Tout au plus peut-on regretter quelques rixes entre les habitants. Après les vêpres du dimanche, quelques paroissiens "embrouillés de vin" se cherchent de mauvaises querelles et en viennent aux mains.
Il est fréquent aussi que les responsables de chaque communauté se disputent à propos des corvées. Comme vingt-trois autres paroisses, Plonéis et Guengat doivent entretenir la voie royale qui mène de Quimper à Audierne. Les conditions de travail sont si pénibles que les cultivateurs sont de plus en plus nombreux à refuser d’abandonner leurs champs pour travailler dans la boue sur des chemins défoncés. La corvée des grands chemins n’existe plus qu’en Bretagne [1] et les roturiers des villes en sont exempts.
Pour veiller sur le salut de toutes ces âmes simples et travailleuses, les recteurs usent et abusent de quelques vieilles bonnes recettes. Au prône de l’office divin, les hommes de Dieu menacent des pires châtiments les brebis qui voudraient s’écarter du droit chemin. Du haut de la chaire de l’église Saint-Gilles à Plonéis, Jean-Bénigne Le Bihan évoque les tourments et les supplices de l’Enfer pour les mauvais chrétiens.
À Guengat, François Le Gorgeu appelle la miséricorde de Dieu sur l’auditoire terrorisé de l’église Saint-Fiacre.
- Ossuaire et porche de l’église Saint-Fiacre de Guengat
Qui oserait s’en offusquer ? Certes pas les familles nobles qui, à la belle saison, quittent leurs résidences quimpéroises pour leurs manoirs campagnards. L’intendant de madame de Carné-Marcein, celui de la famille Brieux à Plonéis, ainsi que Ronseray, régisseur des Aléno au manoir de Saint-Alouarn à Guengat, font rentrer tant bien que mal les fermages dus par tous les domaniers ou colons qui, depuis des générations, font fructifier des terres qui ne leur appartiennent pas et dont ils peuvent être chassés au bon vouloir des propriétaires.
En ce début d’année 1789, quelques esprits forts tentent de se faire entendre. Après la rédaction des cahiers de doléances, les représentants des paroisses de la sénéchaussée de Quimper se réunissent. Les notables bourgeois prennent la direction des débats et expriment leurs propres vues politiques dans le cahier commun qui va être adressé au roi. Il est fait bien peu de cas des revendications des habitants des campagnes :
« Faudrait-il aussi que le malheureux qui n’a point de propriété soit contraint de verser son sang pour défendre les biens d’hommes riches qui ne payent que par les distinctions les plus humiliantes la protection que le peuple a la faiblesse de leur accorder ? ».
Plus tard, l’abolition des privilèges, la création des communes et l’élection des maires provoquent peu d’émoi à Guengat et Plonéis. Tout au plus, certains regrettent que le fait de ne pouvoir voter que si l’on paye un impôt supérieur à trois journées de travail, écarte "les gens très rustiques" tout juste bons aux travaux des champs.
Comme beaucoup d’ecclésiastiques du bas-clergé, Jean-Bénigne Le Bihan, recteur de Plonéis, bien que favorable aux idées novatrices de 1789, n’approuve pas le mauvais coup porté à la religion avec l’abolition des vœux monastiques et la suppression des ordres contemplatifs. Lorsque les biens de l’Église sont mis à la disposition de l’État, c’en est trop et, après dix ans passés parmi ses ouailles, "le vénérable et discret missire prêtre recteur se démet purement et simplement de la paroisse et cure de Plonéis, et des fruits, honneurs, émoluments en dépendant".
Le 5 mars 1790, son successeur Jean-Vincent Guéguen "prend possession canonique" de l’église Saint-Gilles. La Constitution civile du Clergé, votée le 12 juillet, le révolte. L’Église de France est réduite à un simple rouage de l’État et les ecclésiastiques deviennent des fonctionnaires publics rétribués par la Nation et élus par tous les citoyens, catholiques ou non.
Monseigneur Conen de Saint-Luc rejette cette nouvelle constitution avant de rendre son âme à Dieu. On raconte même que cette politique calamiteuse a hâté son trépas.
Son successeur, Expilly, nouvel évêque constitutionnel du diocèse de Quimper, menace "les curés et autres ecclésiastiques publics". S’ils ne prêtent pas serment, ils devront quitter le presbytère avant le dimanche des Rameaux et ils ne percevront plus leurs mille deux cents livres de traitement annuel.
La mort dans l’âme, le dimanche 20 mars 1791 à l’issue de la messe, devant le conseil général de la commune et les fidèles, messieurs Guéguen, curé, et Pernez, vicaire, ânonnent le texte prévu par la loi :
« Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse qui m’est confiée, d’être fidèle à la Nation, à la Loi, au Roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le Roi ».
François Le Gorgeu, recteur de Guengat, est également contraint de prêter serment, mais il reprend bien vite sa parole et prend volontairement le chemin de l’exil d’abord vers Jersey, puis en Espagne. La paroisse étant déclarée vacante, François Palud est nommé en décembre 1791 curé constitutionnel de Guengat par les électeurs réunis à la cathédrale de Quimper.
On imagine que les rapports sont tendus entre les prêtres de Plonéis et de Guengat. Palud estime qu’il est urgent de sévir contre les prêtres factieux qui soufflent le fanatisme dans les âmes simples des cultivateurs. À Plonéis, Jean-Vincent Guéguen supporte mal le rapport de forces avec l’évêque intrus et le nouveau maire qui fait preuve de moins de mansuétude que son prédécesseur à l’égard du recteur et de François Bozec, vicaire de l’église tréviale de Gourlizon.
Non seulement ce dernier ne veut pas prêter serment, mais il refuse en plus de célébrer le mariage d’un couple de la commune, parents au deuxième degré. La dispense de consanguinité accordée par l’évêque constitutionnel Expilly est nulle aux yeux du prêtre réfractaire.
Faute de remplaçants, les citoyens Guéguen et Bozec sont maintenus et ils accueillent à l’office divin du dimanche une foule de fidèles qui ne veulent assister dans leurs paroisses à une messe célébrée par un prêtre jureur comme Palud ou d’autres "intrus".
C’est dans ce contexte qu’éclate l’affaire des pardons.
Jean-Vincent Guéguen a longtemps hésité. Il sait qu’il ne pourra exercer encore longtemps son apostolat, mais il souhaite auparavant accomplir un acte fort qui montre sa réprobation. Il ne supporte pas son collègue Palud. Depuis le départ en exil de la famille Aléno de Saint-Alouarn, l’ancien petit vicaire de la paroisse de Kerfeunteun se considère comme l’homme fort de Guengat.
C’est décidé. Guéguen, recteur de Plonéis, ne se rendra pas au pardon de Saint-Divy, le dimanche 13 mai 1792 à Guengat. Les exhortations des officiers municipaux, qui lui rappellent qu’il est d’un usage immémorial que le pasteur se rende au pardon de la commune voisine avec ses fidèles, ne le font pas changer d’avis.
Sans broncher, François Palud avale l’affront qui lui est fait. Pour de nombreux fidèles, la fête est contrariée, et on oublie même de se quereller entre les deux paroisses, comme il est de coutume dans les pardons. L’histoire ne précise pas si les marchands forains venus nombreux à Guengat à cette occasion font des affaires et se débarrassent de leur bibeloterie. Après la grand-messe et entre deux passages aux cabarets à ciel ouvert, les fidèles participent sans entrain à quelques jeux et danses avant de s’en retourner. Beaucoup pensent que cette révolution n’apporte décidément que des désillusions.
- Le salut des bannières. Dessin d’Olivier Perrin.
- Lors d’un pardon, quand les bannières de deux paroisses se rencontraient, les porteurs les faisaient s’embrasser en signe de paix. Sur le dessin cependant, les regards semblent bien méchants, et les bouches grimaçantes !
La riposte de Palud et de ses partisans ne se fait pas attendre. À Plonéis, le pardon de Saint-Maurice a lieu le lundi de la Pentecôte, soit, en cette année 1792, le 28 mai. Précédée de la croix processionnaire en or et des plus belles bannières de Saint-Fiacre, la délégation de Guengat se présente devant l’église voisine.
- Croix de procession et calices de l’église de Guengat (seconde moitié du XVIe siècle)
Les sieurs Guéguen, curé de Plonéis, et Bozec, vicaire de Gourlizon, sortent de l’édifice avec précipitation et disent au maire de recevoir comme bon lui semblera la procession de Guengat.
Il en faudrait plus pour impressionner Palud. Il se précipite dans la sacristie et une conversation animée s’engage dans la sacristie entre les trois ecclésiastiques. L’heure des vêpres étant déjà passée, la foule s’inquiète et le bruit court que la célébration est annulée. Comme Guéguen demande à Palud qui l’a autorisé à rentrer en procession dans l’église, celui-ci répond que c’est le maire. Guéguen rétorque qu’ « il ne connaît ni maire, ni municipalité et qu’ils ne lui commanderont pas ».
François Douellou, cultivateur au village de la Petite Garenne à Guengat, assiste pétrifié à l’algarade. Il n’entend que la langue de ses ancêtres, mais il devine qu’il est question de religion. Il dit en breton « Ne welan ket e vije cheñchet ar relijion ». (Je ne vois pas que la religion soit changée). Hors de lui, le vicaire Bozec réplique :
« Comment ? La religion n’est point changée ? Si vous voulez, vous aurez deux femmes, et moi je puis en avoir aussi. Et vous dites que la religion n’est point changée ? »
Le curé jureur est fermement prié de rester dans la sacristie pendant que les deux prêtres chanteront les vêpres. Guéguen ajoute en breton : « Me ’zo katolik, apostolik ha roman ha c’hwi n’oc’h ket ». (Je suis catholique, apostolique et romain et vous ne l’êtes point.) C’en est trop pour le sieur Palud qui, hors de lui, quitte l’église suivi de ses paroissiens.
- Église Saint-Gilles de Plonéis
L’incident n’est pas clos. Guengat dépend du district de Quimper, qui porte plainte par l’intermédiaire du sieur Abgrall, procureur-syndic. Jean Bizien, juge de paix du canton de Plogastel, entend les témoins le 5 juin. Les faits sont accablants. Yves Le Joncour témoigne que, lors de la grand-messe du pardon de Plonéis, François Bozec a employé un langage inadmissible :
« Le peuple est aveuglé par les lois, aujourd’hui il n’y a plus de religion, et quiconque suivra les lois inventées par le diable sera sans foi, sans religion et d’avance damné ».
Le juge déclare que les dits Guéguen et Bozec sont fortement soupçonnés d’avoir parlé et déclamé contre les lois de l’État, d’avoir voulu troubler le repos public et d’avoir insulté la municipalité de Plonéis. En conséquence, il délivre un mandat d’amener contre les deux hommes.
Après avoir baptisé Claude Thomas le 29 mai, Jean-Vincent Guéguen quitte précipitamment le presbytère sans espoir de retour [2]. François Bozec célèbre des obsèques le même jour à Gourlizon, avant de se cacher à Locronan. Sa fuite est de courte durée et il est arrêté dès le 5 juin par une troupe à cheval. Sous escorte de la garde nationale, il est conduit avec d’autres ecclésiastiques réfractaires au séminaire de Quimper, avant de prendre le chemin du château de Brest [3], où les prisonniers sont entassés à cinquante dans une pièce [4].
À Plonéis, à Guengat, et dans les communes environnantes, on parlera longtemps de ces deux pardons gâchés.
S’ils en avaient eu connaissance, les paroissiens n’auraient pu qu’approuver les écrits d’un jeune noble à sa mère : « Où il n’existe plus ni respect, ni obéissance, ni principes, ni religion, ni foi, ni loi, on ne doit plus s’étonner de rien. La sotte et fausse philosophie d’aujourd’hui n’engendre que crimes et horreurs... Quelle catastrophe, grand Dieu ! Qui pourra croire que la Nation française ait pu perdre la tête à un tel point ? » [5].
Cette histoire et ces commentaires sont extraits de mes deux livres "Le maître de Guengat" et "La terre aux sabots".
400 pages + livret 16 pages en couleur + Arbre généalogique.
Format 15 x 23. Imprimé en Bretagne. Cousu collé.
Éditions de Saint Alouarn, 19 hameau de Porrajenn, 29700 Plomelin (editions.saintalouarn[arobase]orange.fr)