- Le Loir à la Flèche
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D’une filiation littéraire à une parcelle de parenté
La seule indication connue à ce jour sur Julien Orillon est celle figurant sur l’acte de mariage de son fils Charles Orillon dit Champagne marié le 8 janvier 1704 en Acadie :
« Charles Orillon dit Champagne fils de maistre Julien Orillon et d’Anne Roger natif de la ville de la Flèche du diocèse d’Angers. » [4].
Munie de ces fragments d’informations - une ville, la mention des parents, la profession du père - , nous avons exploré les registres des baptêmes de la ville de La Flèche accessibles sur internet à la recherche du baptême de Charles Orillon, sans date de naissance connue, en considérant la source d’information qui indique son salaire perçue en Acadie pour les sept derniers mois de l’année 1697 [5]. Pas à pas, nous avons avancé dans nos déductions sur l’âge que Charles Orillon avait au moment de son engagement - 20 ans, 30 ans, 40 ans - pour démarrer nos dépouillements sur des tranches de dates. Notre patience fut récompensée car nous avons trouvé la mention du baptême de Charles Orillon à la paroisse Saint-Thomas, le 29 avril 1666 [6]. Une déception, la filiation n’est pas mentionnée. Connaissant la date de baptême du fils, notre quête s’est poursuivie sur celle du père en postulant l’âge que Julien Orillon avait au moment de son mariage - 20 ans, voire 30 ans - dans les registres de la ville de La Flèche. Quelle fut notre surprise de relever le baptême de « Jullien Aurillon » à la paroisse Saint-Thomas, le 20 avril 1633 [7]. Un doute surgit à notre esprit : s’agit-il de Julien Orillon ? Nouveau problème, celui des variantes orthographiques. Rappelons-nous qu’à l’époque les patronymes s’écrivaient de plusieurs manières. Notre curiosité dûment piquée, nous parcourons les variantes du nom Orillon sur Geneanet ; cinq graphies sont utilisées dont les plus usuelles sont (de) Horion et Lorion [8].
- La Flèche, Paroisse Saint-Thomas aujourd’hui
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En ce qui a trait à la variante Aurillon, elle serait d’origine méridionale et pourrait se transcrire en Aurihoun. Ouvrons le dictionnaire le petit Robert : le mot Orillon désigne un « objet ou partie d’instrument en forme de petite oreille ». Ainsi, sous une graphie différente se cache un même sens, voire un même individu.
Qu’en est-il de la variante De Horion ? Présente surtout en Belgique, la particule n’indique pas pour autant un rang de la noblesse, à l’ exception du Baron de Horion de Colonster [9]. En Allemagne, le nom d’Horion est préfixé de « Von » Horion.
La graphie qui nous intéresse est celle d’Orillon présente en France et au Canada, principalement au Québec et en Acadie où il y a d’ailleurs une forte descendance de Charles Orillon.
Connaissant la date du baptême de Julien Orillon, notre interrogation se porte maintenant sur son mariage : où s’est-il marié ? à quelle date ? a-t-il eu plusieurs enfants ? Appliquant le même procédé de déduction, nous trouvons dans les registres de mariages de La Flèche celui de Julien Aurillon et d’Anne Roger, le 14 septembre 1659, à la paroisse Saint-Thomas [10]. La filiation littéraire indiquée sur l’acte de mariage de Charles Orillon quant à ses parents (Orillon père et Roger mère) et la mention du mariage de Julien Aurillon et d’Anne Roger nous amène à penser qu’il s’agit bien de ses parents. Julien Orillon avait 26 ans au moment de son mariage, ce qui est tout à fait plausible. En l’absence d’information sur le couple, nous ne savons pas s’ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants… à l’exception d’un fils prénommé Charles qui traversa l’Atlantique [11]. L’abîme s’ouvre peu à peu. Maintenant, place au métier du père.
Autre filiation, celle du métier
Charles Orillon était engagé comme soldat-maçon en Acadie [12]. Son acte de mariage précise la profession de son père, « maistre ». Considérant que les métiers se transmettaient de père en fils, il y a de fortes probabilités que Julien Orillon était maître maçon ou encore un patron. Sous le terme de maître maçon au XVIIe siècle, il faut généralement entendre tailleur de pierre ou encore entrepreneur. L’appellation de maître peut désigner aussi bien un patron qui a des ouvriers qu’une personne ayant accéder à la maîtrise suite à un compagnonnage.
Dans la liste des métiers jurés figurent sous le même vocable celui de maçon et de tailleur de pierre. Les métiers jurés désignent les corporations soumises au pouvoir royal ; la réglementation est approuvée par le roi, qui, par délégation, contrôle l’application des statuts.
Le métier de maçon recouvre plusieurs spécialités dont celle des tailleurs de pierre, des torcheurs (ceux qui réalisent des torchis pour préparer les enduits et les badigeons), des peintres, des sculpteurs... Le travail s’effectue sous la responsabilité d’un maître maçon. Pour connaître la diversité des métiers dans le diocèse d’Angers qui comprenait à l’époque la ville de La Flèche, nous poursuivons notre quête dans les minutes notariales de la Sarthe. Certaines personnes se déclaraient aussi bien maître maçon que tailleur de pierre, d’autres revendiquaient le titre de maître maçon, de maçon, de couvreur ou tailleur de pierre [13] :
- Jean Billette, maître maçon et tailleur de pierre (1652-1653)
- Louis Liot, maître maçon et couvreur (1652-1659)
- Louis Liot, maçon et tailleur de pierre (1657-1658)
Malgré les dénominations différentes, ces métiers s’inscrivent dans un même sillage. A partir du XVIIè siècle, le compagnonnage des maçons se substitue au compagnonnage des tailleurs de pierre englobant les spécialités mentionnées ci-dessus.
Les métiers jurés sont statués ; ils se composent d’un groupe de personnes exerçant dans une ville un même métier. Ce groupement assure la défense des intérêts de la profession :
- à la base, se trouvent les apprentis,
- au niveau intermédiaire, les compagnons,
- au niveau supérieur, les maîtres qui dirigent le métier.
L’apprentissage se déroule en moyenne sur quatre années au cours desquelles l’apprenti est placé à demeure. La plupart ont entre 15 et 26 ans, mais il n’est pas rare de voir de jeunes garçons de 12 ans faisant leur classe. Les apprentis, tout comme les compagnons disposent d’une couche, souvent dans l’atelier. Ils sont nourris avec un droit de correction accordé par le père au maître. Plusieurs subiront des coups et des sévices surtout de la part des maîtres maçons reconnus pour leur dureté.
« Les maîtres maçons avaient la réputation d’être très durs avec leurs aides, leur rendant parfois la vie pénible par leurs exigences et leurs brutalités. » [14].
Cette caractéristique des maîtres maçons permet d’entrevoir un aspect de la personnalité potentielle de Julien Orillon. Même sur les chantiers, les apprentis subissaient la rudesse des maçons. Charles Orillon a probablement fait son apprentissage auprès de son père. S’il a débuté sa formation à l’âge de 15 ans, il avait au moment de son engagement comme soldat maçon en 1697, seize années d’expérience. Il était alors âgé de 31 ans. Trop vieux pour s’engager diront certains ? Dans les campagnes de recrutement pour la Nouvelle-France et l’Acadie, les artisans expérimentés étaient recherchés. Les engagés de La Flèche pour le nouveau monde lors de la grande recrue de 1653 étaient des compagnons du Tour de France, ils représentaient le quart des artisans recrutés dans cette ville dont les charpentiers, les menuisiers, les forgerons, les cordonniers. Trois compagnons du Tour de France s’engagent pour la Nouvelle-France interrompant leur Tour à La Rochelle : Pierre Rozé d’Angers, François Cherrier du Mans, Pierre Hulleaux de Château-du-Loir [15] La mobilité artisanale de La Flèche pour la Nouvelle-France et l’Acadie se poursuivra au cours du XVIIIè siècle [16].
- Un tailleur de pierre – La Grange aux dîmes, Provins
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Son apprentissage terminé, l’apprenti est déclaré compagnon après l’accord de son maître et d’un jury de maîtres du métier. Il devient alors membre de la corporation et seconde le maître. Il reçoit des gages pour ses services rendus. Certains d’entre eux sont des « compagnons attendant maîtrise » : fils ou gendres de maîtres, ils ont vocation à réaliser un chef-d’œuvre. Pour les maçons, cela consiste à réaliser un ouvrage de maçonnerie d’églises, de châteaux, de bâtiments, de corps de logis, ou encore de fortifications. En payant les droits d’entrée, ils pourront devenir maîtres. D’autres resteront ouvriers faute de ressources.
Plusieurs partent perfectionner leur savoir-faire sur les routes de France [17]. Ces jeunes compagnons travaillent de ville en ville. Ils font leur Tour de France à pied, équipés de leur boîte à outils, le ballot de linge sur l’épaule et l’espoir au coeur. Durant ce voyage d’une durée de trois à quatre années, les compagnons sont désignés sous l’appellation de « Compagnons du Tour ». Sur le chemin, ils visiteront les oeuvres légendaires de leur métier dont le pont du Gard pour les maçons qu’ils devront décrire plus tard comme preuve de leur passage. Le réseau compagnonnique assure leur hébergement. Comme le révèle Leslie Choquette qui a étudié l’émigration du Nord-Ouest de la France vers le nouveau monde. « Le Tour de France était donc une institution importante en Anjou, non seulement à Angers et Saumur, mais aussi dans des centres plus petits comme La Flèche. » [18].
Le statut de maître est délivré après une période probatoire de cinq ans en moyenne à l’issue de laquelle l’intéressé est qualifié de « novice ». Le parcours n’est pas pour autant terminé ; pour être intronisé maître, il faudra acquitter des droits d’accession, souvent onéreux. Ce statut s’obtenait également par la transmission familiale : être le fils d’un maître ou encore son gendre facilitait l’accès à la maîtrise ; l’endogamie sociale donnant lieu à une endogamie professionnelle.
Le titre de maître donne à celui qui le porte des responsabilités : le maître maçon s’il a les ressources financières suffisantes peut se mettre à son compte. Il devient alors un entrepreneur et gère des chantiers. Peu d’entre eux disposent de la somme nécessaire pour s’installer en tant que maître, c’est pourquoi des maîtres redeviennent des compagnons et sont engagés le temps d’un projet.
Faute de connaître la date de décès de Julien Orillon, nous pouvons supposer qu’il vécut jusqu’à la naissance de son fils Charles, c’est-à-dire jusqu’en 1666. Si Julien Orillon a commencé son apprentissage à l’âge de 15 ans, soit en 1648, il aurait été reçu compagnon en 1653. Il aurait pu atteindre le statut de maître après sa période probatoire terminée en 1658. Ce qui laisserait supposer que Julien Orillon était maître au moment de son mariage en 1659 ou qu’il avait obtenu ce grade avant ou après la naissance de son fils Charles. Une autre hypothèse se dessine : Julien Orillon était un entrepreneur à son compte sans avoir été formé dans le sérail du compagnonnage.
Le nom compagnonnique, une nouvelle piste
Le compagnonnage étant déclaré illégal par la Sorbonne en 1655, les compagnons reçoivent un nom compagnonnique qui rappelle leur origine et un trait moral ou physique. Le compagnon doit jurer de ne pas dévoiler son nom compagnonnique jusqu’à sa mort. Ce secret nous interroge. Et si le surnom « dit Champagne » par lequel Charles Orillon est désigné dans son acte de mariage s’accompagnait d’une qualité morale ou d’une caractéristique, par exemple dit Champagne, le pétillant ou le jovial ?
Pour répondre à cette question, nous parcourons la liste des 1 039 compagnons tailleurs de pierre recensés en Avignon sur le site de Jean Michel Mathonière. Cet inventaire indique le surnom des compagnons suivi de leur ville natale mais en l’absence des noms de l’état civil, les recoupements s’avèrent difficiles. Même si ces listes couvrent la période de 1735 à 1869, elles donnent néanmoins un indice sur les qualités morales utilisées pour les noms compagnonniques des personnes natives de La Flèche : La Douceur, La Liberté, La Pensée.
Nous revoilà plongée dans les sources sur Charles Orillon espérant retrouver après son nom l’indication d’une de ces qualités dans les registres de baptêmes, les mariages, les sépultures, l’état de ses paiements comme soldat-maçon en Acadie. Nulle trace ! Et si nous consultions les archives compagnonniques ? Les archives des compagnons tailleurs de pierre ne sont normalement accessibles que par les compagnons tailleurs de pierre de la même société rituelle et pas par les compagnons charpentiers. A cela s’ajoute l’absence d’archives de la seconde moitié du XVIIe siècle. Comme le mentionne Jean-Michel Mathonière, les plus anciens documents portant des listes de noms (les Rôles) ne datent que des années 1720. Refermons aussitôt la boîte aux secrets car comme nous l’avons mentionné dans un de nos articles, le surnom Champagne pourrait s’expliquer par l’origine géographique de Charles Orillon – la Champagne Mancelle – située près de la ville de La Flèche.
Un matériau exploratoire : la pratique du métier
Nous tenterons de donner vie à la pratique du métier de maître maçon de Julien Orillon à partir de l’activité constructive de la ville de La Flèche. Au cours du XVIIè siècle, la ville se développe grâce à l’action de Guillaume Fouquet de la Varenne et au roi Henri IV. Les quartiers de La Flèche sont les prieurés de Saint Thomas, les Vieux Carmes et les Cordeliers. Les remparts de La Flèche délimitent un quadrilatère de 400 mètres sur 700. Avec le Château des Carmes, cela donne une superficie totale de 30 hectares.
- Rue d’un village de La Flèche
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Bien avant la naissance de Julien Orillon, les rues étaient pavées, les remparts restaurés ; un château était même édifié. Les Jésuites fondèrent le Collège Royal vers 1603. Des couvents religieux s’instaurèrent un peu partout dans la ville. Ces projets attiraient de nombreux artisans.
La ville de La Flèche comptait au moment de la naissance de Julien Orillon environ 5 000 habitants. Le peuplement de la ville représentait de 30 à 50% de la surface bâtie [19].
En tant que maître maçon tailleur de pierre ou entrepreneur, Julien Orillon disposait de l’outillage nécessaire à son métier : le compas, pour mesurer et tracer les courbes et les arcs de cercle, les maillets, les ciseaux, les truelles, les dragues, les riflards, la planche à tracer et la règle. Celle-ci était divisée en 24 degrés et servait à vérifier la conformité de l’ouvrage par rapport aux plans. Le maître maçon devait maîtriser la géométrie et le dessin d’architecture.
Le principal chantier à La Flèche était la construction du collège royal des Jésuites [20]. Commencé en 1607 sous la direction du maître d’œuvre Louis Métezeau, il fut construit sous la forme d’une enfilade de cinq cours à peu près égales. Ce collège connaît un succès dans les années qui suivirent sa construction : 1400 élèves en 1612, 2100 en 1626. L’affluence continue jusqu’en 1650 pour atteindre 1500 inscrits (internes et externes). De nouveaux bâtiments sont érigés pour accueillir les élèves et les pensionnaires. La plupart des étudiants étaient fils de marchands, d’artisans et de paysans. Fait étonnant, peu de fils de nobles et de bourgeois fréquentèrent le collège à cette période. Autre projet de taille, celui du couvent de la Visitation qui fut érigé en 1650-1660 au nord-est de la Flèche. A ces chantiers s’ajoute celui de la réfection de la fabrique de Saint-Thomas en 1645-1650 : la charpente et les murs de la nef sont remis à neuf, deux chapelles latérales voient le jour.
L’effort de la construction se maintient : des châteaux et des manoirs sont transformés, notamment celui de Bazouges-sur-le-Loir et le château neuf de La Flèche. La plupart des manoirs étaient le siège d’anciennes seigneuries dont les éléments de défense, mottes et fossés sont encore conservés de nos jours. Le château de Bazouges auquel Julien Orillon aurait pu travailler appartenait à la seigneurie des Champagne. Situé dans un domaine rural sur la rive nord du Loir, non loin de La Flèche, il abrite un logis de ferme, une demeure noble et des dépendances agricoles. Le château neuf de La Flèche construit contre les fossés nord de la ville avait vocation à remplacer le château fort endommagé par la guerre de Cent ans.
La Flèche a conservé peu de maisons médiévales. La plupart n’avait aucune ouverture sur la rue. Fait caractéristique de ces demeures, elles étaient doublées par un second corps implanté en fond de parcelle et reliées à celle-ci par une coursière. Des tours d’escalier et des baies ornées attestent l’existence d’un habitat résidentiel à la fin du XVIè siècle. Ce mouvement s’est amplifié à l’époque de Julien Orillon avec la construction de plusieurs hôtels qui s’étendaient sur plusieurs bandes de terre étroites ou à la périphérie de la ville. C’est également au cours du XVIIè siècle que l’on modifie les fermes pour les agrandir. Les maçons avaient recours à des matériaux disponibles dans les carrières angevines. On trouvait du calcaire marbrier dans la région de Sablé, au nord de La Flèche. Des tuileries existaient aux alentours de la ville, aux Richardières et à La Chapelle-d’Aligné. Pour recouvrir les murs et faire les enduits, on utilisait des moellons taillés de silex, de calcaire ou de grès. Le chêne se prêtait bien aux charpentes. La tuile et l’ardoise étaient utilisées en guise de couvertures. La pierre, matériau noble, fait son apparition dans les constructions de demeures de familles aisées ; les décors se limitaient à la présence de frontons, à l’usage de corniches ou de bandeaux.
S’appuyant sur la pratique du métier de maçon, tailleur de pierre, nous avons parcouru les principaux chantiers de la ville de La Flèche au XVIIè siècle pour illustrer des fragments de vie de Julien Orillon à partir de l’histoire régionale.
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Arrivé au terme de notre périple, que pouvons-nous retenir ? Disposant de peu de sources, tout n’est pas perdu pour le chercheur voulant retracer l’histoire de ses ancêtres. Comme l’a montré Alain Corbin dans son livre « Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot » [21], il faut remplir le vide peu à peu avec des informations dispersées ; confrontées entre elles, un sens finit par émerger, des indices s’accumulent, des pistes s’ouvrent, et enfin la trame d’un récit se profile. Le cadre ainsi tracé, ces ancêtres prennent forme au travers leur vie quotidienne, leurs métiers, leurs entourages reconstruits. Allons-y gaiement, sans désespérer, offrons une seconde chance à ces oubliés qui ont toute leur place dans la mémoire de leur siècle.