler jusqu’à minuit.
Que de marques d’amour et d’affection mes parents m’ont prodiguées et malgré nos petites ressources je n’ai jamais manqué de rien !
D’ailleurs si dans tous mes récits les mets de la table sont à l’honneur, c’est à Grand-père que je le dois.
Les plaisirs de la table comptaient énormément pour lui. Ce n’était pas un goinfre, c’était un gourmet doublé d’un fort appétit, qu’il garda jusqu’à sa mort ou presque.
Il adorait réunir ceux qu’il aimait autour d’une table joyeuse, garnie de choses qui régalaient les yeux autant que les palais.
Et ce n’est pas pêcher ça... d’aimer ce qui est bon !
Ce brave homme n’a jamais fait d’excès dans sa vie, mais il a su apprécier les bons moments quand ils s’offraient à lui, et souvent il nous les faisait partager. Merci encore à lui.
Quand décembre arrivait c’était l’heure du premier examen ! Eh oui ! avec la fin du premier trimestre arrivait le moment fatidique de la sélection.
Cela se passait en classe à l’occasion d’un cours.
Madame Sandoz, notre pianiste, nous encourageait d’un mot gentil avant que nous rentrions tremblantes de peur, par deux et dans l’ordre, pour aller nous appuyer contre les barres, en attendant que notre professeur entre, accompagnée de Maître Fred Christian.
Après avoir fait la révérence, dans un silence d’église, nous nous placions en première position, prêtes à commencer dès la première note de piano.
Une, deux, trois quatre, demi-plié, tendu...
Ensemble ! Mesdemoiselles, de la grâce... Josiane tire ton bras...
Et sur Litz ou Chopin, nous répétions les mêmes mouvements, lentement ou scandés.
Ensuite, par quatre ou par six nous exécutions d’abord les pas demandés, puis l’adage (exercice de placement et d’équilibre, exécuté lentement) devant la glace pour bien étudier le port de bras.
Chaque groupe attendait son tour, assis au pied de la barre, en regardant les autres.
Enfin, la décision des professeurs, sans appel possible, tombait verbalement en fin de cours.
Les mères attendaient à la sortie, et d’après la mine de leurs enfants, elles devinaient instantanément les résultats.
Mais cela ne valait pas les examens de fin de saison, où tout le cérémonial de rigueur ne faisait qu’augmenter notre peur.
Nous savions qu’il nous fallait réussir, pour changer de classe, suivre la filière et prendre du grade.
Pendant le mois qui précédait l’examen, nous avions un adage et une variation à préparer.
L’adage développe, l’équilibre, la grâce et la beauté du geste, pendant que la variation se réserve la virtuosité et la rapidité. Il faut beaucoup de technique à une danseuse.
Cette fois cela se passait sur scène, avec le piano sur la droite et les examinateurs au balcon, derrière une table surmontée d’une lampe.
Ah ! Cette lampe... De combien de crampes à l’estomac est-elle à l’origine ? A son seul souvenir, j’en ai encore le plexus qui se serre.
Toutes les danseuses attendaient dans les coulisses et chuchotaient à voix basse. On s’échauffait et l’on s’encourageait entre amies.
Hélas nous n’avions pas que de bonnes copines. On savait bien que parmi les filles, certaines souhaitaient nous voir tomber ou rater l’exercice difficile, et cette tension augmentait notre angoisse.
La scène était plongée dans la pénombre. Ce n’était pas l’éclairage des grands jours. Il n’y avait que 2 ou 3 " gamelles " allumées et bien sûr la " poursuite " nous suivait tel un rayon de soleil tout au long de notre exhibition.
Ainsi, rien n’échappait aux examinateurs. Aucune pointe insuffisamment tendue, aucun mouvement escamoté ou perte d’équilibre ne passait inaperçu... Ils voyaient tout !
Nous étions averties du début des épreuves, lorsque la lampe s’éteignait.
Nous écrasions alors une dernière fois nos chaussons dans le plateau de bois rempli de colophane (résine) pour ne pas glisser, et le nom de la première victime, destinée à ouvrir le banc, tombait dans un silence de mort. Cela marchait par ordre alphabétique et par classe.