Au milieu d’un monde chancelant marqué par la guerre, Edith fait le choix de l’engagement, assumant inlassablement un goût inexpugnable à la liberté.
Résidant en Colombie en 1940, Edith prend la décision de rejoindre les forces françaises libres. Mais, depuis la Colombie, l’expédition n’est pas simple. Aucun bateau ne se risque à convoyer vers l’Europe des combattants. La Kriegsmarine surveille toutes les routes, coulant immanquablement tout navire suspect.
Seul port de départ possible, Buenos Aires. Le chemin vers l’Argentine n’est pas aisé. Il faut traverser le Venezuela, le Brésil. Qu’importe les difficultés, le sens du devoir est plus fort, Edith prend le large. Après un voyage mouvementé, elle atteint Buenos Aires l’été 1942.
Aussitôt arrivée, elle s’inscrit au registre des Français libres. Un préposé l’interroge sur son engagement. Elle répond sans ambages : “Aller au combat, libérer la France !”
- Edith de la Chevalerie (1918 - 1942)
Sur les quais du Rio de la Plata, elle attendra plus deux mois avant qu’un navire ne soit affrété. L’Argo, de son nom, n’est pas de première jeunesse mais il devrait tenir la route jusqu’à l’Angleterre.
Le jour venu, 156 volontaires d’Amérique latine embarquent. Certains sont français mais la plupart le sont seulement d’origine. La majorité n’a jamais foulé la Terre de France. D’aucuns parlent à peine le français. Tous les pays du continent sont représentés. D’un âge moyen de 22 ans, ils sont mus par l’insatiable désir de porter les couleurs de la France, de donner leur vie à la patrie aimée.
Le naufrage de l’Argo, 22 Novembre 1942
Fendant la houle, la tourelle d’un sous-marin scrute l’horizon, cherche une proie. Le voilà détectant à dix miles nautiques un cargo brinquebalant. Sous un ciel ouvert, l’Argo traîne lentement sa lourde coque.
Le commandant du sous-marin est maussade. Le festin du jour est médiocre. « Une carcasse », soupire-t-il. A l’avant du submersible, deux torpilles fixent l’Argo, prêtes à l’ouvrage. "Une victoire à bas prix, est-ce cela gagner la guerre ? » s’interroge le commandant. Passe une grimace sur son visage. Puis, d’un doigt énergique, il appuie la commande meurtrière en s’exclamant : "Au Führer ! Au Reich ! A la Kriegsmarine !"
Sur le ponton de l’Argo, les passagers s’abreuvent alors d’un doux vent auquel se mêlent les embruns de l’océan. Le ciel est bleu. Un soleil resplendissant réchauffe l’atmosphère. Un panorama indestructible, une sensation d’éternité. Après plusieurs jours de tempête, certains s’en réjouissent.
Bientôt les regards se figent. Déchirant à peine l’océan, un flot d’eau s’approche irrémédiablement. "A bâbord toutes", s’écrie le commandant de l’Argo, Anastasio Lombard. "Lançez à trente nœuds !" s’écrie-t-il en dirigeant lui-même la proue. Le navire dessine un demi-cercle, vogue droit devant. Soudain, un bruit claque à l’arrière. Le bateau est touché. Des appels au secours traversent aussitôt des flammes qui se répandent. Peu à peu, le navire s’engloutit. "Tous à l’avant !" hurle le commandant. Des marins desserrent hâtivement des canots de sauvetage. Dans la mêlée, des passagers basculent dans l’océan. Malgré l’effroi, Edith garde son calme. Le visage tanné, elle tient entre ses mains son livre de chevet, "Le bréviaire de la vie sur terre". A l’aide d’un cordage, elle descend dans un canot, tombe sur les genoux. Elle se redresse, devine des corps brûlant à vif, entend des appels désespérés.
De nouveau, un bruit sourd. Une autre torpille s’est encastrée à l’avant du bateau. Brisé en deux, l’Argo s’enfonce dans les gouffres, bientôt disparaît.
Sur le canot d’Edith, se compte une dizaine de survivants. Plus loin, deux autres embarcations froissent lentement l’océan. Autour une nappe de mazout dessine de longs cercles. Sous une odeur de brûlé, des hurlements étreignent l’atmosphère, quelques désespérés s’accrochent à la vie. Les canots se dirigent vers eux, les repêchent les uns après les autres.
Maintenant les trois canots voguent sans destination. Pas une voix, pas un murmure, les survivants sont fossilisés de peur. Essuyant son front éraflé, Edith regarde intensément l’océan, s’étirant loin à l’horizon.
Chez les rescapés, une agitation soudaine. Le sous-marin vient de surgir des profondeurs. Elancé à toute vitesse, il se dirige droit vers les canots et les fracasse tour à tour. La plupart des survivants meurent sur le coup. Juste avant le choc, Edith a eu le réflexe de se jeter dans l’eau glaciale. Maintenant, elle nage droit devant elle. Quelques têtes surgissent des flots, des compagnons d’infortune luttant dérisoirement pour le peu de vie leur restant. Les yeux aveuglés par un soleil plombant, Edith brave la mort. La mer est redevenue lisse et calme comme si rien ne s’était passé. Elle bombe son torse, reprend sa respiration. Des instants de rémission. Le corps sombrant, elle murmure : "Comme c’est étrange d’avoir connu le monde !"
Le 22 Novembre 1942, la mort la surprend à la veille de ses vingt-cinq ans, entre le 11e et 12e parallèle, en la 15e latitude, à 350 miles nautiques de l’île d’Ascension, à 835 miles nautiques de Sainte-Hélène.
Avec elle, un bataillon entier de volontaires de la France libre est laminé. La gloire ne les a pas trouvés sur le champ de bataille mais dans l’océan, dans une eau glaciale, loin de tout.
Les familles furent avisées longtemps après. Non pas par négligence mais la guerre avec son cortège de désastre désorganisait alors les intendances.
Jusqu’alors, à Santiago, à Bogota comme dans le Chaco, les familles suivaient l’itinéraire des Français libres : la campagne d’Afrique, le Fezzan, le débarquement et d’autres faits d’armes. Toutes étaient persuadées que leurs enfants - Santiago, Andrée, Alphonse, Pablo ou Raoul - étaient de la bataille. Se réjouissant des victoires, ils parlaient fièrement de leurs héros qui, là-bas en France, bouleversaient le cours de l’histoire. Au jour de la libération de Paris, le 24 août 1944, à Bogota ou à Mexico, on festoya sans compter. A Montevideo ou à Lima, on dansa toute la nuit. Tous fêtaient les actes héroïques de leurs combattants dont ils étaient pourtant sans nouvelles.
Le temps passait et toujours pas le moindre message. Peu à peu, le doute s’immisçait. L’inquiétude s’installait. Les lettres ne venaient pas. Même si elles refusaient de l’admettre, les familles comprenaient que le destin avait fait son choix. A l’automne 1944, parvint enfin cette information.
“Le Comité de la France Libre a le regret de porter à votre connaissance la nouvelle de la disparition de l’Argo parti du port de Buenos Aires le 5 Novembre 1942 et sur lequel s’étaient embarqués des volontaires de la France libre. Le navire n’ayant rallié aucun autre port sous contrôle allié, jusqu’à plus ample informé, force nous est de considérer l’Argo comme perdu corps et biens. Le Comité honore la mémoire des 156 morts pour la France.”
Sources :
- Les Croisés De La Haute Mer de Costa Du Rels, 1953.
- La religion des astres de Anxmadae de Leira, 2010.
- Archives familiales.