Les enfants sont précieux sur une photo, on peut leur donner un âge sans trop se tromper ; leurs dates de naissance étant faciles à trouver, nous pouvons affirmer que nous sommes en 1915. Les arbres à l’horizon, la capote de la Panhard Torpédo abaissée et les vêtements, nous disent que la belle saison est bien là. Si les enfants portent encore des bas dans leurs souliers vernis à boucle, c’est que Pâques n’est pas loin.
Lucien Carcenac est sur le front de Verdun, du moins un peu en arrière, mais cela n’empêche pas sa seconde femme Fernande, et le reste de la famille, de s’offrir une promenade à Domme. On ne se fait pas trop de soucis pour lui, ses compétences en mécanique et en conduite l’ont fait nommer instructeur de chauffeurs pour camions.
Les trois enfants, vêtus de clair, se détachent sur le fond sombre. Les filles, souriantes, se prêtent volontiers au cérémonial de la prise de vue. Jacques, le petit marin, est affublé d’un chapeau colonial qui tranche avec la coiffure pseudo orientale de sa mère.
Au volant, Jeannette regarde son mari photographe avec amour, alors que les autres femmes posent, chacune à sa manière et avec ses pensées. Les fillettes sont détendues, Jacques regarde son oncle bien en face, pas du tout intimidé par l’appareil.
Cette élégante voiture date du début de 1914, l’intérieur est luxueux, garni de cuir. Il existe une portière à l’arrière, mais pas du côté conducteur, car à la droite de celui-ci se trouvent les leviers de frein et de changement de vitesse. Ceci laisse la place au pneu de rechange Michelin, encore dans son emballage de papier huilé qui protège du soleil le caoutchouc naturel. L’étiquette d’expédition est toute neuve. Les roues de bois comme celles-ci, seront utilisées par Chrysler jusqu’en 1928.
Sur le marchepied, un générateur à carbure envoie l’acétylène aux gros phares de l’avant. Au-dessus, la trompe avertisseur, fonctionne avec une grosse poire ou un volant à main. Dans une autre photo de cette Panhard, les lanternes de côté sont posées sur les tiges que l’on aperçoit devant le pare-brise ; s’il n’y en pas aujourd’hui, c’est qu’il est prévu de rentrer avant la nuit, Domme n’est qu’à trente cinq kilomètres de la maison. Si la famille se déplace si souvent dans cette forteresse moyenâgeuse, c’est pour la promenade touristique mais aussi parce que Pierre Périé, le beau-père de Zéphyrin Carcenac, est de Domme.
L’herbe pousse jusqu’au mur nord de l’église paroissiale, sur ce terrain qui ne s’appelle pas encore " esplanade ", mais " lou clos metgié ", autrement dit : l’enclos de " l’égalité ", l’emplacement de l’ancien cimetière. Le grand bâtiment du fond est le couvent des sœurs ; après leur départ en 1905, il est devenu l’hospice communal et maintenant maison de retraite.
Pour moi, ce tableau que j’ai sorti d’une boîte à chaussure, fixe un instant de bonheur familial. La joie est dans les regards, excepté chez Hermine Roche qui a perdu sa fille Lucie trois ans plus tôt.
En regardant cette scène, et quelques autres, je me prends pour un devin bien incapable de prévenir mes personnages du sort qui les attend.
Jeannette, aussi amoureuse d’Antoine, est loin de se douter qu’elle mourra en couches cinq ans plus tard. Fernande ne peut savoir que le fils d’Antoine, (moi-même mais pas encore né) recueillera son dernier soupir. J’ai envie de dire à Jacques que plus tard nous ferons équipe ensemble à Belvès, lui comme pharmacien et moi comme médecin.
Je suis toujours le sorcier qui voit Hermine Roche fuyant sur les routes pendant la débâcle de 1940, tuée dans un bombardement, on ne sait pas exactement où et quand.
Une photo avec des personnages que l’on connaît n’est pas un tableau figé. Après l’avoir bien détaillée, si l’on ferme les yeux elle s’anime et l’on se fait son cinéma.
La photo qui possède une âme n’est pas une nature morte, mais un cliché qui vous entraîne dans des évocations pleines de vie et de mouvement.
En plus des renseignements qu’elle nous apporte, cette photo m’avait "accroché", sans que je sache pourquoi au début. En y pensant, en la revoyant, j’ai vu que c’était le sourire de Mimi avec une si grande bouche. Rien que pour ce sourire, la photo n’est pas banale.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).