Jeanne Désirée LEGENDRE, mon arrière-grand-mère paternelle est née le samedi 28 février 1880 à Emanville (27).
Elle est l’enfant légitime de Théogène Firmin LEGENDRE, cultivateur, âgé de 31 ans et d’Adezire Julia Maria LIERVILLE, ménagère, âgée de 29 ans.
Le lundi 16 mars 1891, sa mère Adezire LIERVILLE meurt, âgée de 40 ans. Jeanne a 11 ans.
Elle est ménagère.
Un contrat de mariage est établi entre Léopold ISABELLE et Jeanne LEGENDRE le 29 janvier 1903 à Emanville.
Elle épouse Léopold Ernest ISABELLE, couvreur en paille puis charretier de labour et cultivateur à Ormes (27), l’enfant légitime de Louis Léon ISABELLE, couvreur en paille et d’Ulgisse Azaele CUCU, journalière, le samedi 31 janvier 1903 à Emanville (27.) Elle est alors âgée de 22 ans.
Il a 23 ans.
Sont présents : Louis BLOT, instituteurs (témoin), René LEGENDRE, cavalier au 6éme dragon (témoin), Théogène LEGENDRE, cultivateur (présent), Ulgisse CUCU, journalière (présente.)
Ce couple aura trois enfants :
- Léopoldine Désirée ISABELLE née le mercredi 28 avril 1909 (ma grand-mère)
- Marius ISABELLE
- Daniel ISABELLE
Leur exploitation agricole est située à Folleville, hameau d’Ormes près d’Emanville. Folleville est distante de 15 kilomètres de Conches, plein Nord.
- Emanville - rue principale en 1914 (collection personnelle)
Le départ de Léopold pour le front
" Alors, on vit arriver un vieil homme et derrière lui, la tête d’un troupeau.
Sainte Vierge ! dit la laitière
Il est fou celui-là ! cria Burle.
Il y avait le gros soleil et la poussière, et l’épaisse chaleur sur les routes.
La guerre ! C’est la guerre...
Du coup, autour de lui, on ferma la bouche, et Burle même comprit...et les autres comprirent, tout seuls.
Les cœurs se mirent à taper des coups sourds un peu plus vite. On pensait à cette nuit d’avant qui sentait trop le blé. Oui, trop le blé. Et quelle vague de dégoût à sentir cette odeur de blé, à voir les petits enfants dans les bras des femmes, à voir ces jeunes femmes, toujours bien pleines de plaisir, sur leurs deux jambes, à comprendre tout çà, en même temps que les beaux hommes partent dans le gémissement des chevaux. "
(Dans l’extrait de son livre " Le Grand Troupeau ", Paris, Gallimard, 1931, pp. 15 et 16, Jean Giono, lui-même ancien combattant de 1914, décrit le départ massif des jeunes villageois pour le front. Ce troupeau de moutons le symbolise.).
La mobilisation générale le 2 août 1914 intervient à une période estivale cruciale pour les ruraux : dans la France du Nord, c’est le temps des moissons. Les paysans mobilisés se rassemblent pendant que le tocsin sonne le glas. A cette époque où le machinisme est encore peu développé, les travaux agricoles nécessitent une main d’œuvre abondante.
Comment pallier une telle pénurie de bras ? D’autant que les réquisitions de chevaux constituent un élément particulièrement aggravant.
Anecdote :
Les ISABELLE ont eu la chance de n’avoir pas de chevaux réquisitionnés, et ceux-ci en possédaient trois. Seul une vache fut du lot et elle devait être amenée à une heure et jour précis à Conches, ville importante la plus proche (à 15 kms.) Ils partirent comme prévu, les enfants dans une voiture tirée par un âne, la vache était amenée par Jeanne. Ils arrivèrent trop tard au rendez-vous. En fin de compte, ne voulant refaire le chemin inverse avec la vache, elle fut vendue sur place à un boucher de Conches.
- Photographie de Jeanne avec ses trois enfants (envoyée à son mari au début de la guerre) :
- De gauche à droite : Léopoldine, Jeanne avec Daniel sur ses genoux et Marius (coll. Personnelle)
La " mobilisation " de Jeanne
Jeanne répond au célèbre appel adressé par le président du Conseil R. Viviani aux paysannes françaises en se " mobilisant. "
Le 7 août 1914, le Président du Conseil René Viviani, qui songe à une guerre courte, lance un appel aux femmes françaises, en fait aux paysannes, les seules dont il pense avoir un besoin urgent dans les campagnes désertées par les hommes. Il leur parle le langage viril de la mobilisation et de la gloire :
" Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes laisse les travaux des champs interrompus ; la moisson est inachevée ; le temps des vendanges est proche. Au nom du gouvernement de la République, au nom de la nation tout entière groupée derrière lui, je fais appel à votre vaillance, à celle de vos enfants que leur âge seul, et non leur courage dérobe au combat. Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes, de terminer les récoltes de l’année, de préparer celles de l’année prochaine... Debout, donc, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie ! Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés !
Il n’y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! A l’action ! A l’œuvre ! Il y aura de la gloire pour tout le monde."
Il ne s’agit pas de verser dans les tableaux idylliques. Même s’il y a eu un élan général de courage et d’entraide, il cache des réactions plus contrastées et doit être nuancé. La solidarité observée en temps de paix est déjà une réalité. La nature et la pénibilité des travaux de la terre la rendent impérieuse. Jeanne participait déjà activement aux activités agricoles. La forte participation des paysannes n’est pas novatrice, elle est même très lourde et a été souvent minimisée voire occultée.
Jeanne occupe déjà avant le conflit une place à part entière dans l’exploitation et son temps n’est pas exclusivement consacré à ses enfants, aux tâches ménagères ou encore à la traite. Elle concoure activement aux travaux des champs, même si elle moins présente que les hommes. En simplifiant, le travail de la terre est réservé à ces derniers : entre autres, ils labourent, hersent, sèment.
Jeanne se soucie principalement de l’entretien des récoltes, de la production elle-même. Les tâches qui nécessitent beaucoup de bras sont réalisées en commun. Dans le cas de la moisson, les hommes fauchent et les femmes forment les bottes. Elle emploie des outils simples comme le pic et la fourche. Ses travaux sont donc les plus élémentaires et également les plus lourds. Une telle répartition n’est probablement pas liée aux capacités physiques mais tient davantage à la nature des traditions sociales rurales.
Néanmoins, pendant la guerre, Jeanne doit prendre en charge les tâches réalisées d’ordinaire par son mari, accompagnée de temps en temps dans ses efforts par Léon LEGENDRE et plus régulièrement par un charretier.
Léon LEGENDRE est le mari de Lucie LEGENDRE, la sœur de Jeanne. Lucie gardait les trois enfants quand Léon aidait Jeanne (une LEGENDRE marié avec un LEGENDRE !). Le couple habitait à La Commanderie située à 4 kilomètres au Nord de Folleville.
Voici le détail d’une carte envoyée à Léopold (surnommé Paul) par Jeanne à son mari, qui illustre bien les faits :
CORRESPONDANCE DE JEANNE A SON MARI, PRISONNIER DE GUERRE EN ALLEMAGNE DEPUIS LE TOUT DEBUT DE LA GUERRE 18EME TERRITRIAL CAMP 11 CORVER 33 A MUNSTER EN WESPHALIE : Folleville le 10 avril 1917 (courrier reçu par Léopold le 10 septembre1917)
" Je réponds à ta carte du 2 juillet et à ta lettre du 9 juillet que j’ai reçu le 6 avril. Très heureuse de te savoir en bonne santé ... En
ce moment, nous avons du mauvais temps, il tombe de l’eau depuis 19 jours, que deux jours de bon. Le reste des foins va être perdu. Il nous en reste à peu près une aire. Nous n’avons pas encore commencé à couper nos blés. Ceux qui en possèdent ont germé. Nous commencerons lundi, c’est Léon (Legendre) qui mènera ma faucheuse. Nous allons la chercher aujourd’hui à Conches. Cà n’iras pas très vite car il y a beaucoup d’herbes, vu l’hiver humide. Nous avons eu deux averses la semaine dernière qui ont versé les avoines ... Je t’écrierais lundi pour te dire si ça va bien mon cher Paul, encore un mauvais passage pour moi à passer. Quel jour de soulagement pour moi le jour où tu seras revenu avec nous ! Je t’envoie un colis aujourd’hui 10 août.
Nous t’embrassons tous bien fort.
Ta femme et tes chers enfants,
Jeanne ISABEL "
Les vêtements de Jeanne
Les vêtements de Jeanne étaient composés de grandes jupes qui arrivaient jusqu’aux chevilles et de chemisiers. Pendant la semaine, pour travailler elle mettait un tablier. Elle ne portait pas de pantalons.
Léon portait lui des vestes boutonnant jusqu’au cou et des pantalons. La semaine, hommes et femmes se chaussaient avec des sabots, les jours de fêtes, certains avec des chaussures.
Chute de la production agricole
Malgré les efforts de Jeanne, la production de sa petite exploitation connaît une chute brutale. Pour les céréales, elle équivaut en moyenne à moins de 70 % de celle des dix années précédentes. Cette chute est consécutive au déficit de main-d’œuvre et aussi aux grandes difficultés d’approvisionnement en engrais. En outre, plutôt que les cultures commerciales, Jeanne privilégie les cultures davantage adaptées à l’autoconsommation et à la nourriture des animaux.
Jeanne " gardienne " de l’exploitation
Le fait que Jeanne parvienne même cahin-caha à assurer la marche de l’exploitation explique en grande partie pourquoi son époux endure la difficile vie de prisonnier en Allemagne dans le camp de Munster. En effet le devenir de la petite exploitation est un ressort essentiel à son moral. La récurrence de ce thème est d’ailleurs le fil directeur de leur correspondance. Même prisonnier, Léopold conserve des réflexes propres à sa profession ou a sa vie civile. Il continue à vivre au rythme des saisons et des récoltes. Comme il reçoit des lettres régulièrement, il peut en effet presque pas à pas suivre leur déroulement. Plus largement, il veut rester en communication avec son univers coutumier : ses proches, sa ferme, mais aussi les habitants de son village d’Ormes près d’Emanville dans le département de l’Eure, sur le plateau du Neubourg, dont il est resté solidaire.
En retrait d’une guerre à laquelle elle ne peut s’opposer, ses nombreux colis et lettres, ses efforts fournis pour valoriser l’exploitation constitue son unique moyen (indirect) de soutenir Léopold. D’ailleurs, consciente de l’importance psychologique des ses nouvelles, elles insistent sur les points positifs. De même, notamment pour ne pas l’inquiéter davantage, elle tait ses problèmes de santé et ses doutes.
Dès 1916, il semble qu’une profonde lassitude gagne Jeanne et la population rurale en générale. L’idée d’une guerre courte est définitivement abandonnée. Certes, Jeanne et ses proches souffrent nettement moins que les citadins des privations alimentaires mais la guerre est bien longue et le retour du mari bien aimé est attendu avec de plus en plus d’impatience comme le précise le courrier suivant, reçu par Léopold le 1er avril 1917 :
" Cher Paul,
Je t’envoie cette carte et en même temps pour te dire que ma santé est toujours très bonne ainsi que toute la petite famille. Je suis pour le moment à Folleville, nous allons partir hier à Emanville où nous allons faire 2 pipes de boisson. Enfin mon vieux Paul, nous attendons ton retour avec impatience. "
Le 4 décembre 1916, elle reçoit le diplôme d’honneur :
" Le Diplôme d’honneur est décerné par le Conseil Général à Madame Jeanne LEGENDRE épouse ISABELLE cultivatrice à Ormes qui en l’absence de son mari appelé sous les drapeaux, pendant la guerre 1914-18, a assuré courageusement la direction de sa ferme, assuré l’exploitation de ses terres et contribué ainsi à la Défense de la Patrie. "
- Diplôme - photographie - collection personnelle
Au cours du conflit, Jeanne a su s’adapter aux circonstances. Elle a accompli de multiples tâches traditionellement dévolues aux hommes. Mais si elle a mesuré son aptitude, elle ne sait pas pour autant émancipée. Du camp d’internement, son mari a continué en grande partie de diriger les activités agricoles de l’exploitation. De plus, elle a du composer avec Léon LEGENDRE, son beau-frère que les circonstances ont poussé à se mêler de la marche de l’exploitation familiale.
Le retour de Paul
La vie d’avant la guerre reprend vite son cours même si la Grande Guerre laisse les villages exsangues. Les monuments aux morts et leurs listes nominatives qui semblent sans fin constituent une trace éloquente et durable de l’hécatombe. Veuves, orphelins, invalides, " gueules cassées " font partie intégrante de la société paysanne.
Pour illustré l’après-guerre, voici le récit apposé au verso d’une carte postale par ma grand-mère Léopoldine (à l’âge de 10 ans, ou presque) :
" Folleville le 19 avril 1919,
Mon cher parrain, Je t’envoie cette carte pour te dire que tout le monde va bien. Papa Paul est en train de faire de l’avoine, nous sommes en ce moment en vacances, je termine ma carte en t’embrassant de tout mon cœur ainsi que mes petits frères, Maman et Papa Paul. Tu me répondras à ma carte quand tu l’auras reçu. Léopoldine ISABELLE." (Le parrain de Léopoldine était Emile CUCU, fils d’Ulgisse, sa grand-mère paternelle).
Le décès de Jeanne
Le bonheur retrouvé ne dure malheureusement que peu de temps. Jeanne est gravement malade. Les efforts intenses fournis pendant la guerre n’ont peut-être pas arrangé son état de santé fragile. Son calvaire a duré moins de 6 mois. Elle était sujette à beaucoup d’hémorragies.
Jeanne Désirée LEGENDRE meurt peu de temps après la fin de la guerre le mardi 23 septembre 1919 à Ormes (27), hameau de Folleville, âgée de 39 ans. Est présente : Hélène LETAILLEUR, institutrice (déclarante.)
Sources :
- Ma collection personnelle de cartes postales : correspondances entre Léopold ISABELLE et sa femme pendant la Grande Guerre et l’après-guerre, correspondances des enfants ISABELLE avec leur père et correspondances de Léopoldine ISABELLE avec son Parrain.
- Les registres des A.D. de l’Eure (27) : actes de naissance, actes de mariage, acte de décès.
- Les témoignages oraux de ma grand-mère paternelle Léopoldine ISABELLE.
Bibliographie :
- Michel Augé-Laribé, L’agriculture française pendant la guerre, Paris, Presses Universitaires de France, 1925.
- Georges Duby et Armand Wallon (sous la direction de), Histoire de la France rurale, tome 4 : La fin de la France paysanne, Paris, Seuil, 1977.
- Annie Moulin, Les paysans dans la société française de la Révolution à nos jours, Paris, Seuil, 1988.
- Françoise Thébaud, La femme au temps de la guerre de 1914, Paris, Editions Stocks/Laurence Pernoud, 1986.