Il était un petit navire...
Petite fiction bâtie autour de la vie d’un marinier de Loire.
Aux confins de l’ANJOU et de la BRETAGNE, sur les bords de la Loire, le quartier du Fresne, dépendant (alors) de la commune de Montrelais, se chauffe aux rayons du soleil de juillet. Nous sommes en 1850 et, à l’ombre d’une tonnelle, un homme robuste, fumant une pipe culottée, porte son regard sur le fleuve qui coule au pied de la terrasse surplombant l’étroite berge. Les maisons à étage, bâties en pierre de tuffeau blanche, s’échelonnent de part et d’autre de la cale proche où s’affairent quelques mariniers sur les « toues » ou les « bascules » [1], embarcations légères pouvant naviguer sans danger à cette époque de l’année. En effet le fleuve est en période d’étiage, laissant place aux vastes grèves où se posent et courent de nombreux oiseaux en quête de nourriture.
Notre homme a fière allure. Il porte la barbe ; sa tête et son cou sont ceints d’un foulard coloré. Un petit anneau doré brille à son oreille, signe caractéristique des mariniers. Il est pensif et se remémore ses longues années de navigation qui lui ont permis de découvrir villes et paysages bordant le fleuve magnifique et ses affluents. Agé de cinquante cinq ans, et alors que la retraite approche, il sait que ses fils, encore mineurs, ne prendront pas la relève. Sa gabarre, son outil de travail, qui, le moment venu, sera difficile à céder, est amarrée devant lui, bruissant de l’eau qui s’écoule sur ses flancs.
Tout jeune il a accompagné son père, apprenant à manœuvrer les lourdes et capricieuses embarcations transportant la chaux, produite dans les énormes fours d’Ingrandes, à quelques centaines de mètres de là. Très tôt il a aidé à hisser la voile, tenir le « billiard » [2], manœuvrer la « piautre » [3], affaler le mât au passage des ponts, virer le dangereux « guindas » [4], vider le « sentineau » [5] ou sonder le fond pour suivre l’étroit chenal où de traîtres écueils mettent en péril la coque fragile. Il se rappelle qu’au début, au travail difficile et périlleux, s’ajoutait la disette résultant des dures années des guerres de Vendée ayant marqué sa jeune enfance.
- Glace sculptée par Jacques ALBERT 1844
Les meilleurs souvenirs de ses jeunes années, ils les avaient trouvés lors des escales qu’il avait faites à Nantes, à soixante kilomètres de là. L’activité de ce grand port était pour lui un enchantement et il était admiratif devant les nombreux et lourds vaisseaux de ligne ou de commerce qui encombraient les quais animés.
Jacques, notre jeune marinier, s’attardait à écouter les matelots racontant leurs voyages et il savait qu’à quelques dizaines de lieues tous les navires, qui étaient en partance, allaient rejoindre la mer. Il essayait de l’imaginer et, à entendre son père en parler, il lui semblait que celle-ci était belle et couverte de reflets bleus. Il voulait en savoir plus et c’est ainsi qu’un jour il fit connaissance avec un vieux marin à la retraite qui lui évoqua ses voyages au long cours. Il avait fait le tour du monde et c’était un délice de l’entendre parler des pays découverts et des péripéties de la navigation. Voulant savoir la couleur de la mer, dans son langage d’enfant, Jacques demanda : « Avez-vous vu la mer bleue ? ». A cette question le vieil homme répondit : « Mais petit il n’y a pas de Mer Bleue, pas plus que de Mer Verte, par contre j’ai vu la Mer Blanche, la Mer Jaune, la Mer Rouge et aussi la Mer Noire.... ».
Cette réponse laissa longtemps le jeune Jacques perplexe et c’est à l’occasion de cours dispensés par le Recteur du Fresne que se révéla l’erreur d’interprétation.
- battoir avec initiales J.A
Devenu un solide gaillard, il espéra qu’un jour proche il pourrait voir par lui-même cette mystérieuse étendue d’eau pourtant si proche. A l’heure où l’armée aurait pu l’amener à naviguer sur les océans, le tirage au sort en jugea autrement. Dispensé de servir la Nation, il continua son métier de marinier sur les fleuves, rivières et canaux de France, sans jamais satisfaire ce désir de contempler l’océan. Après tout pourquoi celui-ci serait-il bleu quand la Loire charrie des eaux souvent troublées et jaunes qui vont l’alimenter ?
Ayant pris la suite de son père, c’est à son compte qu’il continua à vivre au rythme du fleuve, faisant partager à son épouse et à ses enfants l’amour de son métier, à une époque où la vie de marinier représentait quelque chose d’important dans toute la région. Le métier réservait des périodes de relâche imprévisibles. Outre le caprice du vent, c’était les périodes d’étiage ou bien de fortes crues, ou encore les embâcles d’hiver, sans compter le brouillard, qui obligeaient les mariniers à attendre des heures, voire des jours meilleurs. Si de tels moments survenaient alors que la gabarre était à quai au Fresne, Jacques allait soigner le petit lopin de vigne qu’il entretenait sur le coteau proche. En navigation, outre l’entretien du bateau, il occupait ses moments de loisirs en sculptant des planches de bois récupérées, flottant sur le fleuve. Avec son robuste couteau il laissait libre cours à son imagination et c’est ainsi qu’il créa de nombreux objets où se retrouvaient ses évasions, par la pensée, vers la mer, comme la figuration de femmes au corps de sirène.
- Trois mâts ex-voto de Jacques ALBERT
En ce jour de juillet, Jacques le Marinier est amer car il est inquiet pour son proche avenir, ainsi que pour celui de ses enfants. La vie est en pleine évolution et, sur le fleuve, les gabarres ont vu arriver la concurrence des bateaux à vapeur, les « inexplosibles », transportant rapidement hommes et marchandises.
- Boite à sel fabriquée par Jacques ALBERT
Puis ce premier danger fut lui-même mis en concurrence avec le train qui est arrivé récemment dans le village, à peu de distance de la maison de cet homme qui voit poindre l’inutilité de son gagne-pain.
En ce jour de juillet, cet homme n’est pas accablé, il est trop fier pour cela, mais triste. Il s’est rendu à l’église ce matin pour y porter son dernier ouvrage, qu’il a offert en ex-voto. C’est un magnifique vaisseau de ligne, toutes voiles dehors, reflet de sa pensée toujours vivace sur la mer qu’il ne verra peut-être jamais.
En ce jour de juillet, outre le souhait que son avenir et celui de sa famille bénéficie des bontés de la vie, il a formulé le vœu que la mer soit bleue....
- GE SUI SEGRE GE VOI TOU ET GE NE PEU RIEN DIRE
C’est ainsi qu’aujourd’hui, du plafond d’une église une maquette de vaisseau marque le souvenir d’un des derniers mariniers de Loire qui, jusqu’à la fin de ses jours, s’est demandé si la Mer était comme le bleu du ciel ou si celle-ci pouvait avoir toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
- Assiette (Nevers) Bateau typique de Loire
Cette histoire aurait pu être vraie, car Jacques a existé et nous a laissé des souvenirs de son existence de marinier si l’on en juge les objets sculptés par lui, parvenus jusqu’à nous, pieusement conservés par ses descendants.
Il est né à Ingrandes sur Loire le 20 Dècembre 1795, en pleine période troublée où les « bleus » luttaient contre la « chouannerie ». Deux jours avant le canon tonnait sur les rives de la Loire...
Aux côtés de son père, qui commerçait la chaux au fil de l’eau, il apprendra le métier de marinier et se spécialisera dans l’activité de charpentier de marine. Suite à un naufrage, fait fréquent alors sur la Loire, l’équipage en réchappera et formulera le vœu de faire don d’un ex-voto à l’église du Fresne sur Loire. C’est Jacques ALBERT qui en sera l’auteur et l’on peut admirer le vaisseau de ligne en bonne place dans ladite église. Jacques décédera à l’âge de 80 ans alors que ses fils, n’ayant pu perpétuer l’activité de leur père, allèrent chercher du travail à la Manufacture d’armes de Chatellerault, où mon arrière grand père obtiendra sa qualification de maître armurier.
René ALBERT (arrière arrière petit fils de Jacques)