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Jean Baptiste Jouffroy dit Piard : Migration et parcours de vie d’un brandevinier (Marchand d’eau de vie) au XVIIIe siècle (1re partie)

De Vaux sous Bornay (Jura) à Messimy en Dombes (Ain)

Le jeudi 19 novembre 2015, par Patrice Beroud

Vivre dignement au XVIIIe siècle quand on est issu du monde paysan n’est pas chose facile. Avec des connaissances dans le domaine de la distillation, l’avenir peut s’annoncer meilleur, dans d’autres contrées. Partir, découvrir d’autres horizons, faire connaître son savoir-faire, voilà ce que pense Jean Baptiste Jouffroy dit Piard.

Voyage vers l’inconnu

Le 10 septembre 1736, à Cesancey, village au sud de Lons le Saunier, un mariage est célébré. Claude Jouffroy dit Piard fils de Claude Jouffroy dit Piard s’unit avec Denise Nicolot. Il est né le 30 novembre 1711 à Vaux sous Bornay. Comme son père « Claude le Jeune » né vers 1690 et « Claude le Vieil » peut être son grand père né vers 1659, il travaille la vigne. Le prénom Claude est fortement usité chez les vignerons. Entre Courbouzon et Macornay, s’élève une croix en pierre et en fer, dédiée à St Claude. Une fois par an, on y vient en procession pour obtenir par l’intercession du Saint, d’être préservé de la grêle.

Le couple marié réside à Vaux, petit hameau situé au fond de la vallée de la Sorne, petit torrent qui se jette dans la Vallière. Sur les coteaux, plusieurs familles Jouffroy cultivent la vigne. Il y a sans doute moins d’une centaine d’âmes.

Comme partout dans le Royaume, les conditions de vie sont difficiles. Malgré tout, de cette union naissent plusieurs enfants :

  • Marie Françoise voit le jour le 14 octobre 1737.
  • Pierre voit le jour le 3 mars 1739 et décède le 1er août de la même année.
  • Claudine voit le jour le 29 septembre 1741.
  • Henriette voit le jour le 23 août 1744 Claude Louis voit le jour le 9 mars 1746 et décède quatorze jours plus tard.
  • Jean Claude dont l’acte de naissance n’a pas été retrouvé.
  • Jean Baptiste voit le jour le 19 juin 1748.

Peut-être dernier de la fratrie, il est comme ses frères et sœurs, baptisé par le curé Ratte du village de Macornay situé à moins d’une demi-lieue. Il apprend sans doute très tôt le travail de la vigne qui fait vivre la famille. Dans la région depuis le XVIIe siècle, on produit du vin et on élabore le macvin ou marc-vin. Il est issu de cinq cépages (Chardonnay-Savagnin-Pinot Noir-Poulsart-Trousseau). Pour l’élaboration de ce breuvage, on ajoute de l’eau-de-vie qui a séjourné quatorze mois en fûts de chênes. Cette dernière est obtenue par distillation.

La communauté

Pour acquérir la science de la distillation, il faut passer par un apprentissage chez un maître qui fait partie d’une communauté. Les statuts de cette confrérie sont très stricts. Entre autres :

  • Cette communauté qui existe depuis la moitié du XVIIe siècle, englobe les limonadiers, vinaigriers, distillateurs et marchands d’eau-de-vie.
  • Les maîtres ont la faculté d’acheter, faire et vendre de l’eau-de-vie, en gros, au détail et même d’en faire venir d’autres provinces. Ils forment un seul apprenti à la fois. La formation dure trois à quatre ans.
    Les fils de maître qui ont appris auprès de leur père ou auprès d’un autre maître sont dispensés de montrer une lettre d’apprentissage pour gagner leur franchise. Ils doivent malgré tout payer les droits au Roi. Parfois la communauté est autorisée à vendre des lettres de maîtrise à des individus sans qualité (300 livres vers 1680 et jusqu’à 1000 livres en 1776).
  • Toute personne qui ne fait pas partie de cette communauté a l’interdiction d’exercer ce métier.
  • Les hommes mariés et les hommes âgés de plus de 22 ans ne peuvent pas être apprentis.

Les vignerons du Jura connaissent certainement l’élaboration de l’eau de vie sans être maîtres distillateurs.

Jean Baptiste Jouffroy, fils de vigneron, a-t-il eu un maitre pour apprendre le métier ? A-t-il acheté sa maîtrise ?

La migration et le mariage

Au XVIIIe siècle, l’augmentation de la culture de la vigne a entraîné également celle de l’eau-de-vie. A partir de 1760, les provinces se transforment. Les paysans ont décuplé en dix ans. De 1762 à 1789, la valeur des propriétés a doublé. Jean Baptiste Jouffroy a-t-il flairé un avenir meilleur ?

Fort de son expérience, il va, par passion ou par nécessité, quitter sa Franche Comté natale. A Saint Amour, deux chemins se présentent à lui. Le premier traverse la Bresse en passant par Bourg en Bresse, puis se prolonge en direction des Dombes marécageuses. Le deuxième chemin va en direction de la Saône par Pont de Vaux et Pont de Veyle. Lequel a-t-il pris ? L’un ne vaut pas mieux que l’autre. A cette époque, les voies de communication sont catastrophiques. Comment se déplace-t-il ? Où dort-il ? Est-il accompagné d’un cheval, d’un âne, d’une charrette ? C’est aux portes des Dombes dites "sèches" près de Lyon qu’il s’arrête en 1774. Depuis deux ans cette province fait partie du Royaume de France. Jean Baptiste a alors 26 ans. Cet étranger qui vient d’une autre contrée, est-il bien accueilli ?

C’est à Messimy en Dombes, que Jean Baptiste rencontre Geneviève Beroud, fille d’Antoine Beroud vigneron au village. Sur le côté Est du val de Saône, la culture de la vigne joue un rôle important même si elle ne peut pas rivaliser avec le Beaujolais. Cette autre contrée est située sur les monts en face, de l’autre côté de la Saône. Son vin de bien meilleure qualité est commercialisé sur la ville de Lyon.
Il est difficile de conserver le vin du val de Saône. Il s’altère rapidement et se conserve difficilement. Par contre, l’eau-de-vie est très avantageuse pour le commerce, dans les régions où le vin qu’on y cultive a peu de valeur. Jean Baptiste le savait sans doute.

1775 : L’hiver est glacial, c’est la famine dans le Royaume de France.

Le 12 mars1775, à Versailles le Roi tient un lit de Justice. Il veut faire supprimer les communautés sous prétexte qu’elles favoriseraient un nombre de particuliers privilégiés et qu’elles étaient nuisibles à la plus grande partie des sujets. Finalement, elles seront modifiées.

Le 5 janvier 1777, devant maître Moyne, un contrat de mariage est établi entre Jean Baptiste Jouffroy dit Piard et Geneviève Beroud. La dot de la mariée est constituée d’une garde-robe de bois en noyer et autres bons bois. Les deux portes ferment à clef. A l’intérieur bien sur, il y a ses robes, nippes et autres linges à l’usage de sa personne. Le tout est estimé à 250 livres. Elle amène aussi quarante aunes (L’aune de Lyon : 1,187 mètre) de toile de ménage et douze aunes de bourras (toile grossière de chanvre), plus la somme de 300 livres provenant de ses économies. Les époux se font don de survie et augment. Jean Baptiste donne 100 livres à Geneviève et elle-même donne 50 livres à son époux.

Le 21 janvier 1777, soit quinze jours plus tard, le curé Morel célèbre l’union, après trois publications de mariage. Deux frères de Jean Baptiste ont fait le déplacement. Alexandre de Macornay en Comté et Jean Claude de Perigny en Comté, ont parcouru en plein hiver, près de trente lieues (120 km) sur des routes chaotiques, boueuses ou enneigées. Il leur a fallu sans doute plusieurs jours pour venir en malle charrette ou diligence. Ils ont dû dormir dans des auberges rares et souvent insalubres. Pour pouvoir voyager, il fallait sans doute avoir un certain statut. Mais ils sont là pour ce grand jour.

Sur son acte de mariage, Jean Baptiste est qualifié de marchand. Cette année-là, l’été est frais, les vendanges sont pauvres et tardives. Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux pour commencer une nouvelle vie.

De génération en génération, on raconte que Jean Baptiste est venu de son Jura avec son alambic. Mais c’est impossible. L’alambic ambulant tel qu’on se l’imagine, monté sur un char, n’existait pas au XVIIIe siècle. De plus comment aurait-il roulé sur un réseau routier catastrophique ?

La distillation au XVIIe et XVIIIe siècle.

A cette époque, "l’alchimie distillatoire" convient très bien pour les huiles essentielles mais reste insuffisante pour distiller l’alcool. La fabrication de l’élixir de vie nécessite beaucoup de travail avec des opérations répétées et sans doute fatigantes. L’appareil distillatoire de Glauber existe depuis 1659 et sera utilisé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.Les récipients sont généralement des tonneaux dénommés fourneaux philosophiques.

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Schéma appareil de Glauber
  • A : Fourneau avec globe de cuivre.
  • B : Globe de cuivre.
  • C : Vaisseau distillatoire.
  • E : Réfrigiratoire avec serpentin.
  • F : Le récipient.

D’autres appareils similaires existent.

  • Vers 1760, il y a une évolution sensible. En quelques lignes :

Le globe de cuivre prend le nom de chaudière. Cette chaudière est d’environ quarante veltes (300 litres) sachant qu’une velte de Paris vaut quatre pintes et qu’une pinte vaut 7,62 litres. Elle est recouvrable du chapeau qui fait couvercle, doté d’une ouverture centrale. A ce couvercle est rajoutée la queue du chapeau qui fait un angle de 40° par rapport à la chaudière (ou curcubite). Ce tuyau rejoint un fut qui doit être éloigné du corps de maçonnerie qui entoure la chaudière. Il plonge en colimaçon dans le fut (ou pipe) pour prendre le nom de serpentine. La pipe est remplie d’eau froide. L’eau-de-vie qui sort de la serpentine est reçue dans un bassiot (seau en bois) légèrement enterré. Le fourneau distillatoire est une tour cylindrique adossée ordinairement contre un mur en briques de quatre pouces d’épaisseur. L’ensemble est élaboré avec une technique particulière de jointure à la chaux vive. Il y a deux ouvertures, la porte du foyer et la porte du cendrier. Le fourneau conçu pour recevoir la chaudière (ou curcubite) est doté d’une cheminée pour l’évacuation des fumées.

La brûlerie à Messimy

Les vestiges de la brûlerie de Jean Baptiste laissent supposer qu’il possédait ce genre de matériel. La brûlerie était le petit bâtiment qui abritait le système de distillation. Il devait être détaché du corps de maison par rapport au danger de feu. Déjà en 1753, dans un arrêté du Règlement du Parlement de Besançon, on trouve un acte qui impose de placer les alambics loin des écuries, des greniers et des granges (article de même nature maintenu par l’article 438 du Code pénal de 1810). L’édifice ordinairement placé dans un coin de la basse-cour, pas trop loin des chais, d’une mare ou d’un puits. L’orientation est importante et doit laisser permette le passage d’un courant d’air élevé pour la réfrigération de la pipe.

A Messimy en Dombes, la brûlerie est à une trentaine de mètres de la cave et de la petite ferme. Sa situation est idéale dans un axe nord-sud. La surface du petit bâtiment est trapézoïdale avec la grande largeur orientée cotée nord pour accueillir le vent de bise. Au mas du bourg comme on le surnomme, le four, le puits et l’alambic sont juxtaposés. Aujourd’hui, l’abri subsiste avec le puits, la base du four en briques réfractaires, son conduit, et le mur d’appui en partie semi-cylindrique sur lequel s’adossait la pipe.

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Modèle d’alambic de 1766 d’après l’abbé Rozier de Vannes
(Mémoire pour le concours de la société Royale d’Agriculture de Limoges).

Vers 1780, Jean Antoine Chaptal (Chaptalisation) constate plusieurs défauts sur les alambics répertoriés :

  • Les vapeurs d’eau et d’alcool passaient dans le serpentin, de sorte que l’eau-de-vie très faible devait être soumise à une seconde cuisson.
  • Un "coup de feu" un peu fort faisait monter une grande masse de mélange aqueux et on obtenait une eau-de-vie très faible. Il fallait donc surveiller le feu en permanence.
  • On ne pouvait pas réguler la chaleur, ni la répartir sur la masse liquide. L’eau-de-vie avait un goût de brûlé et était rarement limpide. Il construit donc un alambic à large chaudière qui permet une chauffe régulière.

Glaubert qui n’est pas en reste, invente le chauffe vin qui fait progresser l’art de la distillation. Puis un dénommé Poissonnier perfectionne également tout ce matériel

Les différentes taches de la distillation

Elles sont nombreuses et parfois complexes :

  • Les vins étaient "brûlés" souvent avant la Noël ou après l’hiver. Mais mars et avril étaient généralement les mois préférés pour la distillation des vins de l’année précédente. Ces moments-là étaient appelés "périodes de bouillage".
  • Il fallait tenir compte des conditions météorologiques.
  • Un moût trop visqueux ou pas assez ne donnait pas de bon résultat en qualité et en quantité.
  • Il fallait allumer le four avec des sarments puis garnir régulièrement avec du bois sec de bonne qualité. L’opération s’appelait "mettre le train".
  • Il fallait surveiller en permanence l’ébullition pour qu’elle soit constante et maintenue au juste degré. Un bouillonnement trop rapide pouvait engendrer un débordement de la matière.
  • Il fallait corriger "le goût du feu" et dépouiller les eaux-de-vie de la plus grande quantité possible d’huiles acides. Pour cela il y avait bien entendu des méthodes.
  • Il fallait changer régulièrement l’eau réfrigérante de la pipe pour obtenir une eau-de-vie froide.
  • On pouvait se contenter d’une chauffe simple mais aussi d’une chauffe double. Celle-ci nécessitait une nouvelle distillation de l’eau-de-vie à laquelle on avait rajouté du vin. Ceci permettait d’obtenir une quantité de liquide plus faible mais plus élevé en degrés. La chauffe double pouvait durer plus de vingt heures. Ce qui pouvait engendrer un risque d’endormissement du brandevinier puis déclencher un incendie. Plus tard, une réglementation horaire sera imposée et contrôlée par les gabelous.
  • Pour savoir si la cuisson était terminée, on versait une infime quantité d’eau-de-vie sur le chapeau de la chaudière. On approchait une chandelle allumée. Si une flamme bleue s’allumait sur le courant du liquide versé, c’est qu’il restait de la matière à distiller.
  • Il fallait calculer le nombre de pots de d’eau-de-vie forte dans le bassiot quand celui-ci était plein. Ceci se faisait à l’aide d’un bâton gradué. Il fallait remettre un seau vide en place et transvider le plein dans les tonneaux.
  • A la fin de la cuisson, il fallait évacuer "la décharge", dernière partie du vin ou du gène, qui n’avait plus aucune propriété pour l’eau-de-vie. On la fait couler de la chaudière sur le sol par un petit canal creusé dans la légère déclivité du terrain. En l’occurrence, Jean Baptiste évacuait tout ceci chez son voisin, mécontent.
  • Puis il fallait nettoyer l’alambic. Le risque d’entartrage était important. Il y avait plusieurs techniques pour remédier à ce problème. La chaudière devait être dépourvue d’impuretés. Le fond devait être lisse comme de la glace.
  • Jean Baptiste distille des marcs, des moûts mais aussi du vin. Il possède un pressoir à roue garni d’un câble, mais aussi de deux cuves, l’une de 2800 litres et l’autre de 2400 litres.

Toutes ces manœuvres fatigantes n’étaient sans doute pas faciles à maîtriser au XVIIIe siècle. Jean Baptiste se faisait peut-être aider par des journaliers. Il distillait sans doute pour d’autres vignerons en particulier pour son beau-père ou son oncle par alliance, Claude Beroud vigneron à Lurcy.

Tout n’était pas simple. Beaucoup de facteurs pouvaient anéantir les revenus. Une mauvaise ou une faible récolte, un moût moisi, un mauvais marc, une condition météorologique changeante, une mauvaise manipulation et le précieux liquide devenait vicié.

Le moyen d’obtenir une eau de vie délicieuse, était de soumettre le raisin au pressoir, de faire fermenter le moût dans des cuves ouvertes puis de distiller.

Sources :

  • Mémoire familiale.
  • Archives départementales de Bourg en Bresse (Ain).
  • Internet : Registres paroissiaux (BMS).
  • En salle : Actes notariés (Répertoires et minutes de Maître Moyne-Maitre Mondesert-Maitre Desthieux).
  • Archives du Jura : Michèle de Thoisy.
  • Sites Internet :
  • Gallica.
  • Livre : Messimy sur Saône (Par Maurice Gelas).
  • Mémoire des travaux de réfection de la ferme.

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