Stéphane, mon père avait 2 ans lors de l’avènement du siècle. Mais bientôt se précisaient les menaces de guerre. Je voudrais évoquer son état d’esprit alors qu’il a 17 ans, à travers un extrait d’une lettre que j’ai retrouvé dans la revue La caravane en date du 25 juillet 1915 [1].
Je vais toujours très bien et travaille dans la soierie ; mais j’aimerai bien mieux être soldat ; comme beaucoup de mes camarades de la Caravane. J’ai bien 17 ans, mais étant du 4 janvier je ne suis que de la classe 18 ce qui me désespère ; et papa ne veut pas que je m’engage. Maman me le permettrait. Que faire ? …Mon cousin, André Conill, est dans une tranchée à 30 mètres des boches, faisant courageusement son devoir. Il est adjudant. Quand donc irais-je le rejoindre ! Je prie souvent pour vous, pour la victoire finale et le retour de ceux qui me sont chers, et vous en êtes bien...
Mais hélas, curieuse coïncidence ou ironie du sort, sa lettre est datée du 5 mai, le jour même où son cousin germain André Conill mourait sur le champ de bataille près de Metzeral.
- Adjudant André Conill
Mobilisé à Embrun
Mon père est mobilisé le 16 avril 1917 à Embrun dans le 12e bataillon de chasseurs alpins, il va ensuite à la Bâtie-Rolland puis à Rousset, avant de partir à Deyvillers dans la zone des armées.
J’ai retrouvé une correspondance adressée à Mathieu Baron, son grand-père et parrain, avec deux photos.
Rousset 14 octobre 1917 - Bien cher grand-père, tu dois trouver que je donne rarement de mes nouvelles, je n’en ai pas beaucoup le temps et ai peut-être un peu la flemme ; mes parents servent d’intermédiaire.
Je suis toujours à Rousset et ne sais pour combien de temps. On est prêt pour partir tout habillé de neuf.
- Peloton d’élèves caporaux
Ici il a fait mauvais temps tous ces jours. Aujourd’hui, dimanche, le soleil daigne se montrer. Je t’adresse deux photographies. La 1re représente le peloton des élèves caporaux au milieu l’adjudant Beraud, l’autre représente une partie de ceux qui forment le 1er départ en tenue de guerre, je suis sur toutes les deux [2]. Mes parents m’ont dit que tu n’étais pas bien ces jours, j’espère que ce ne sera rien et que tu vas mieux. Je t’embrasse de tout cœur. Ton petit-fils. Stéphane.
- À Rousset avant de partir au front
Avant de partir au front
J’ai peu de correspondance de cette période de guerre mais par bonheur mon père avait noté dans un petit carnet ses impressions lors du départ pour le front. Je vous les livre ici :
Lundi 12 novembre 1917 - Le matin réveil à 3 heures. On se prépare à la hâte puis en route. C’est qu’il y a 7 kilomètres de Rousset à Valréas et qu’il faut faire à pieds. Le sac pèse bien un peu et les musettes compriment la poitrine.
A 7 heures on embarque à Valréas ; on a des wagons en bois. Par suite d’une erreur dans l’embarquement on n’est que 4 dans mon compartiment. On sera à l’aise pour dormir cette nuit. On arrive à Pierrelatte sans incident à 9 heures. Arrêt !!! 6 heures du soir. Enfin après le modeste arrêt de 9 heures on nous rattache à un train de ravitaillement dans lequel on ne tarde pas à s’endormir.
Mardi 13 novembre 1917 - 1 heure du matin. On stationne 20 minutes à la gare de Perrache. On inspecte les quais, salles d’attente, personne ! C’est dur de passer à Lyon et de ne pouvoir embrasser sa famille. Il reste tout de même un bien petit espoir pour Lyon Vaise. Mais qui va oser attendre jusqu’à une heure aussi indue ? On aperçoit la gare de Vaise. Toutes les têtes se penchent aux portières. L’espoir renaît ; il y a du monde qui nous attend ! De suite je vois mes parents avec qui je peux rester près d’une heure. On nous donne le jus. Après cette courte entrevue je repars le cœur content. On roule dans la direction d’Epinal. A Chalons sur Saône on prend la ligne de Gray et notre train devient omnibus. Gray 7 heures du soir. On passe la nuit dans des cantonnements pour troupes de passage.
On a les pieds gelés et on se lève pour se réchauffer ; on va à la coopérative de la VIIe armée où il y a du feu.
Mercredi 14 novembre 1917 - On passe la matinée à la gare de Gray. On touche les effets chauds : jersey, gants, caleçons, cache-nez, couvertures etc… Le poids du sac est sensiblement augmenté par ce supplément.
A 1 heure du soir on embarque à nouveau. On est 8 par compartiment et les sacs dans le couloir ; on ne peut guère prendre ses aises. Et on roule ainsi jusqu’à minuit et demi, heure à laquelle on atteint enfin Epinal.
Jeudi 15 novembre 1917 - Et l’on se met en route. La ville d’Epinal est noire. Il y a 10 km à faire jusqu’à Deyvillers, en pleine nuit et sous la pluie. Le sac est terriblement lourd et coupe les épaules, de plus il y a la fatigue de trois jours de voyage.
A 3 heures du matin on arrive au cantonnement ; on s’installe pour la nuit, ou ce qui en reste et on est vite plongé dans un sommeil réparateur.
La bataille de Champagne
Aucun document ne vient illustrer les mois passés sur le front. Par son livret militaire et par le journal de marche de son bataillon, nous savons qu’il passe le 13 juin 1918 au 10e bataillon de chasseurs à pied où il participe aux batailles de Champagne (26 septembre-5octobre) et de Porcien-Banogne (25-29 octobre).
Bien des années plus tard, quelques mois avant sa mort, à l’occasion du 11 novembre, il se rappelait de l’annonce de la nouvelle de l’armistice. Les cloches se mirent à sonner et on fêta l’événement en buvant du champagne dans l’une des caves de la région.
C’est à l’occasion de ces combats qu’il reçoit la croix de guerre avec 2 étoiles de bronze. Les citations en précisent les circonstances :
Chasseur plein d’allant et de courage. Au cours des attaques du 25 septembre au 5 octobre 1918 a fait preuve du mépris le plus absolu du danger et du meilleur moral.
Le 26 octobre 1918 pendant l’attaque d’une forte position organisée malgré le feu des mitrailleuses ennemies et sous le barrage d’artillerie s’est porté en un point où l’on pouvait assurer la liaison avec une unité voisine assurant ainsi la continuité d’une ligne éprouvée par un assaut très dur.
- Chasseur Stéphane Vessot
Les épreuves de la guerre sont un moyen de forger des amitiés, c’est ainsi que mon père se lia avec René Vauboin [3] originaire de Tassin. Après le régiment ils se retrouvaient chaque année, j’ai le souvenir de ses retrouvailles du 11 novembre. Une fois nous montions à Tassin, l’année suivante ils venaient à Lyon dans le quartier de Montchat. De nombreuses fois j’ai entendu les mêmes récits de ces combats qui les avaient profondément marqués. Il a fallu toutes mes recherches sur l’histoire familiale pour mesurer l’ampleur de la grande guerre et des immenses vides laissés dans beaucoup de familles.
Par ailleurs la mort d’André Conill marqua profondément toute la famille, à commencer par sa mère ; après avoir perdu un premier fils de ce que l’on appelait alors la maladie bleue, la guerre lui avait pris le second. A tour de rôle, car nous étions 6 enfants, nous allions rendre visite à notre tante Eugénie (nous l’appelions tante Nini) dans les Pyrénées Orientales. Je me souviens encore de ma visite en 1957, un an avant sa mort, elle avait les larmes aux yeux en évoquant ses deux enfants enlevés en pleine jeunesse. Mathilde Baron, ma grand-mère, soeur d’Eugénie, se rappelait aussi de ses neveux dans une lettre adressée à mon père [4] : « Aujourd’hui date de nos si tristes anniversaires, je suis allée à la messe prier avec ferveur pour tous nos chers absents et disparus, que je n’oublie pas ; et nos chers enfants que j’ai tant pleurés et que j’invoque depuis 1915 tous les jours ! ». Quant à mon père déjà fils unique, il avait perdu ses uniques cousins germains.
Sources :
- Archives familiales (Photos, extraits de lettres).
- Service Historique de la Défense.