Tout commence sur un réseau social, dans un groupe de passionnés consacré à la ville de Brest et à son Histoire. Une femme a fait le déplacement de la Lorraine jusqu’à la pointe du Finistère pour y jeter une bouteille à la mer. Peut-être pense-t-elle que si la terre s’arrête ici, quelque chose d’autre, comme un espoir, commence ? Ce SOS est le cri d’une arrière-petite-fille d’un soldat américain qui connut une femme à Metz en 1945. Elle cherche à savoir qui est son arrière-grand-père et tout ce qu’elle possède, c’est une photo.
Les Brestois, altruistes et philanthropes, relaient le message. Les associations de mémoire Franco-Américaine sont très actives à Brest, alors pourquoi pas ? L’espoir fait vivre, et cette femme en a visiblement beaucoup, mais à part des témoignages d’encouragement et de soutien, aucune piste.
C’est alors que René intervient. Lui, c’est une grande-tante qu’il aimerait retrouver, elle est Brestoise et a épousé un marin américain à Brest en 1917. Ils sont partis aux USA après la Première Guerre mondiale, et d’après les recherches infructueuses d’un cousin, la famille aurait vécu à Seattle. Il ne connaît pas son prénom, mais son nom de jeune fille : Floch. Des Floch / Floc’h, dans le pays de Brest, en Finistère et en Bretagne, il y en a des pages entières dans les annuaires. Cette femme était la sœur jumelle du grand-père de son épouse, Charles Floch, né à Lambézellec en 1894, ces informations sont garanties…
Je me propose de chercher, nous entrons en contact, et l’ami René, car désormais nous nous tutoyons, s’empresse de rassembler les archives familiales ; il me confirme ses éléments... Mais cela ne colle pas.
Il y a bien un Charles Floch né à Lambézellec en 1894, il a une sœur jumelle, Marie Isabelle, mais elle disparaît au domicile familial à l’âge d’un mois. René est pourtant certain, la mémoire transmise de génération en génération est formelle, ou presque, car il commence à douter. Il appellerait bien le cousin, mais il est un peu tard. Je regarde du côté des femmes « Floch » mariées entre 1917 et 1921 (date à laquelle les derniers américains ont quitté Brest). J’élimine d’emblée une Jeanne Floch mariée avec un Abgrall (pur produit breton) ; il reste trois hommes ayant des patronymes aux consonances exotiques, en tout cas extra bretonne : un dénommé Mastek, quartier-maître mécanicien dans l’US Navy d’origine autrichienne, mais son épouse est de Plouarzel, j’élimine. Vient le tour d’un Kniat, c’est un Polonais qui n’a aucun rapport avec l’US Navy. Enfin, Jeanne Gabrielle Floch née à Lambézellec, mariée à Clarence Remey (Ramey), chef mécanicien dans l’US Navy, bel et bien Américain, car né dans l’Arkansas. Ce couple s’est marié à Lambézellec en 1920.
- Jeanne Gabrielle Floch en 1921
- Photo de Passeport
National Archives and Records Administration
Depuis toutes ces années, la famille pensait que la grand-tante était la sœur jumelle du grand-père… Alors que cette jumelle n’a pas vécu plus d’un mois, et Jeanne est née cinq ans plus tard. Ils ne se sont pas mariés en 1917 à Brest, mais en 1920 à Lambézellec. Ils n’ont pas vécu à Seattle, mais après des débuts dans l’Oklahoma où leur fille Marcelle Claire arrive au monde, ils prennent la direction de la Californie qu’ils ne quitteront pas.
Voilà, à mon sens, l’utilité de ce qui nous anime, nous passionne, nous maintient éveillé parfois bien trop tard. Que d’heures passées à tourner des pages virtuelles, à s’épuiser les yeux sur les registres de Brest-Recouvrance, où le temps a fait son office d’érosion, tel le vent de Brest soufflant, abrasant et effaçant l’encre sur les pages.
Voilà notre défi de généalogiste, tenter de retrouver la vérité de l’histoire d’une famille, et l’écrire pour ne plus la laisser à la merci de la mémoire humaine qui, malgré les progrès de la médecine, peut un jour s’évaporer du corps de tout un chacun, laissant des femmes et des hommes aux regards étrangement vides, aux souvenirs envolés à tout jamais.
Ces petites histoires des petites familles, bien souvent aussi intéressantes que l’histoire des grands de ce monde, complètent la grande Histoire, lui donnent du corps, parfois de l’émotion, mais elles restent interdépendantes l’une de l’autre.
Ce texte, je l’ai écrit un vendredi soir d’inspiration de l’année 2020. Le printemps marquait chaque jour un peu plus sa présence, et je m’étais laissé surprendre par l’horloge. J’avais tout à coup l’impression que le temps défilait à une vitesse effrénée, et pourtant les jours commençaient à rallonger, laissant présager d’une belle saison à venir. Un très léger courant d’air frais parcourait soudainement le sol, car la fenêtre était restée basculée, et venait gentiment me caresser les pieds pour me ramener dans le temps présent. Je venais de passer trois heures sur les traces de Jeanne et de Clarence.
- Marcelle Claire Ramey en 1939
- Photo d’album scolaire
Herbert Hoover High School - Glendale, California
Il est déjà dix heures du soir. Tout en regardant par la fenêtre la nuit envahir lentement, mais inexorablement la ville d’aujourd’hui, je laisse mon esprit divaguer et imaginer une Brestoise d’environ dix-huit ans et un marin Américain, exactement cent ans plus tôt. De ma fenêtre, la ville que j’observe n’a rien à voir avec celle où se sont rencontrés Jeanne et Clarence. La Seconde Guerre mondiale a ravagé cette cité à jamais perdue dont il ne reste rien. L’après-guerre a tout nivelé et enfoui cette ville disparue sous des tonnes et mètres cubes de remblai et, avec lui, se trouvent prisonnières à tout jamais, comme un coffre-fort inaccessible, les mémoires ensevelies de ses habitants du passé. Il nous reste les archives qui nous révèlent des dates, des noms, des filiations, des lieux, mais elles ne nous diront jamais comment ils se sont rencontrés, ce qu’ils se sont dit. Seul le remblai le sait.
Sur mon écran d’ordinateur, s’effeuillaient huit ou neuf onglets : les archives de Brest, les bases du Centre Généalogique du Finistère, Ancestry, Family Search, et Messenger où René continuait à m’envoyer des messages. J’avais presque décroché de cette concentration que nous connaissons toutes et tous, quand on est "dedans". René était en train de me raconter des tranches de mémoires familiales, je lui avais peut-être donné l’impression de m’intéresser à sa famille, en quelque sorte oui, mais avant tout ce que nous aimons, c’est chercher. Lorsque l’on sent que l’on est sur la bonne piste, le flair du généalogiste, l’intuition que l’on n’est pas loin, on veut le voir apparaître ce nom ou cette date, si ce n’est pas sur cette page, ce sera sur la suivante, ou dans l’autre registre...
Sortons-nous vraiment indemnes de nos recherches ? J’ai l’impression que l’on rapporte un peu du passé dans notre présent, un peu de ces tranches de vie, qui nous sont bien étrangères, nous habitent ne serait-ce que quelque temps.
Et les autres, ces autres qui ne sont pas généalogistes, qui parfois ne comprennent pas que l’on y passe autant de temps. Tout ce temps à échanger sur des réseaux ou forums, à se refiler des tuyaux, à parler de date de décès, comme on parlerait de recette de cuisine. Comment peuvent-ils comprendre que le mot "décès" puisse nous apporter autant de satisfaction, lorsque l’on trouve une date et un lieu qui nous ouvrent de nouvelles perspectives de recherches ?
Comment leur expliquer qu’un cimetière, ce n’est pas triste, comment expliquer à son conjoint, en passant devant une grille de cimetière ouverte, que l’on irait bien y faire un tour, juste pour lire les noms sur les très vieilles sépultures.
Les autres doivent certainement nous regarder de travers : ils sont résolument étranges ces généalogistes...