- Le Commerce Maritime au port de Soller
- Aquarelle Roberto Hernandez
Quand la période concernée permet de rencontrer des témoins directs, le travail paraît plus facile et la transcription plus fidèle. Mais peut-on vraiment faire confiance à ceux qui ont participé à l’histoire ? La mémoire est trop incertaine et sélective, l’acteur n’a qu’une vue parcellaire et subjective de la réalité, une tendance naturelle à embellir ou noircir ses souvenirs.
Quand la période est hors de portée d’une transmission orale fiable, il faudrait trouver des documents écrits qui n’ont pas encore été exploités. Cela évite de reprendre ces sources d’information retranscrites à partir d’archives authentiques, donc déjà interprétées.
Les textes écrits sont ils plus fidèles, cela dépend de leur nature ? Des lettres personnelles, des articles de presse nécessitent, quand cela est possible,des recoupements contradictoires. Une abondante correspondance permet de décrypter les personnes en relation mais cela demande un très long et patient travail d’analyse.
Il y a par contre des documents qui ne peuvent laisser dans le doute car ils ont, par nature, une rigueur administrative incontestable. Ce sont les livres comptables, les journaux de bord des navires, les comptes journaliers ou périodiques des artisans, commerçants. Ils ont à première vue un caractère impersonnel mais sur la durée ils racontent plus fidèlement le quotidien et l’histoire d’un homme, d’un groupe social.
Il arrive que la chance nous apporte cette documentation vierge, longtemps abandonnée dans l’oubli d’un grenier familial, réveillant l’intérêt d’une famille pour une page marquante de son passé. Intéressé par le texte exhaustif sur l’Histoire du commerce maritime au port de Soller, la famille Darder i Rullan, de Soller, dont les ancêtres étaient patrons de voiliers puis négociants en France et à Soller, m’a confié un coffre de voyage, contenant des archives datant de 1855 à 1906.
Ce meuble fatigué affiche déjà son histoire avec des étiquettes de vapeurs et d’hôtels circa 1900, “Vapor Leon XIII” , hôtel XX Barcelone.
Ouvrons ce coffre et nous y trouvons une histoire à découvrir. Celle d’un homme entreprenant, d’une famille et d’un groupe socio professionnel solidaire. Il faut exhumer, dépoussiérer, trier, classer, recouper les informations. Une partie est composée de la correspondance : des centaines de lettres, à caractère commercial ou familial, les deux sujets étant souvent mêlés. Un premier sondage donne déjà des repères sur la nature du commerce et des liens familiaux.
L’autre part comprend des carnets de bord de voiliers, des cahiers de comptes, des Grands Livres de comptabilité, des livres d’achats, des documents notariés de vente de voiliers, des actes de constitution ou de liquidation de sociétés, rédigés en castillan, mais parfois en français, dans la graphie élégante de l’époque ou dans le tracé malhabile du marin ou du commis moins éduqués.
Cette documentation ne constitue pas un continuum historique parfaitement cohérent ; il restera des trous de mémoire écrite, des questions qui resteront à jamais sans réponse ; mais l’ancêtre Jayme Rullan y Miro est présent, sa personnalité, sa vie est conforme à celle des entrepreneurs de Soller qui ont marqué l’histoire de cette ville et de ses liens commerciaux et humains avec la France. Ces informations s’inscrivent fort exactement dans l’histoire plus générale du commerce maritime de Soller, mais cette fois-ci, c’est un homme qui nous la raconte plus en détail. Au tournant de ces deux siècles, en une courte biographie, nous essayerons de suivre notre ami Jayme, entre les voyages en mer, les allers / retours entre Castres en France et Soller à Majorque,la fin de son activité et de sa vie à Soller.
Cette biographie résume les étapes de la vie professionnelle de Jayme Rullan y Miro.
1. Jayme, patron de voilier. 1866 -1880
Jayme Rullan y Miro est issu d’une famille de patrons de voilier. Les archives du coffre commencent en 1857 avec les livres de compte du llaud Carmen.Le patron est le père de Jayme, Lucas Rullan y Canals. Ensuite il achète lellaud Ebro en 1855/59 et le commande jusqu’à son décès en 1876.
- Achat falucho Ebro 24 septembre 1855 à Mahon
Jayme apparaît dans les comptes de l’Ebro comme “heredores de Lucas Rullan”.. Il hérite du laud avec sa sœur Antonia et l’exploitera comme armateur jusqu’à sa vente en 1894.
Jayme Rullan i Mir est né en 1842. Le cahier de comptes du llaud San Antonio, construit à Soller en 1866 par Antonio Roca, le mentionne comme patron de cette date jusqu’en 1876. Père et .ls naviguent donc simultanément pendant 10 ans.
A partir de 1876, Jayme Rullan est associé de la société Rullan & Alcover y Cie, installée à Castres avec succursale à Albi et Carmaux. Les archives ne comportent aucun document de constitution de la dite société mais des courriers con.rment sa participation.
Désormais il est intégré financièrement et opérationnellement dans cette filière de négociants majorquins, qui inclut l’achat des produits, leur transport et leur distribution.
Toutefois il n’abandonne pas tout de suite la navigation. Les cahiers de comptes du San Antonio le mentionnent comme patron jusqu’en 1880. On note que de 1869 à 1880 il achète et revend la cargaison d’oranges pour son compte, ce qui implique une activité de négociant peu pratiquée chez les patrons ; il part de Soller à vide, sur lest, et va charger les oranges sur la côte valencianne à Burriana, Gandia, Alella pour les décharger à Marseille et à Séte. Les deux cahiers de comptes mentionnent des voyages retour de blé de Marseille pour Taragone. Le deuxième document s’arrête en 1880, année où Jayme abandonne la navigation.
2 Jayme commerçant / grossiste à Castres 1880 - 1891
Dans sa nouvelle carrière commerciale, il reste propriétaire armateur de voiliers dont il assure le fret. Il est sucessivement ou simultanément propriétaire armateur des llauds San Antonio dont il quitte le commandement en 1880, de l’Ebro hérité en 1876, de l’Esperanza acheté en 1883, du Tomasa acheté en 1894, de l’Aurora acheté en 1887.
A partir de 1879, continuant à faire des voyages sur son llaut, Jayme fait des séjours à Castres et à Soller. En 1880 il abandonne la navigation, s’installe à Castres et se consacre au négoce dans la société Rullan Alcover et Cia. Grossiste en fruits elle utilise les services de transitaires / négociants : B. Ozonas à Agde (lui même revendant aux commerces de détail) et Bartolomé Tous, à Cette. Les courriers de Jayme Rullan sont émis de Castres pour compte de la société. Dans les livres de comptes et factures on recense 26 clients : des épiceries de détail dans un rayon de 50 km autour de Castres : à Albi, Carcassonne, Brassac, Graulhet, Saint Amand, .... et plus nombreux à Carmaux, important centre industriel de mines de charbon et de verreries.
Les produits distribués sont exclusivement des fruits, frais et secs : oranges,citrons, mandarines, grenades, comptés à l’unité, et des caissettes ou corbeilles pour figues, cacahuètes, amandes.
Les commandes pour l’approvisionnement au prés des fournisseurs de Soller ou de la côte valencianne sont passées par courrier à en tête de Rullan Alcover. La prospection auprès des fournisseurs implique des voyages de plus en plus fréquents de Jayme.
3. Jayme, acheteur, expéditeur, armateur à Soller
C’est sans aucun doute la volonté des associés de maîtriser toute la chaîne d’approvisionnement qui conduit Jayme à s’installer définitivement à Soller en 1890, au 61 calle de la Mar, toujours associé de Rullan Alcover et Cia. Il achète les marchandises pour compte de la société, oranges et citrons à des producteurs de Soller, mais en quantité plus importante à des producteurs de la côte valencianne, Gandia, Burriana, Cullera, Oliva, Valencia. Il rend régulièrement visite à ses fournisseurs des huertas de Valence.
Il achète figues, amandes, grenades, gorraves à des producteurs dispersés de Majorque, Binisalem, Pollensa, Tuent, etc.
Il loue les services de charretiers pour le transport depuis le producteur, loue des locaux, recrute du personnel féminin pour emballer les oranges en caisses, préparer et conditionner les figues en caissettes.
La société Rullan Alcover assure donc toute la chaîne d’approvisionnement du producteur ou courtier local jusqu’au magasin de détail en France.
- Cette (Sète) quai de la République
A partir de 1888, suite à la baisse de la production de vin en France due au phylloxera, il achète du vin à Felanitx ou Binisalem. Les fûts chargés vides à Cette sont embarqués pleins à Soller ou à Porto Colom, retour à Cette.Armateur / propriétaire de voiliers Jayme assure le transport de la marchandise, en général en association avec d’autres acteurs de l’activité.
Des sociétés temporaires sont constituées pour la durée de la campagne d’agrumes. Les associés peuvent être des négociants, producteurs,armateurs, et patrons de voiliers de Majorque ou membres des sociétés grossistes en France. Il y a entre 5 et 10 associés, chacun apporte sa part du capital dont le montant global se monte à 5000 pesetas ou plus. L’apport de capital individuel de chaque associé est restitué à la fin de la campagne plus les bénéfices réalisés (ou déduit des pertes enregistrées). Le total est réparti au prorata de l’apport de capital initial de chaque partenaire.
4. Les sociétés Rullan et Alcover
Sociétés Rullan Alcover & Cia 1876.... ? , 1884 - 1902.
En 1876, Jayme, toujours patron du voilier San Antonio, est aussi associé de la société “Rullan Alcover & Cia” dont le siège est à Castres. Les archives ne recèlent pas le document de constitution de la société ni la date de sa constitution. Des courriers à en tête attestent du statut d’associé de Jayme et de l’existence administrative de la Société. Sa constitution, ses statuts, ont sans aucun doute modifié au cours des années pour s’adapter aux changements d’associés et de sites d’activité.
Dans un document du 27 juillet 1884 la société Rullan Alcover & Cia est constituée pour une durée de six ans, du 1er aout 1884 au 31 juillet 1900.Le capital social est de 2500 pesetas. Les associés ne doivent pratiquer aucun autre commerce et doivent occuper les postes désignés par la majorité. Les associés et leur affectation sont les suivantes : Jayme Rullan et Pedro Muet à Castres, Pedro Antonio Alcover et Sebastien Ferrer à Carcassonne, Ramon Escalas à Albi. Des employés seront désignés par la société pour Aurillac, Mazamet et La Nouvelle.
L’associé Barthélémy Ozonas a un statut particulier : il cède à la Société les places de La Nouvelle, Carcassonne, Castres, Albi, et Mazamet. et s’engage à n’exercer aucune activité sur ces places. Il n’occupe donc aucun poste de travail sur les sites d’activité mais il a le droit de venir sur ces places pour inspection, tous frais payés.
Les bénéfices seront distribués en 8 parts égales entre les associés.Clause particulière du paragraphe 14 : aucun associé ne pourra avoir son épouse “ni aucune autre” dans les magasins ou maison appartenant à la Société ! Les clauses de maladie, décès, et règlement aux héritiers sont incluses dans les statuts.
Un Grand Livre de comptabilité, rédigé en castillan, qui débute le 16 septembre 1895 se conclut avec la liquidation de la Société le 9 aout 1902,signée à Soller. Les comptes sont toujours en Pesetas pour évaluation du capital des intérêts et des actifs. Le capital est de 15 965 Pts, les intérêts de 958 Ptas, les actifs de 21 185 Ptas, soit 42 622 Ptas à répartir entre les associés. Valeur financière qui a évidemment augmenté au cours des 18 années. La liste des 8 associés a également changé. Jayme Rullan est le seul associé subsistant depuis la constitution.Guillermo Alcover, remplace Pedro Antonio Alcover, frère ou fils ?
Les nouveaux sont Antonio Rullan, (apparenté de Jayme ?) Pedro Vicens, Gaspar Aguilo, Jayme Vicens, Pedro Vicens, Guillermo Pons. Certaines signatures sont très incertaines dans leur graphie, révèlant des différences évidentes de niveau d’éducation.
Société Rullan et Alcover 1896 - 1900.
Dans le Grand Livre de comptes il y a un acte de constitution de la Société Rullan et Alcover fondée le 15 février 1896, pour une durée de quatre ans soit jusqu’au 15 février 1900. Le siège est à Castres. Le document est rédigé en français. Les trois associés, dont les prénoms ont été francisés sont :Jacques Rullan, Guillaume Alcover, Antoine Rullan.
La Société a pour objet le commerce de fruits. Le capital est 15 000 Francs, entièrement fourni par Jacques Rullan en numéraire, représenté par les marchandises, matériel et mobilier. Jacques, en plus des bénéfices percevra annuellement un intérêt de 6% sur ce capital.
Jacques Rullan et Guillaume Alcover percevront respectivement chacun deux parts dans les bénéfices nets. Antoine ne percevra qu’une part.
On ne dispose d’aucun document permettant d’établir clairement l’organisation réciproque des deux entités, leur continuité chronologique administrative, ainsi que leurs relations commerciales et financières. La part prépondérante prise par Jayme est la preuve de sa réussite.
5. Les dernières années de Jayme Rullan à Soller.
Une note du 8 août 1902 incluse dans le “Grand Livre” mentionne un mouvement de 250 pesetas vers Soller par Antonio Rullan pour compte de Jayme Rullan, “por causa de enfermedad”. Cet accord porté dans les comptes de la liquidation est signé Gaspar Aguilo. Un courrier-télégramme de B.Ozonas, le courtier d’Agde, malheureusement non daté signale ”Force majeure -maladie Rullan constatée -veut partir Majorque -exige décharge définitive pour gestion...”
Cette “enfermedad” de Jayme est elle la raison de la liquidation de la société ? Quelle était la santé de Jayme ; à l’été 1902, il a 60 ans ? Un courrier daté du 9 aout 1902 de Guillermo Alcover / Castres à Jayme Rullan / Soller fait état de dissensions entre les sociétaires, le ton de la lettre restant néanmoins très amical.
Les derniers documents écrits de la main de Jayme datent de 1903 : ce sont des relevés de dépenses éparses, comptes domestiques, des frais de voyages en France. Il ne paraît plus impliqué dans le détail de la gestion du négoce. Les gains du llaut Aurora, exploité avec son associé José Coll, sont enregistrés comme revenus trimestriels.
En 1900 Jayme avait acheté un terrain au port et fait construire une maison.Le coût des différents corps de métier est détaillé dans un tableau : le total se monte à 20.325 pesetas. Elle existe toujours au N° XX cami d’el Cingle.En août 1906, le beau frère de Jayme, Buenaventura Mayol, commerçant à Bordeaux rédige un compte rendu succint de la campagne d’oranges. Jayme est sans aucun doute en très mauvaise santé à ce moment et n’assure plus la gestion de ses affaires.
Il décède le 23 février 1907 à Soller.
Deux fois veuf, de ses trois épouses il laisse trois enfants vivants :
- Antonia Vicens Morro : décédée pas d’enfant.
- Francisca Ensenat Bernat, décédée : une fille Antonia.
- Catalina Mayol Marques : Lucas, (décédé en 1902) Catalina et Lucas.
Le 6 novembre 1907, Catalina Mayol, épouse de Jayme rédige un état de comptes en accord avec son frère Barthélémy : “Cuento que areglo con mi hermano B. Mayol de las cuentas que tenia pendientes con mi defunto esposo hasta hoy.”
Un solde de 700 ptas est réglé à Catalina. En novembre 1908 elle rend à son frère un reliquat de 12 duros de disponibilités pour le compte du llaut Aurora.
Le 28 août 1910, José Coll, le dernier associé de Jayme liquide les comptes de campagne de 1907 à 1910 du llaut Aurora soit un solde de 735 ptas en faveur de Catalina. Elle a noté un dernier ajustement de 10,82 ptas le 5 octobre 1910 en faveur de José Coll.
- Le Llaut Aurora, 1871-1917 collection particulière famille Darder Rullan.
- Maison du port construite pourJayme Rullan y Miro en 1900