A Montbovon, nous rejoignions la route qui remonte la Sarine dont elle épouse scrupuleusement les détours. On ne tardait pas à s’engager dans les gorges. Il faisait sombre, il faisait presque froid ... C’était sauvage. Le torrent faisait son bruit sur notre droite ; on traversait le pont de la Tine ; il avait continué à faire son bruit sur notre gauche. C’était long. La fatigue commençait à se faire sentir. Il y avait comme deux torrents, celui d’en bas qu’on ne voyait pas, tellement il était encaissé, qu’on entendait seulement ; celui d’en haut, qu’on n’entendait pas, mais qu’on voyait : une étroite bande de ciel tortueuse entre les crêtes [1].
C’est dans ce petit village de 426 habitants [2], blotti au pied des préalpes fribourgeoises et au sud de la Gruyère, que Stéphanie Gottofrey naquit en 1838, seconde d’une famille de 6 enfants. Ses parents étaient agriculteurs, comme la plupart des habitants de ce village, l’élevage étant orienté vers la fabrication du fromage.
Stéphanie émigre vers la France
Cependant la primauté accordée à l’élevage, et ce dès le XVe siècle, est source d’un sous-emploi chronique dans les régions élevées auquel les populations s’efforcent de remédier par la migration [3]. De plus à Montbovon, le climat est rude, l’ensoleillement limité et la terre pauvre.
C’est la raison probable qui pousse Stéphanie à émigrer vers la France. Déjà son père, originaire d’Echallens au Nord de Lausanne, était venu s’installer près de Fribourg, puis à Montbovon en 1829.
- Château de Corcelles, aujourd’hui maison de retraite des soeurs dominicaines
Elle a sans doute suivi la trace d’autres parents venus s’installer dans la région lyonnaise, je pense notamment à son oncle Nicolas Gottofrey qu’elle choisira quelques années plus tard comme parrain de son fils. En tout cas je la retrouve en 1865 à Trévoux, au château de Corcelles [4] où elle est cuisinière du comte Bohrer de Kreuznack. Sans-doute lui a-t-elle apporté les recettes de son pays, notamment celles des repas de la Bénichon [5].
- Stéphanie Gottofrey, mon arrière-grand-mère
Elle se marie à Trévoux le 31 mai 1865 avec Louis Vessot qui est aussi cocher de Mr de Kreuznach. Jusqu’à présent ils ne m’ont pas révélé où ils s’étaient connus. Au château ? A Curis où habitait Louis Vessot ? Laissons-les dormir en paix avec leur secret.
- Louis Vessot, mon arrière grand-père
Elle retourne au pays avec son fils Nicolas
Le 12 avril 1868, dans le château de Corcelles, Stéphanie met au monde un garçon qu’ils prénomment Nicolas. Il sera placé en nourrice à Fareins, non loin de Trévoux. Mais la vie de château, si l’on peut dire, ne va pas durer longtemps car le comte Bohrer de Kreuznach décède le 24 juin 1871. Je retrouve la trace de mes ancêtres à Lyon quelques années plus tard.
- Nicolas Vessot, enfant
Mais auparavant en novembre 1870 [6], Stéphanie est retournée dans son village avec son fils Nicolas, qui a alors 2 ans et 1/2. Ce ne devait pas être un voyage d’agrément à cette époque et seule la diligence permettait d’arriver à Montbovon.
Dans son décor de rochers abrupts, Montbovon, dernier village avant le défilé, était au siècle dernier encore un relais de poste...
La voiture postale partait du chef-lieu [7] peu après huit heures. C’était une berline traînée par trois chevaux. Sur l’impériale, le postillon s’installait, les rênes dans une main, le fouet dans l’autre. A côté de lui l’employé postal en uniforme lui tenait compagnie, assurant le courrier, au passage, dans chaque localité ...
Rien n’arrêtait la brave diligence, ni les orages, ni les intempéries, ni les chaleurs, ni les frimas. En hiver, quand la neige couvrait les chemins, le traîneau remplaçait la berline ... [8]
- Diligence de Montbovon
Stéphanie et son fils logent en chambre garnie chez sa tante Mariette Pernet.
- La maison de Mariette Pernet
La vie reprend son cours à Lyon pour la famille Vessot qui réside d’abord rue Dubois puis au 19 de la place Bellecour [9], où Stéphanie décède au mois d’août 1891, la première de sa fratrie. Les funérailles ont lieu à l’église St François de Sales toute proche et l’inhumation au petit cimetière de Curis au Mont d’or, la "Petite Suisse" [10].
Mon père, qui doit son prénom à sa grand-mère qu’il n’a jamais connue, est allé à Montbovon en 1913 avec son père. Il y est retourné en 1964 au début de sa retraite et comme s’il y avait quelque chose d’inné en lui il a retrouvé tout de suite le chemin de la maison de son cousin Henri Gottofrey, neveu de Stéphanie. Mais il n’a hélas jamais connu toute l’histoire que je vous conte. Qu’elle soit un témoignage pour mes filles et mes petits enfants.
Pour ma part j’ai visité tous ces lieux avec beaucoup d’émotion, y retrouvant de lointains cousins suisses fort accueillants qui m’ont fait connaître le village de Stéphanie Gottofrey.
Sources :
- Photos et carte postale (collection personnelle)
- Archives de l’état à Fribourg
- Dictionnaire historique de la Suisse
- Journal suisse La Liberté
- Dominicaines de Corcelles