- Aspirant Jean Médard en mars 1915 Juste avant le départ pour le front.
Il était sursitaire. Il faisait sa préparation militaire pour avoir la possibilité, à l’issue de son sursis, de choisir sa garnison. Il aurait opté pour Montauban, où il pourrait facilement avoir une chambre à la faculté de théologie protestante. « Les événements devaient bousculer ces judicieux projets. » conclut-il sobrement, plus de cinquante ans après, en rédigeant ses mémoires.
Cent ans plus tard, ce sont ses lettres de guerre que je transcris. A la différence des mémoires, où « tout » est dit en une trentaine de pages, les lettres font mesurer la lenteur de l’écoulement de ce temps de guerre. A les lire, on a l’impression d’un long « à l’est, rien de nouveau », (rien qui ne doive inquiéter sa mère, du moins) avec de très brèves et très brutales incursions d’une violence terrible, comme ce poumon perforé en mars 1915, alors qu’il venait juste, la veille, d’arriver au front.
17, 18 et 19 mars 1915 – Les Éparges, baptême du feu
17 mars. […] Quand je me relève pour reprendre la marche en avant le paysage s’est transformé : les arbres sont déchiquetés ou renversés, mais surtout, autour de gros entonnoirs, c’est l’horrible vision de cadavres ou de blessés gémissants ou hébétés qui semblent couchés ou assis en cercle, du sang, des débris humains accrochés aux branches. Jamais au cours de la guerre je ne devais avoir spectacle plus atroce sous les yeux.
18 mars. […] Nous sommes presque au coude à coude derrière notre abri dérisoire de « sacs à terre » lorsqu’une clameur s’élève : « Les Boches ! ». Une vague de soldats allemands débouche en effet de la crête immédiatement à notre gauche, attaquant le secteur que je viens de quitter. La fusillade crépite. Je me suis levé ; pas pour longtemps. Un choc violent me jette par terre. Je viens de recevoir une balle en pleine poitrine. Je suis là maintenant, étendu sur le dos, conscient mais assommé. Je me sens profondément touché et l’air que je respire passe par ma blessure comme par le trou d’un soufflet percé. […]
Lorsque l’agitation provoquée par l’attaque allemande s’est enfin apaisée, un caporal s’approche de moi pour me secourir. Mais que peut-il faire ? Il utilise tant bien que mal mon « pansement individuel » en posant une compresse sur chacune des deux plaies, orifices d’entrée et de sortie du projectile et en entourant ma poitrine d’une bande étroite comme un cordon pour essayer de les fixer […]. Je reste encore là deux bonnes heures. Vers midi, on me transporte enfin dans la tranchée, où je suis moins exposé, mais bien encombrant. A quatre heures les brancardiers qui n’ont pas chômé, m’emportent enfin dans un « nid de blessés », un abri en rondins situé un peu en arrière des tranchées sur la pente du ravin.
Malheureusement il y a beaucoup trop d’oiseaux dans ce nid. Un infirmier me fait un honnête pansement, mais nous sommes entassés et je ne puis bouger sans faire hurler un blessé qui est à mes pieds. J’ai perdu beaucoup de sang et je meurs de soif sans pouvoir obtenir une goutte d’eau. Cette nuit reste dans mon souvenir comme un interminable cauchemar. « Du fond de l’abîme je t’invoque, Eternel. Seigneur aie pitié de moi ».
19 mars. Anniversaire de la mort de mon père. Est-ce que je vais mourir dans ce trou ? L’infirmier n’essaie pas de nous donner le change : « Il y a beaucoup de blessés. Avant qu’on ait évacué le poste de secours régimentaire et tout le reste, ça peut durer des jours et des jours ». Je ne veux pas pourrir indéfiniment au milieu de cette obscurité et de ses gémissements. Il faut sortir de là.
Un brancardier vient d’entrer dans l’abri. Je m’adresse à lui :
– J’ai mes jambes, je peux sans doute marcher. Est-ce que le poste de secours du régiment est loin ?
– A 400 mètres.
– Si vous m’y conduisez, si vous me soutenez, j’y arriverai.
– Venez.
Je sors enfin de mon trou en me cramponnant au bras de mon compagnon. Il faut enjamber les arbres et les branches abattus par le bombardement, contourner des cratères, redescendre le ravin pour le remonter. Gymnastique épuisante.
Pourtant, avec l’aide de mon compagnon je me traîne jusqu’à ce poste, ma planche de salut.
Je ne suis pas au bout de mes peines. A l’entrée, un médecin auxiliaire nous arrête :
– Il n’y a pas une seule place. L’abri est plein comme un œuf.
– Mais alors que faire ?
– Allez au poste de secours régimentaire du 106, dans le village des Éparges et surtout ne restez pas là, c’est un mauvais coin.
– Quelle distance ?
– 1200 mètres.
Il n’est pas question de revenir en arrière ni de rester sur place. Il faut tenter ce nouvel effort. A la grâce de Dieu. Mon compagnon a pitié de moi. Il m’accompagne. Je m’accroche à lui, parfois même il me porte sur son dos pendant quelques mètres. L’eau est gelée dans les trous d’obus mais nous avons chaud. Nous finissons par arriver à proximité du village. Avant de l’atteindre il faut encore traverser un petit pont qui est dans le champ de vision des ennemis. De jour on évite de le franchir. Il est inutile que mon compagnon s’expose. Je remercie de tout cœur cet inconnu qui m’a sauvé la vie de ce qu’il a fait pour moi et il me quitte. Je m’étends longuement au soleil pour reprendre quelques forces. Je rassemble ces dernières forces pour un dernier bond et je m’élance. Deux ou trois balles me saluent au passage sans m’atteindre. Je m’affale à l’entrée du village derrière des rouleaux de fils de fer barbelés. La volonté de vivre m’a mené jusque-là, elle ne me mènera pas plus loin. Je n’en puis plus. Un soldat sort d’une maison tenant une tasse pleine d’un liquide fumant :
– Dis donc. Je suis blessé. Je crève de soif. Tu ne pourrais pas me donner à boire ce que tu portes ?
– Penses-tu ? C’est le chocolat du colon.
Il avertit pourtant sur ma demande des brancardiers qui viennent me prendre et m’amènent au poste de secours du 106, une grande cave presque vide. Le médecin militaire est très nerveux. Notre cave n’est ni profonde, ni solide. C’est un abri précaire. Il se croit en danger là où je me sens enfin en sécurité. Tout est relatif. […]
J’ai dû dormir tout le jour. A la nuit, je puis enfin être évacué. D’abord mon brancard est installé sur un chariot à main, puis à une certaine distance du village dans une voiture à cheval où nous sommes cinq ou six. Les cahots sont douloureux, le froid vif. Mais chaque tour de roue de l’inconfortable véhicule nous éloigne du champ de bataille. Le reste ne compte pas. Nous nous arrêtons à l’ambulance divisionnaire, au « carrefour des Trois jurés ». Je suis en état d’être évacué jusqu’à Verdun. J’adresse pourtant une prière au major qui m’examine :
– Pourriez-vous me faire une piqûre anti-tétanique ? Ma mère m’a fait promettre de demander une piqûre si j’étais blessé. Elle a vu à l’hôpital des malades mourir du tétanos.
– Mais bien sûr mon petit !
Ce « mon petit » me fait décidément comprendre que je suis sorti d’un monde de violence où personne n’a le droit de s’apitoyer et que je rentre dans un monde où peut rayonner la compassion. La frontière est franchie. […]
- Extrait du registre matricule. AD de l’Hérault en ligne.
Deux mois plus tard, Jean, alors hospitalisé à Chambéry, écrira à sa mère :
Voilà aujourd’hui deux mois que je suis blessé. A propos de ma blessure achete ou fais toi preter le n° de l’Illustration du 1er Mai. Il y a des photos des Eparges qui ont dû être prises au moment de notre attaque de Mars. En tout cas l’endroit où j’ai été blessé est exactement semblable à celui ou se battent les soldats de la photo et le ravin représenté ds les 2 dernières photos est celui que j’ai parcouru en partie le lendemain matin pr aller au poste de secours.
99 ans plus tard, je me suis à mon tour procuré le numéro de l’Illustration que mon grand-père demandait à sa mère d’acheter. Les photos dont il parle, et qui effectivement illustrent parfaitement son récit, ne sont pas libres de droit et n’ont donc hélas pas pu être mises en ligne.
Pendant des décennies, je n’ai connu de la guerre de mon grand-père, mort en 1970 alors que j’étais adolescente, que le récit qu’il en a fait dans ses mémoires. D’une mort à l’autre, me voici, à 60 ans, dépositaire de sa correspondance.
Depuis le début de l’été, j’ai entrepris la transcription des lettres échangées à partir d’août 1914 avec les siens, sa mère, surtout. Je les publie sur un blog , où je compte mettre en ligne chaque lettre 100 ans jour pour jour après qu’elle a été écrite. Cette « règle du jeu » que je m’impose implique (sauf accident) que cette publication s’étalera sur cinq ans (Jean Médard n’ayant été démobilisé que le 4 septembre 1919). C’est long. Mais la guerre le fut.