Mauvaise graine
Quimper, lundi 24 septembre 1821, trois heures du matin.
Sous un mince croissant de lune, il est difficile de discerner si la personne qui monte péniblement la rue de l’hospice est un homme ou une femme. Suite au juron lancé après une première chute dans la boue, le doute est levé. Le portefaix, qui a accepté en échange de quelques sous d’apporter à bon port un colis encombrant, maugrée contre l’état du chemin, un bourbier infect. La municipalité refuse de le paver, car à quoi bon gaspiller les deniers publics pour une voie qui mène à un bâtiment hors d’âge où s’entassent ceux dont personne ne veut plus !
Arrivé devant l’hospice, l’homme met quelque temps à trouver l’endroit où il doit déposer son fardeau. Il déniche enfin dans le haut mur qui entoure l’établissement la boîte pivotante que l’on appelle "tour". Ne tenant aucun compte des hurlements de "la chose", il l’y dépose sans ménagement, puis actionne la cloche qui se trouve à côté et s’enfuit, abandonnant un nourrisson à son triste sort.
Réveillée par le tintement, une religieuse accourt, fait tourner la boîte et recueille l’enfant, le trente-septième depuis le début de l’année. Avec tendresse, cette sœur de la congrégation des Hospitalières de Sainte-Catherine observe le garçon que la Providence vient de lui confier. À voir les vieux vêtements dont il est attifé, sa mère n’est pas d’un milieu aisé. D’une écriture malhabile, elle (ou une autre personne) a griffonné sur un billet épinglé à la vieille chemise que l’enfant, né le 19 septembre, est baptisé. Le délai entre la naissance et l’exposition interpelle la religieuse. La mère est peut-être morte des suites de couches et le père n’a pas eu d’autre solution que d’abandonner le nourrisson. Comment l’habiller ? L’hospice y pourvoira ! Alors, on a trouvé à la hâte de vieux vêtements ; usés, élimés, râpés, le maillot, le gilet et le drapeau [1] ont déjà servi maintes et maintes fois. Seuls la coiffe et le bonnet paraissent neufs. Les mères attachent une grande importance à protéger la tête du nourrisson qu’elles abandonnent, la mort dans l’âme.
Au matin, l’enfant est examiné rapidement par le médecin de l’hospice, puis enregistré sur le grand livre de Claude Zens, commis aux entrées qui, accompagné du concierge et d’une nourrice sèche [2] s’empresse d’aller le déclarer à l’hôtel de ville de Quimper sous le patronyme d’Hallour Hervé. Pourquoi ce nom emprunté à saint Alour, évêque de Quimper au Ve siècle ? Pour les enfants exposés, nés de père et mère inconnus, la Supérieure de l’hospice civil a l’obligation de trouver des noms qui ne sont pas déjà portés par d’honnêtes familles. En 1821, elle a affublé les enfants dits trouvés de noms de villes ou de pays comme Gand, Canada, Palma. S’ils parviennent à l’âge adulte, ils porteront comme un boulet ce curieux patronyme qui indiquera à la société bien-pensante qu’ils ne sont que mauvaises graines corrompues dès l’origine.
- Hospice civil de Creac’h-Euzen
- À gauche, la chapelle du Saint-Esprit.
Sur cette photo du début du XX siècle, les hauts murs ont disparu.
Déjà baptisé, Hervé est cependant conduit à la chapelle du Saint-Esprit où l’aumônier le bénit à nouveau. Il faut ensuite lui trouver rapidement des parents nourriciers, car l’hospice est saturé. Construit sur la colline de Creac’h-Euzen, cet ancien manoir, devenu grand séminaire, puis hôpital militaire à la Révolution, n’est pas adapté pour recevoir tant de pensionnaires. Il n’est pas rare de voir dans le même lit un vieillard et un malade contagieux. L’établissement accueille également des soldats et des marins blessés ou convalescents, et certains d’entre eux s’intéressent de trop près aux fillettes qui errent dans la cour, dans l’attente d’un nourricier ou d’un maître d’apprentissage. Si l’on ajoute les aliénés parqués dans des baraques en bois, il ne manque plus que les flammes pour que Creac’h-Euzen ressemble à l’Enfer.
Sœur Éven de Sainte-Anastasie, la mère Supérieure, aidée par une vingtaine de religieuses, deux ou trois infirmiers, un charretier, un commissionnaire, deux buandières et une cuisinière, s’en remet à Claude Zens, le commis aux entrées, pour placer au mieux les enfants. Malheureusement, l’homme, épuisé par la tâche et des ennuis conjugaux [3], ne remplit pas avec tout le sérieux requis l’état trimestriel des nourrices. Aux archives hospitalières, certaines listes ont également disparu, si bien qu’il est impossible de retracer le parcours d’Hervé Hallour jusqu’en 1835 où, à quatorze ans, il est placé comme apprenti chez le sieur Le Franc, cloutier à Quimper. A-t-il ensuite d’autres employeurs ou est-il las de taper toute la journée sur des morceaux de fer ? Il est inscrit comme cultivateur lorsque, le 13 septembre 1840, après accord de l’hospice, il s’engage dans l’armée pour une durée de sept ans. En 1842, on le retrouve sous le matricule 10069, soldat au 5e régiment d’infanterie légère, cantonné à Tours.
- Certificat de présence d’Hervé Hallour sous les drapeaux. 16 mars 1842
Archives municipales de Quimper
Hardes et haillons
Libéré le 13 septembre 1847, il retrouve la vie active et, domicilié à Pleuven, devient chiffonnier, métier peu reluisant convenant à des hommes qui, au gré de leur humeur vagabonde, vont de ferme en ferme afin d’y récupérer hardes et haillons. Est-ce au cours d’une de ses pérégrinations dans le bourg voisin de Clohars-Fouesnant qu’il rencontre Marie-Anne Louval, vingt-sept ans, aide-cultivatrice ? Le père est maréchal-ferrant et la mère est décédée. Hervé, le visage mangé par les séquelles de la petite vérole, une cicatrice au front, a pour lui des yeux roux et un nez bien fait. Marie-Anne, désespérant de trouver un époux, ne se pose pas trop de questions sur les origines de son promis et l’union est célébrée simplement, le 10 novembre 1850, à Clohars-Fouesnant. Les quatre témoins et les nouveaux époux ne savent signer.
- Le Pays fouesnantais
C’est dans un modeste pen-ty du hameau de Penvoarina , dans la campagne de Gouesnach, que Yves-Hervé vient au monde, le 9 mars 1852. Onze jours plus tard, il le quitte déjà. La mère pleure, tandis que le père ramasse de moins en moins les vieux chiffons. Il préfère fréquenter assidûment le cabaret de Jean Le Cornec au Moulin du Pont en Pleuven. Là, il retrouve parfois Guillaume Louval, son beau-frère, maréchal-ferrant à Quimper. L’homme change régulièrement d’employeur, mais il jouit d’une bonne réputation. On ne peut en dire autant d’Hervé qui cherche par tous les moyens à rapporter quelque argent au logis.
- Le lieu-dit Moulin du Pont (Pleuven)
La monnaie de sa pièce
Trois semaines avant Pâques 1853, il confie une pièce de deux francs à son voisin, Guillaume Le Gallic, avec mission d’aller acheter du beurre. L’homme sait-il qu’il n’a en fait dans la main qu’une pièce en cuivre d’un sou (cinq centimes), blanchie de façon rudimentaire à l’aide d’un produit appelé vif-argent (mercure) ? Les deux monnaies, qui ont en commun l’effigie de Charles X, ont encore cours sous Napoléon III. Le Gallic, complice ou non, achète du beurre pour un franc et cinquante centimes et se fait remettre la monnaie, soit cinquante centimes. Dans un autre rapport, le gendarme chargé de l’enquête, change de version et indique que la proposition n’a pas eu son exécution. Il ajoute : Plus tard, il a cherché à en avoir la monnaie, mais il n’a pu encore la faire passer. De qui parle-t-il, de Le Gallic ou d’Hervé Hallour qu’il nomme Charles Nalour ?
Le 27 mars 1853, dimanche de Pâques, Hallour blanchit une nouvelle pièce devant sa femme et se rend ensuite au cabaret de Jean Le Cornec, où il se retrouve à boire avec Guillaume Louval, son beau-frère. Une fois encore, Hallour, n’osant pas accomplir son forfait, utilise un comparse, donne le sou falsifié à Louval et le charge de demander au cabaretier la monnaie d’une pièce de deux francs. Celui-ci va immédiatement à son armoire et s’exécute. Comment peut-on se laisser abuser de telle façon ? Certes, les deux pièces sont de poids et de dimension semblables [4], mais la comparaison s’arrête là. Quelques jours plus tard, le commerçant naïf se rend compte qu’il a été berné et dit à Hallour : Rends-moi la somme de deux francs, sinon je porte plainte contre toi.
- Comment peut-on être abusé ?
- En haut, la pièce de 2 francs
En bas, celle de 5 centimes (1 sou)
La clameur publique
Prenant peur, Hallour obtempère, mais le mal est fait et la clameur publique arrive aux oreilles du gendarme Le Lay. Interrogé, Hallour reconnaît les faits et, le 26 mai 1853, il comparaît devant les juges du tribunal de première instance de Quimper, en compagnie de Guillaume Lonval (Louval). Le président Voyer et le substitut du procureur mettent rapidement Louval hors de cause. Assisté d’un interprète de la langue bretonne, Hallour ne cherche pas à se disculper, mais plaide la misère qui l’a réduit à une telle extrémité.
Le tribunal ne reconnaît pas le crime de fausse monnaie, mais condamne le prévenu à quinze mois de prison pour délit d’escroquerie, prévu par l’article 405 du Code pénal. Le fautif a usé de manœuvres frauduleuses pour persuader de l’existence d’un crédit imaginaire. Dans la marge de l’extrait des minutes du greffe, on peut lire : Enfant naturel, élevé à l’hospice de Quimper. Catholique. Un enfant.
Enceinte du deuxième, Marie-Anne rend visite à son mari à la maison de justice de Quimper [5] avant qu’il ne soit incarcéré le 11 juillet à la maison centrale de Fontevrault [6]. Dans cette ancienne abbaye, saccagée à la Révolution, les prisonniers ont l’obligation de travailler en silence. Vêtus d’un uniforme de bure marron, le béret vissé sur le côté, les sabots aux pieds, ils doivent parcourir journellement vingt-cinq kilomètres au pas cadencé. En raison des souffrances et des privations endurées, un condamné sur sept y perd la vie au bout de quelques mois. Le dossier d’Hervé Hallour, conservé aux archives du Maine-et-Loire, est fort mince. Il n’y est pas fait mention d’un passage au cachot ou à la salle de correction, punition fréquente dans cette manufacture carcérale, la plus importante après celle de Clairvaux. Hervé, employé comme tailleur à l’atelier de confection d’habits, apprend-il la naissance de François, né à Clohars-Fouesnant le 27 décembre ?
- Maison centrale de Fontevrault
- Un dortoir
http://www.cite-ideale.fr/vivre-a-labbaye-royale/
Il ne verra jamais cet enfant, car le prisonnier, matricule 24103 486, décède salle Saint-Pierre à midi, le 26 avril 1854. Celui qui n’a pas connu l’amour d’une mère quitte ce bas monde à l’âge de trente-deux ans. S’il est monté au ciel, a-t-il été blanchi de ses péchés, comme les quelques sous en cuivre qu’il a, pour son malheur, frottés avec du vif-argent ?
Épilogue
Le 12 novembre 1855, Marie-Anne, ne parvenant sans doute plus à élever son fils, l’expose dans le tour de l’hospice de Quimper, dans la même boîte pivotante qui, le 24 septembre 1821, a déjà reçu un petit garçon, appelé Hervé Hallour. Cette fois, les sœurs choisissent le patronyme de Nova René. C’est l’année des N [7] . L’enfant est mis en nourrice chez Anne Goardet à Clohars-Fouesnant, et la mère continue sans doute à le voir. En mai 1861, elle se remarie avec Corentin Le Ster, veuf, batelier au Perguet (Bénodet), mais la police s’intéresse à elle. En décembre, l’enfant qu’elle a exposé lui est rendu, car le nouveau couple peut l’entretenir. Redevenu François, il décède en février 1870 à l’hôpital de Rochefort, alors qu’il est novice aux équipages de la Flotte.
En mars 1863, Marie-Anne accouche de Jean-Alexandre Le Ster, mais son époux, Corentin, est veuf dès juillet 1867. Guillaume Louval, forgeron, beau-frère et comparse d’Hervé Hallour, meurt en juillet 1862 à Crozon.
Merci à Annick Le Douget, Bernard Roudaut
et à Michel Guironnet pour son aide technique.
Les ouvrages de Pierrick Chuto :
Auguste, un Blanc contre les diables Rouges , IIIe République et Taolennoù, Cléricaux contre laïcs en Basse-Bretagne et Du Reuz en Bigoudénie
Tous les détails sur le site de l’auteur : http://www.chuto.fr/