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Joséphine, 104 ans, doublement victime de la Covid, mais sans l’avoir contractée…

Le vendredi 4 mars 2022, par Michel Baumgarth

J’étais plongé dans la lecture passionnée d’un article de la Gazette quand une question parasite intempestive vint détourner mon attention : combien s’écoulera-t-il d’années pour que la pandémie Covid constitue un sujet compatible avec histoire (avec un petit h) et généalogie, donc devienne un thème Gazettifiable ?

Je conçois que l’on puisse s’étonner que cette interrogation incongrue et tout à fait saugrenue soit venue perturber ma lecture jubilatoire ; mais, dans le contexte - ô combien morose - dans lequel nous survivons depuis des mois, ce dysfonctionnement de mon intellect a une explication évidente : ce bug résulte de mon incoercible indigestion de Covid consécutive au matraquage intensif orchestré par les­­­­­­­ media…

Certes les méfaits du Coronavirus 19 sont notoires, patents et incontestables, mais, hélas, ils sont très largement démultipliés et amplifiés par les conséquences délétères de la communication sur le sujet [1] : outre la suffisance et l’autosatisfaction des gestionnaires institutionnels de cette crise, les media nous gavent d’une infâme bouillie de prétendues informations à l’intérêt plus que souvent douteux, pour ne pas dire inexistant, et qui nous sont constamment ressassées ad libitum.

Leurs reportages, rabâchés et éculés, nous infligent au quotidien les agitations grotesques d’une foultitude d’experts autoprogrammés, les lamentations sempiternelles des amputés du chiffre d’affaire et l’outrecuidance béate des décompteurs compulsifs psalmodiant jour après jour leurs litanies de néo-contaminations, de lits occupés en réanimation et de décès, sans oublier l’itératif et lancinant degré de couverture vaccinale…

Tout bien pesé, je crois avoir eu bien du mérite à n’avoir disjoncté que fort tardivement face à cette cacophonie, à ce tintoin, à cette diarrhée verbale profuse ! …

***
***

Hélas, force m’est de constater que j’avais eu grand tort de sous-estimer le pouvoir de nuisance de ce foutu virus puisque, par sa seule présence, l’article que vous lisez en ce moment fait voler en éclat ma naïve prédiction : j’ai donc le rôle funeste et détestable d’être le premier à contaminer notre Gazette… Mais je brûle des cierges pour que ce cas reste isolé et ne génère aucun cluster.

Un revirement aussi drastique de ma conviction n’est évidemment pas une simple lubie de ma part : ce sont les déboires covidesques d’une vénérable arrière-arrière-grand-mère de 104 ans qui m’ont contraint à cette abjuration.

Je me dois donc de vous conter les tribulations et infortunes de Joséphine.

Barrou, charmant petit village d’Indre et Loire bordé par la Creuse n’étire ses brefs chapelets de maisons que le long de ses deux courtes rues et n’abrite que 464 âmes ; mais, en dépit de cette insignifiance, il s’enorgueillit de compter parmi ses résidentes deux vénérables dames centenaires de 104 ans [2].

Cette dualité fait polémique dans la paroisse car se pose l’épineuse question du doyennat : l’Edmonde est native-natale [3] du lieu tandis que la Joséphine n’est qu’une pièce rapportée depuis seulement 54 ans, d’abord durant quatre décennies en résidence secondaire, puis depuis 14 années en résidence principale. Mais Joséphine a l’outrecuidance d’afficher quelques mois de plus au compteur

La controverse divise les barrousiens : les plus chauvins d’entre eux s’accrochent mordicus au seul droit du sol tandis que les moins enragés toléreraient bien l’extension aux apports exogènes, du moins quand ils ont prouvé la qualité de leur assimilation par un très long purgatoire d’observation.

Mais l’oukase du droit du sol se heurte de nos jours à une difficulté majeure : la cigogne n’a déposé aucun bébé à Barrou depuis trois quart de siècle !

Cette sidérante vacuité du registre des naissances du village n’est pas due à une épidémie drastique de stérilité frappant les barrousiennes, mais au fait patent que depuis des décennies les mères pondeuses n’ont plus d’autre choix que de déposer leur rejeton au sein des maternités et des cliniques, lesquelles sont l’apanage exclusif des seules grandes villes [4].

En outre, il ne faut pas négliger la possible menace d’un imbroglio si le gouvernement imposait au village l’accueil d’une famille de réfugiés afghans : quid alors si cette tribu était dotée d’une grand-mère à l’âge assurément très canonique, mais tout à fait incontrôlable ?...

Depuis son premier jour la prétendante made in Barrou était restée scotchée à son hameau comme une moule sur son rocher ; à l’évidence cela constituait un argument de poids pour ses partisans ; la présence sporadique et éphémère d’une rivale au village les avait donc indisposés au plus haut point pendant de longues années ; mais quand vint l’incrustation à demeure de l’étrangère , l’exaspération des tenants de l’indigène a atteint son paroxysme.

Les deux ancêtres ne copinèrent pas vraiment et les édiles successifs de la commune s’épuisèrent à cogiter moult stratégies pour tenter de les convaincre de s’exhiber en duo lors des festivités locales.

Cette « distanciation sociale » pratiquée inconsciemment par nos deux héroïnes explique l’extrême pauvreté des documents photographiques de leurs rencontres ; pourtant le 18 juin 2017, lors du second tour des législatives, le hasard fit voter Edmonde et Joséphine pendant le même créneau horaire et le pigiste de service du journal local s’empressa de les flasher :

Les décennies succédant aux décennies, l’autonomie de nos deux héroïnes déclina de manière notable, leurs périmètres de divagation s’étrécirent sérieusement et chacune vit son propre cercle convivial s’amputer progressivement de la plupart de ses proches amies et voisines bien moins douées qu’elles dans l’art de la longévité.

Parvenue à 94 ans, Joséphine fut rejointe au village par sa fille Michèle devenue retraitée ; mais le tandem décida de passer les hivers à Asnières, au domicile que celle-ci avait conservé.

Ce déclassement du statut de résidente barrousienne permanente à celui d’intermittente fit douter quelques indécis et il s’en suivit une baisse sensible de sa cote d’opinions favorables, d’autant que sa rivale restait bien farouchement enclavée à temps plein au village...

Mais qui est Joséphine ?

De Guiseppa à Joséphine, un siècle de trombinoscopie…

Joséphine et moi…

Emmanuelle est l’épouse de mon neveu Laurent et leur petite Alixe, née le 26 juillet 2020, est la toute dernière brindille de ma branche paternelle.
À mon grand regret mon éloignement martiniquais et le foutoir ambiant consécutif à gestion de la crise Covid m’avaient empêché d’être présent pour l’accueillir dans notre cercle familial ; faute de mieux les photos et Skype furent donc les succédanés de notre relation.
Un an plus tard, mon retour en ma résidence vendéenne offrait à ses parents une étape idéale sur le trajet de leur vacances à Barrou ; je découvris donc l’adorable Alixe lors de ce trop bref séjour.
Au cours de nos échanges Laurent m’informa que Michèle se débattait dans un inextricable imbroglio administratif concernant sa mère Joséphine dont elle assume la tutelle.
Nous allons voir comment nous sommes parvenus à l’en sortir.

Joséphine victime collatérale de la Covid…

Comme à leur habitude désormais solidement ancrée, Joséphine et Michèle rejoignirent Asnières à la fin du mois d’octobre 2019 ; mais, confinement Covid oblige, cette transhumance se prolongea longtemps… très… très longtemps.

Joséphine a un peu de mal à gérer la succession des alternances jour/nuit ; cela ne posait pas trop de problèmes dans le cadre fermé de la maison à deux étages et du jardin de Barrou ; mais en ville, dans l’appartement exigu et entouré de voisins, la cohabitation était plus fatigante pour Michèle.

Après quelques mois, épuisée par les déambulations nocturnes de sa mère, Michèle eut besoin de souffler un peu pendant la journée et demanda l’assistance d’une aide à domicile.
Hélas, celle-ci était jeunette et fort dynamique ; mais son ostensible énergie se heurtait
à l’écueil de la locomotion laborieuse de sa protégée ; elle suggéra l’acquisition d’un fauteuil roulant.

La timide évocation du début devint vite une antienne à laquelle Michèle résista longtemps, longtemps, avant de s’avouer vaincue : Joséphine se transmuta donc en centenaire à roulettes…

« Primum non nocere »  [5]... La donzelle ignorait certainement ce principe fondamental de la médecine et son initiative irréfléchie aboutit en quelques semaines à un résultat catastrophique et irréversible :

• Avant, les déambulations de Joséphine s’apparentaient au taï-shi japonais par la lenteur de leur exécution, mais ce qu’elles perdaient en vitesse était largement compensé par leur durée ; de facto les sorties accompagnées constituaient un véritable footing quotidien qui assurait le maintien en forme de notre hyper-vétérane [6].

• Après, privée de son entrainement de chaque jour, ses frêles gambettes s’effilèrent derechef et son sens de l’équilibre s’étiola, entrainant l’apparition progressive d’une farouche appréhension de la marche en extérieur que favorisait l’attrait du confort de cette satanée carriole.

Par la réduction de sa motricité, Joséphine, pourtant épargnée par la Covid, est donc indéniablement une de ses victimes collatérales.

Être ou ne plus être, telle est la question…

Notre histoire aurait dû s’arrêter là et n’aurait donc pas mérité les honneurs de notre Gazette ; mais il y a eu l’effet papillon… le fameux effet papillon, celui qui raffole de l’engrenage invraisemblable de situations improbables.

Le vendeur du fauteuil roulant se manifesta quelques mois plus tard : la Sécu avait refusé la prise en charge du dossier pourtant correctement monté…

Michèle s’enquit de la cause de ce rejet auprès de l’organisme ; elle fut totalement ahurie quand on lui rétorqua que c’était parfaitement logique puisque Joséphine était décédée avant la prescription médicale de l’appareil.

Sa mère était assise en face d’elle et la regardait tandis qu’elle lisait cette réponse étonnante ; comme à ce moment aucune Joséphine ectoplasmique ne s’évapora, Michèle fut confortée dans sa certitude qu’elle n’était pas orpheline…

Bien sûr, elle préféra maintenir sa génitrice dans l’ignorance de son nouveau statut fort inconfortable de défunte bien vivante.

Michèle était évidemment très choquée, mais pas vraiment inquiète : l’erreur administrative était patente et tellement grossière que sa rectification ne saurait être qu’une simple formalité vitement expédiée.

Mais nous verrons que c’était oublier la passion bien française de l’ergotage et la dévotion portée à Sainte Procédure dans la bureaucratie.

Ce qui a fait déraillé le train-train quotidien de Joséphine…

Pour lutter contre les fraudeurs [7], les services de la Sécurité Sociale procèdent à diverses vérifications : les plus anciens de nos anciens sont ainsi interrogés périodiquement sur la persistance de leur présence ici-bas.

Un tel courrier fut donc adressé à Joséphine à Barrou.
La probabilité qu’il eut pu atteindre sa destinataire était bien mince car l’expéditeur manquait singulièrement de réflexion et de psychologie : les nom et prénom de baptême de Joséphine inscrits sur l’enveloppe était parfaitement conformes à l’état-civil ; mais ils étaient tombés en désuétude puisqu’inusités depuis plus de trois quarts de siècle et donc forcément inconnus du facteur et des voisins [8]

La phallocratie ambiante de notre société condamne en effet le patronyme de l’épouse à finir aux oubliettes et pour Joséphine ce processus était enclenché depuis plus de 80 ans !!!
Quant à son prénom, la Guiseppa de son baptême s’était transfigurée en Joséphine pour faciliter l’intégration d’une petite fille immigrée…

Les volets de la maison de Barrou étaient fermés depuis des mois du fait de l’exil hivernal et du très long confinement à Asnières ; la stimulation vigoureuse de la sonnette par le postier ne déclencha donc aucune réaction ; faute d’interlocuteur à interroger le facteur calligraphia sur l’enveloppe la sentence consacrée : « n’habite pas à l’adresse indiquée »
… 104 ans, … n’habite pas à l’adresse indiquée… Le retour de la lettre à son envoyeur ne plongea pas celui-ci dans un abîme de réflexions : à l’évidence, l’ancêtre était décédée… affaire classée… dossier archivé … et c’est ainsi que Joséphine fut radiée de la radieuse Sécu.

L’impasse…

Les dénégations de Michèle et sa proposition de faire constater l’existence bien réelle de sa mère furent acceptées, mais cela ne suffirait pas pour ressusciter Joséphine aux yeux de la Sécu car la Sainte Procédure exigeait que l’on ouvrit un nouveau dossier et, pour ce faire, il faut impérativement remplir les cases ad hoc … avec des données précises agrémentées des documents et certificats idoines .

Parmi ces items péremptoires figurent les lieux et dates de naissance des parents du requérant

Michèle fut donc instamment priée de fournir ces indispensables renseignements et ce n’était pas là une mince affaire puisque Joséphine est née de parents siciliens, en Libye qui était alors sous la férule italienne.

Le précédent dossier contenait-il ces précieuses données ? Si oui, il suffirait de les en extraire … Si non, leur nécessité n’avait pas été évidente pendant plus de trois quarts de siècle …

Mais ces remarques simplistes n’ébranlèrent pas les certitudes du zélateur de la Procédure et le dossier fut mis en attente.

Et Michèle de se désespérer à force de se heurter à un mur … Quant à Joséphine, à son insu, elle s’éternisait dans les limbes …

Avoir un tonton généalopathe, c’est parfois utile…

Quand Laurent m’a conté cette histoire, ma première réaction de fêlé de généalogie fut de lui proposer de regarder dans Généanet s’il existait des arbres mentionnant les parents de Joséphine.

Emmanuelle nous fournit les munitions indispensables à la recherche : ses arrière-grands-parents s’appelaient Lucia Salustro et Santo Guardo.

Nous épluchâmes en vain les pedigree des 1726 Guardo et 768 Salustro répertoriés : apparemment aucun n’était apparenté aux nôtres.

Dépité et un peu honteux de son échec cuisant portant atteinte à son auréole, le tonton généanaute trouva un échappatoire : je venais tout juste de lire le N°255 de la revue française de Généalogie dont le thème est « naturalisation - la recherche de A à Z » … or Joséphine est née italienne …

L’idée était risquée car, par son mariage avec un français, la naturalisation de Joséphine aurait été de droit et donc sans constitution de dossier ; un nouvel échec cinglant était donc probable …

Mais il restait la possibilité que la naturalisation ait été antérieure au mariage…

Mettant laborieusement en application mes récentes et balbutiantes connaissances tirées de la revue et fortement aidé par la solide expertise internet de Laurent, nous avons fini par dénicher une Lucia Salustro veuve Guardo dans le répertoire des nationalisations pour l’année 1934.

Désormais nous connaissions les date et lieu de naissance de Lucia, mais toujours rien sur Santo.
Il nous fallait donc débusquer le décret du Journal Officiel pour récupérer le numéro du dossier qui est la clé indispensable pour sa consultation aux Archives ; ce qui fut rapidement fait :

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Décret du 20 octobre 1934 publié au JO du 28 octobre 1934.

Le précieux sésame était donc 23033 X 34 et l’inventaire des versements nous livra sa cote à commander 19770883/235.

Pour assouvir la toute nouvelle fièvre généalogique qui s’était emparée d’Emmanuelle et Laurent, je les ai initiés aux joies des recensements : par le décret de naturalisation nous savions qu’en 1934 Lucia était domiciliée à Herblay ; le recensement de 1926 la mentionnait comme veuve et comme le petit Minico est né Guardo, le 13 janvier 1922 à Paris, nous pouvons en déduire que Santo est décédé entre 1921 et 1926 ; mais où ?
Paris 6 et Herblay sont les lieux les plus probables ; mais nous n’avons rien trouvé sur la table décennale des décès de Paris 6 ; quant à Herblay, les tables décennales de décès en ligne des archives du val d’Oise s’arrêtent à 1902… Notre plan B pour obtenir plus rapidement les date et lieu de naissance de Santo tombait à l’eau ; nous étions condamnés à attendre la venue du dossier de naturalisation.

Un parcours chaotique pour accéder au dossier …

Dès lors deux options s’offraient à nous : soit la consultation directe en salle de lecture, soit la commande d’une copie aux Archives moyennant la somme de 18 euro.
Restrictions Covid obligent, l’accès pour la consultation en salle de lecture promettait d’être difficilement et bien tardivement abordable ; Laurent préféra donc commander une copie aux Archives.

Notre attente fébrile ne fut pas trop longue, mais la lecture du courrier nous anéanti : les Archives ne pouvait nous adresser le dossier demandé puisque celui-ci ne concernait pas Lucia Salustro veuve Guardo … ??? ... Notre perplexité fut de courte durée : une rapide vérification du texte de sa commande prouva que Laurent s’était lamentablement « planté » [9] en notant la référence !

Emmanuelle décida de ne pas renouveler la démarche et de prendre l’option consultation aux Archives : elle passa donc commande de la mise à disposition du dossier et d’une place en salle de lecture. Elle obtint un rendez-vous pour l’avant-veille de Noël, juste à temps avant le départ de la famille pour les vacances à Barrou. Cette fois nous touchions au but !

Hélas, non ! Car un fichu grain de sable fit partir en vrille le scénario prévu : arrivée guillerette aux Archives Emmanuelle se vit illico interdire l’entrée de la salle sous le motif que son accès est interdit aux moins de 16 ans…

Alixe, emmitouflée et béatement endormie dans sa poussette soulevait le plus vif intérêt de la gent féminine du lieu, mais ses dix-sept mois la rendait péremptoirement persona non grata dans le temple de la généalogie !

La consternation d’Emmanuelle frisa la sidération : cela faisait dix-sept mois qu’elle vivait en quasi symbiose avec Alixe et l’idée que son bébé puisse être indésirable quelque part ne lui avait même pas effleurer l’esprit !

Le refus d’accès fut très courtois, tellement courtois qu’Emmanuelle crut possible de négocier, d’autant que la fascination exercée par notre Alixe ( toujours ensommeillée) sur ces dames ne les incitaient guère à précipiter la séparation : à tout bien considérer, il suffirait de quelques minutes pour faire une copie du dossier sur une clé USB puisque celui-ci était disponible à quelques mètres de là…

Les échanges furent longs et la décision longtemps incertaine, mais la duplication ne pouvait se faire qu’en bravant l’un ou l’autre de deux interdits : soit l’entrée en salle d’Alixe avec sa mère, soit la réalisation du double par un membre du personnel, ce qui est également prohibé [10].

Au regret tangible des admiratrices d’Alixe le verdict - négatif - finit par tomber : duralex, sed lex !
Emmanuelle était donc condamnée à renouveler sa démarche en solitaire après son retour de vacances à Barrou.

Le dossier de naturalisation

Au retour de Barrou, le délai de mise à disposition du dossier était théoriquement dépassé, mais par chance, ou plutôt parce que la période des fêtes n’est guère propice au maintien d’un bon rendement du personnel, il était toujours disponible ; Emmanuelle se précipita aux archives et photographia l’ensemble du document.

Il comportait 25 pages, ce qui est la preuve tangible qu’il faut montrer patte blanche pour être digne de devenir gaulois.
Outre le questionnaire (dont certains items sont étonnants [11]) et quelques pièces administratives sans intérêt, il comportait deux pièces essentielles : le certificat de décès de Santo et le certificat de mariage de Lucia et Santo.
Le premier nous laissa sur notre faim car s’il révélait évidemment les lieu et date du décès de Santo, il restait muet sur ceux de sa naissance et ne livrait que l’âge du défunt : seulement 32 ans !

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Le certificat du décès de Santo Guardo le 31 /12/1924 à Catania en Sicile

La mort de Santo …

Décédé à Catania en Sicile ! Voilà pourquoi nous étions restés bredouille dans nos recherches à Paris 6 et Herblay ; mais que diable avait-il été faire là-bas ?

Cette question me perturba d’autant plus qu’elle s’ajoutait à une autre qui s’était imposée à moi lorsque j’avais consulté le recensement d’Herblay de 1926 : Lucia y figurait comme chef de famille, mais étonnamment seul Minico (4 ans), le plus jeune de ses 3 enfants était présent au foyer ; où étaient donc passées notre Joséphine (9 ans) et sa petite sœur Paola (7 ans) ???
L’idée d’interroger Joséphine me vînt évidemment à l’esprit ; mais j’en mesurais immédiatement les limites : c’était il y a 96 ans et notre centenaire n’était alors qu’une gamine…

J’en fis part à Emmanuelle… qui en fit part à Michèle … et les cogitations de Michèle ramenèrent à la surface de sa mémoire des données que l’accumulation des ans avaient occultées : il y a bien longtemps, sa mère lui avait raconté qu’à l’ « orphelinat » où elle était, elle devait protéger sa petite sœur et qu’elle avait été souventes fois punie pour avoir caché dans sa poche des bouts de pain qu’elle destinait à Paola… Michèle se souvint aussi du récit du départ pour l’ « orphelinat » qu’évoqua Joséphine il y a bien des décennies : le bébé Minico, refusant obstinément la séparation, s’était accroché désespérément à sa mère tout aussi désespérée ; elle n’eut pas le courage de se résigner à cette rupture.
Mais pourquoi l’« orphelinat » ? … ??? ...

Et, après quelques jours, le subconscient de Michèle finit par accoucher de la clé de l’énigme : elle se souvînt aussi qu’il y avait très, très longtemps, Joséphine lui avait dit que Santo était mort de tuberculose [12]… Mort tuberculeux à 32 ans !

En ce temps-là, le traitement de la tuberculose reposait essentiellement sur la prophylaxie ( crachoir , distanciation sociale et les balbutiements des campagnes de vaccination par le BCG inventé en 1919 ) et sur le duo soleil + bon air. Il est donc hautement probable que Santo était parti pour protéger ses enfants et sa femme de la contagion et avec le faible espoir que l’air et le soleil de Sicile feraient un miracle… ; quant à l’ « orphelinat » des souvenirs de Joséphine via ceux de Michèle, il n’était sans doute qu’un des nombreux préventoriums ou aériums qui fleurissaient à l’époque car je n’ai trouvé aucune trace des deux fillettes dans les registres des enfants assistés de la Seine.

La naissance de Santo

Le certificat de mariage de Lucia constituait donc notre ultime espoir de trouver enfin le précieux chainon manquant dans ce foutu dossier de naturalisation.
Bingo ! il était bien là ( ou presque ) : «  … Santo Guardo, baptisé…Catania … le 23 octobre 1892 …  ».

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Le certificat du mariage de Lucia et Santo

Cette fois, nous touchions au but car le dossier pour la ré-inscription de Joséphine était enfin complet et l’intransigeant séide de la Sécu ne trouvera rien à opposer au retour à la vie sociale de la fausse défunte … Sauf si...

… Sauf s’il nous objecte que, stricto sensus, «  baptisé  » n’est pas «   ».
… Sauf qu’un insignifiant détail pourrait tout remettre en cause : dans le décret de naturalisation notre Joséphine est réputée native de Derna en Italie ; mais la dite Italie ne comporte pas la moindre bourgade portant ce nom ; a contrario, pour l’état-civil, Guiseppa Salustro est née à Derna, l’antique capitale de la Cyrénaïque, qui se trouve en Libye !
Il ne nous restait plus qu’à espérer que ces anomalies échapperont à l’œil de lynx du rond de cuir.

« J’aimerais tant voir Syracuse … » [13]

Ouf, ces anomalies ont échappé à sa sagacité !
Tout est donc rentré dans l’ordre : la Sécu a ressuscité Joséphine et a enfin payé son dû au vendeur du fauteuil roulant. Joséphine a retrouvé son cocon à Barrou et n’a pas su que son existence ès Sécu avait connu une éclipse de plusieurs mois.
Michèle a retrouvé sa sérénité et ne regrette pas sa lutte épuisante contre la rigidité bornée de l’Administration puisque cette mésaventure lui a permis de retrouver des pans méconnus de l’épopée de ses aïeux et de les partager avec ses descendants.

Emmanuelle et Laurent ont largement contribués à sa victoire dans cette guéguerre d’usure et, ce faisant, ils ont pris conscience que la connaissance de nos racines constitue un liant familial essentiel mêlant agréablement le partage et le sentiment d’appartenance à notre tribu. Ils ont aussi pleinement enregistré l’urgence qu’il y a d’interroger les anciens de notre entourage pendant qu’il en est encore temps [14].

Quant à Loïse, du haut de ses douze ans, elle a vu bigrement s’élargir son univers social : dans son école, elle n’est plus la petite gauloise égarée parmi ses copines de toutes origines car elle s’est découverte, elle aussi, issue de l’immigration : sa Mémé José est venue, quand elle n’était encore qu’une gamine, de la lointaine Italie, et même, encore mieux, de la mystérieuse Sicile, là où gronde et flamboie le formidable volcan Etna !

Comme ses parents, elle rêve d’aller visiter l’étrange ballon dégonflé qui traine au bout de la botte italienne, d’escalader la montagne jusqu’au cratère et d’envoyer à Mémé José une carte postale du volcan en éruption... À n’en pas douter, ce sera la destination de prochaines vacances : « J’aimerais tant voir Syracuse… » chantait Henri Salvador…

Épilogue

Par deux fois Joséphine a été victime de la Covid sans l’avoir contractée ; mais elle n’a pas été la seule barrousienne victime collatérale de ce foutu virus : la drôle de survie imposée par le confinement rigoureux et prolongé ont contraint la famille d’Edmonde à se résoudre à la placer en EHPAD.
Barrou est une bourgade bien trop petite pour être doté d’un tel établissement et l’Edmonde a donc connu l’exil après 103 ans de résidence ininterrompue dans son village.
Certes elle reste la mathusalem des natives barrousiennes, mais nul ne peut plus contester à Joséphine son statut de doyenne du village.

Remerciements

Je suis hautement redevable envers Dame Sécu puisque, grâce à elle, j’ai pu avoir le plaisir de rédiger cet article qui n’aurait pas pu exister sans le rigorisme de ses protocoles de contrôle et l’application tatillonne qui en a été faite par l’un de ses serviteurs très zélé.
Pour payer cette dette, je lui offre cette suggestion : il lui est désormais possible de vérifier le départ ad patres de ses assujettis en consultant le formidable outil qu’est le tout récent fichier des personnes décédées depuis 1970 de l’INSEE régulièrement mis à jour sur internet.


[1Le dictionnaire des synonymes de l’Université de Caen (= site CRISCO) (outil prodigieux qui m’est devenu un compagnon indispensable) donne 28 équivalents ( 28 !!! ) pour le mot obsession et l’un d’eux est… virus !… étonnant, non ? comme aurait dit Pierre Desproges…

[2Soit une fréquence plus de 7 fois supérieure à la moyenne des centenaires femmes en France.

[3« native-natale » = native en créole martiniquais.

[4Voir l’article de la Gazette« Exit le lieu de naissance effectif … » de Christophe Alexis Gilot / Marie-Claire Ancel / Michel Baumgarth.

[5« primum non nocere » = d’abord ne pas nuire.

[6Acoustiquement parlant, « vétérane » n’est pas très mélodieux, mais le mot existe bel et bien.

[7Le 13 février 2020, devant une commission sénatoriale, la directrice de la Sécurité Sociale reconnaissait l’existence stupéfiante d’un excédent de 2,6 millions de cartes Vitales actives …

[8A- Qui peut se targuer de connaître le nom de jeune fille des épouses de ses vieux potes ? B- Il appert qu’une femme très âgée n’a plus de prénom usuel, elle n’est plus désignée que par le seul nom de son défunt mari… c’est ainsi qu’il nous a fallu interroger une grande partie des commères de Barrou avant d’en découvrir une qui connaissait le prénom d’Edmonde.

[9La « speedy génération » confond souvent vitesse et précipitation …

[10La mission du personnel des archives est d’aider les consultants, mais pas de faire à leur place.

[11Quelques questions du questionnaire : « est-il en bonne santé ?… », « …enfants robustes et en bonne santé ? » « … fréquente-t-il habituellement des français ou des étrangers ? »,. » a-t-il conservé des coutumes nationales ou a-t-il adopté nos usages ? », « exerce-t-il une profession déjà encombrée ou susceptible de le devenir ? » …

[12Il y a un siècle, la tuberculose tuait, bon an mal an, beaucoup plus de gens que n’en tuera jamais la Covid ; mais elle tuait lentement ( du moins le plus souvent ) et depuis si longtemps ; alors on était résigné et on ne parlait pas de pandémie…

[13Bernard Dimey / Henri Salvador

[14Ce qu’hélas, mille fois hélas, je n’ai personnellement pas fait ; mes grands-parents et mes parents sont partis sans que je les interroge… les témoignages qu’ils auraient pu me faire ont disparus à jamais :
« Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle » - Amadou Ampâté Bâ. Il existe un moyen simple et agréable d’initier les confidences de nos anciens : légender avec eux leur impressionnante collection de vieilles photographies en notant au dos les noms des personnages qu’elles représentent. (Quant à moi, je me lamente et me maudis chaque fois que j’ouvre la grande valise qui contient les milliers de clichés dont j’ai hérité et dont la grande majorité des visages ne me disent rien ou pire qui m’évoquent une vague ressemblance.)
Faire raconter le passé à nos « vieux », ce n’est pas les inciter à radoter, mais, au contraire, c’est les maintenir dans le présent par ce simple partage et ainsi les protéger contre l’avenir.

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