Lors d’une recherche dans les archives de Clamart pour l’année 1909, je tombe, par hasard, sur un acte de naissance qui m’interpelle [1]. En effet, dans la marge, je lis :
L’acte annulé
Comme c’est la première fois, me semble-t-il, que je rencontre un tel cas, je m’attarde, curieux, au contenu de l’acte :
Pourquoi a-t-il donc été annulé, cet acte ? Rien ne semble anormal. Je pense pouvoir trouver la réponse à ma question en recherchant la transcription du jugement d’annulation dans les registres d’Etat civil de Clamart à la date du 12 février 1910, informations mentionnées dans la marge de l’acte.
Transcription du jugement d’annulation
Voici cette transcription, abrégée, la mise en gras étant personnelle :
Je comprends maintenant pourquoi l’acte en question a été annulé. Mais, par contre, je n’ai aucune idée, à ce stade, des raisons qui ont pu pousser le couple HIVERT-SAINTINIENNE à déclarer cette enfant comme étant la leur... Ni des circonstances qui ont fait que cette enfant ait pu être présentée, à Clamart, en personne par Désiré HIVERT, deux ou trois jours après sa naissance à Paris.
Mes interrogations, nombreuses, et ma curiosité croissante, m’incitent à rechercher le fameux acte de naissance, le seul "valable", dont les références sont mentionnées dans le jugement ci-dessus. Voici l’acte [3] :
L’acte authentique
Ainsi donc, le 21 septembre à 14h, l’enfant est présentée à la mairie de Paris (XIVe) par la sage-femme qui a assisté à l’accouchement d’Éliane [4] DELAROCQUE, la mère de l’enfant, et le lendemain à 11h, elle est présentée à la mairie de Clamart par Désiré HIVERT... Comment, pourquoi et quand l’enfant a-t-elle été transférée d’un lieu vers l’autre ?
Une manière de comprendre ce qui s’est vraiment passé serait d’avoir accès au compte-rendu des débats de la séance du Tribunal civil de la Seine, et aux pièces qui y ont été versées, débats qui ont conduit à la décision du 19 janvier 1910. Mais ce compte-rendu des débats existe-t-il et, dans l’affirmative, est-il disponible ? Même question pour les pièces versées aux débats.
Je cherche donc dans les Archives de Paris et je trouve, dans les Fonds judiciaires, Répertoires et Rôles du Tribunal civil, la référence suivante dans le fichier alphabétique DU5 6584, sous HIVERT : "Marcelle Désirée, Nullité acte naissance, 19 janvier 15, 1e ch.".
Dans ce cas-ci, la date du jugement est mentionnée à la place du numéro de rôle. Que signifie ce "15" ? Je suis dans une impasse, ne connaissant pas le numéro de rôle. Je ne vois donc toujours pas comment obtenir ce que je cherche.
Je décide d’abandonner actuellement cette piste et, avant d’en prendre une autre, de jeter un coup d’œil rapide sur l’acte de mariage d’Élise DELAROCQUE.
Le mariage d’Élise DE LAROCQUE
Acte de mariage d’Élise DE LAROCQUE avec Amand DÉSÉCHALLIERS, le 24 décembre 1910 à Villejuif (Seine) [5] et sa transcription partielle, la mise en gras étant personnelle :
Cet acte ne m’apprend pas grand-chose, sinon l’identité probable du "père indéterminé" de l’acte de naissance du 21 septembre 1909 et la naissance, avant Albertine, d’une autre fille naturelle d’Élise DE LAROCQUE, Céline [6]
Je décide alors de faire quelques recherches sur le patronyme SAINTINIENNE. Je me rends compte très vite que ce patronyme ne court pas les rues. Sur les plus de 25 milliards de documents indexés par Google, un seul contient le mot-clé "Saintinienne" et ce n’est pas un patronyme. Ce patronyme est inconnu dans le moteur de recherche de la base généalogique Filae. Le patronyme est inconnu dans la recherche par couple de Geneabank. Étant donné que les mentions de ce patronyme dans le moteur de recherche de Geneanet concernent exclusivement des articles de journaux relatifs à l’affaire en question, je décide de consulter la presse de l’époque, via Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et de ses partenaires [7].
Une autre piste : la presse de l’époque
Parmi les trente-cinq articles de journaux, traitant de l’affaire en question, que j’ai trouvés via Gallica, j’en ai retenu deux en priorité. Le premier est l’article paru le 20 janvier 1910 dans la « Gazette des Tribunaux, le journal de jurisprudence et des débats judiciaires, feuille quotidienne d’annonces légales ». La mise en gras est personnelle.
La vérité est que cette double déclaration était résultée d’un accord entre la véritable mère et Mme Saintinienne, l’une ayant eu un enfant, alors qu’elle n’en voulait point avoir, tandis que l’autre, désespérée de sa stérilité, était toute heureuse de pouvoir, grâce à la complaisance de son amie, satisfaire son immense désir d’avoir un entant. Mis au courant de cette situation, le parquet avait ouvert une information, à laquelle ii ne fut point donné suite, en raison des circonstances dans lesquelles s’était produite la supposition d’enfant. Il était, en effet, évident que des poursuites criminelles, alors surtout que le crime prévu par l’article 345 du Code pénal se doublait d’un faux en écriture authentique et publique, tombant sous le coup de l’article 147 du même Code, ne pouvait aboutir qu’à un acquittement en Cour d’assises.
Aussi, réduits à de plus justes proportions, les faits ont-ils abouli à une simple instance en nullité, tendant à la suppression de celui des deux actes de naissance qui avait été dressé contrairement à la vérité sur la déclaration des faux parents de l’enfant.
Faisant droit aux réquisitions de M. le substitut Matter, le Tribunal, par application des articles 53 et suivants, 99 et suivants du Code civil, a décidé qu’il y avait lieu de déclarer nul et de nul effet, l’acte de naissance dressé, le 22 septembre 1909, à la mairie de Clamart.
(Tribunal civil de la Seine, 1re Ch. Présidence de M. Ditte — Audience du 19 janvier 1910.)
Cet article, dont le contenu ne peut évidemment pas être mis en doute [8] apporte la réponse à la plupart des questions qui restent en suspens à propos de cette affaire.
Le second article retenu est de la plume de Georges CLARETIE (1875-1936), avocat, homme de lettres français et chroniqueur judiciaire, notamment auprès du journal Le Figaro. Il a suivi, pendant près de trente ans, toutes les grandes audiences des cours d’assises et d’autres juridictions. A la lecture du titre de son article, nous comprenons qu’il a suivi les audiences du Tribunal civil de la Seine concernant l’affaire en question.
Le récit quelque peu romancé que fait Georges CLARETIE de cette audience, en brodant un peu, est néanmoins très proche, malgré quelques petites erreurs factuelles, de ce qu’en dit l’article précédent, du 20 janvier 1910 de la Gazette des Tribunaux. Certains faits, nouveaux, mentionnés dans l’article, semblent, au premier abord, très difficile à croire. Par exemple le placement de Albertine, par sa mère, aux « Enfants Trouvés » après l’avoir récupérée chez le couple HIVERT-SAINTINIENNE !...
Albertine, "enfant en dépôt"
Voulant en avoir le cœur net à ce propos, je consulte aux Archives de Paris les dossiers « Admission des enfants assistés [12] ». J’y découvre, avec étonnement, qu’effectivement Albertine DELAROCQUE a été admise, au cours du mois de septembre 1909, comme "enfant en dépôt", c’est-à-dire « admis provisoirement et pouvant être repris par ses parents à tout moment », sous le matricule 7347.
Le séjour de Albertine auprès du couple HIVERT-SAINTINIENNE a donc été très court, tout au plus 8 jours. Est-ce suffisant que pour préciser, un peu fleur bleue, que "l’enfant grandissait, bien soignée" ?...
La consultation du dossier d’admission d’Albertine pourrait m’apporter des informations intéressantes sur les raisons qui ont poussé sa mère à la placer aux "Enfants assistés". Malheureusement, ces dossiers ne sont pas accessibles en ligne ; ils le sont uniquement en salle de lecture. Soit à 325 km de chez moi...
Quelques autres articles de presse au sujet de cette affaire
On trouvera ci-après quelques autres articles de journaux français [13] de l’époque concernant cette affaire.
Les informations obtenues par la lecture des "faits divers" relatés dans les journaux sont, hier comme aujourd’hui, à prendre avec circonspection. La qualité rédactionnelle des journaux varie fortement de l’un à l’autre, en fonction, notamment, du public visé et de leurs objectifs. Certains journalistes, certains chroniqueurs, notamment dans la presse à sensations, lorsqu’il leur manque quelques détails, sont prêts à toutes les approximations, à tous les ajouts, à toutes les fabulations pour que leur article accroche et ait quelque consistance. Le réel non vécu devient, par leur plume, un réel repensé et transfiguré. Nous pourrons nous en rendre compte à la lecture de ces articles.
Conclusions
La combinaison entre le récit, quelque peu romancé, que fait Georges CLARETIE de cette affaire, et les informations factuelles de l’article de la Gazette des Tribunaux, nous donne une idée assez précise des faits.
Quelques zones d’ombre demeurent néanmoins. Désiré HIVERT est-il complice de la substitution d’enfant ou bien a-t-il vraiment cru à la maternité de Marguerite SAINTINIENNE, sa compagne ? N’y a-t-il pas eu, au départ, un malentendu concernant l’accord passé entre les "deux mères" ?
Pour avoir une réponse quasi complète aux interrogations qui demeurent, l’idéal serait d’avoir accès au compte-rendu des débats de la séance du Tribunal civil de la Seine, et aux pièces qui y ont été versées...
L’accès au dossier de placement d’Albertine aux "Enfants assistés" serait également utile. Les Archives de Paris sont situées 18 boulevard Sérurier 75019 Paris, France. Métro : Porte des Lilas. 😉
Que sont devenus les protagonistes de ce drame ?
Albertine DÉSÉCHALLIERS, « l’enfant aux deux mères »
Albertine n’est sans doute pas restée longtemps aux « Enfants assistés ». Elle est reconnue et légitimée lors du mariage de ses parents, le 24 décembre 1910, à Villejuif (Val-de-Marne). Le recensement de 1911 la mentionne comme habitant avec ses parents, rue Vérollot (Impasse Gardet) à Villejuif.
Le 4 avril 1924, les journaux de Paris et environ font état de sa disparition depuis huit ou dix jours du « domicile de sa mère », infirmière à l’hospice de Bicêtre et domiciliée rue Vérollot (impasse Gardet) à Villejuif. La jeune fille, âgée de [14] ans,« forte pour son âge », « paraissant vingt ans », travaille comme couturière, rue Véronèse, n° 3, Paris 13e. Les recherches de la police, prévenue par sa mère, « très inquiète », craignant « qu’il ne lui soit arrivé malheur », sont restées vaines [14]. Je n’ai trouvé aucune trace, dans ces journaux, de la manière dont s’est terminée cette disparition.
Le 17 juillet 1934, Albertine, 24 ans, épouse, à Paris (15e), Henri HELLENBRAND, 34 ans, « contre-expert d’assurances », veuf depuis 9 mois. Le recensement de 1936 (Paris 15e) indique que le couple habite rue Cambronne, n° 31, quartier Necker, Paris 15e, avec les deux tout jeunes enfants, Jacques et Claude, du premier mariage d’Henri, nés en 1933 [15].
Albertine devient veuve le 1er février 1984, date du décès, au Mans (Sarthe), de son époux Henri HELLENBRAND. Albertine décède le 5 mai 2008 à la résidence Les Consuls, rue du Cap de ville à Martel (Lot). Ils sont inhumés tous les deux au cimetière communal de Le Plessis-Dorin (Loir-et-Cher), respectivement à 65 et 425 km de leurs lieux de décès...
Le couple HIVERT-SAINTINIENNE, les "faux" parents
Sur la base des informations très lacunaires fournies par MyHeritage concernant le patronyme SAINTINIENNE, je demande de l’aide, via le forum de Geneanet, concernant ce couple [16].
Le 4 décembre 1867, naît à Paris (1er arrondissement) Marguerite SAINTINIENNE, fille de Marguerite SAINTINIENNE, domestique, âgée de [25] ans, demeurant rue Saint Honoré, n° 243, et de père inconnu. « Élevée par l’Assistance publique de la Seine, jusqu’à sa majorité » [17] comme le mentionne l’acte de son mariage.
Le 4 mai 1889, Marguerite épouse à Cosne (Nièvre) Victor PERRIN, veuf depuis 20 mois. Ils divorceront, après 19 ans de mariage, le 29 octobre 1908. Marguerite a très probablement été prise en adultère car Désiré HIVERT est condamné le 31 janvier 1908 à 25 francs d’amende pour complicité d’adultère [18]
En septembre 1909, Désiré HIVERT et Marguerite SAINTINIENNE habitent, selon le fameux acte de naissance annulé, "tous les deux" rue Princesse, n° 10 à Clamart. La fiche matricule de recrutement de Désiré, n° 2080, confirme que, au 15 avril 1909, il habite à cette adresse, sans que ce soit son domicile, ni sa résidence. C’est pourquoi on ne trouve trace de ce couple à cette adresse dans aucun des recensements de population de Clamart de l’époque [19].
L’affaire des "deux mères" a certainement conduit à leur séparation. Dès le 10 février 1910, Désiré n’habite en effet plus à la même adresse que Marguerite.
En août 1914, Désiré est rappelé sous les drapeaux suite au décret de mobilisation générale. En janvier 1915, il est cité à l’ordre du 21e régiment d’infanterie coloniale [20]
En 1921, Marguerite vit seule à Meudon (Hauts-de-Seine), rue de Paris, n° 26 [21].
Le 12 mars 1922, Désiré HIVERT se marie, à Mohon (Morbihan) avec Marie Françoise BRANDEHO.
En 1931, Marguerite habite toujours à Meudon, rue de Paris, n° 26, mais avec son fils Henri PERRIN, né en 1900 [22].
Le 9 février 1941, Désiré décède à Mohon, à l’âge de 58 ans.
Au recensement de 1946, Marguerite est concierge, rue Aristide Briand, n° 19 à Issy les Moulineaux (Hauts-de-Seine), où elle vit seule [23]. C’est à cette adresse qu’elle décède le 26 mars 1946 [24].
Le 1er décembre 1948, Marie Françoise BRANDEHO, veuve HIVERT, est inhumée à Thiais (Val-de-Marne)
En ce qui concerne le patronyme SAINTINIENNE, il semble donc bien n’exister jamais que deux personnes à l’avoir porté : Marguerite, la "fausse" mère et sa mère qui était très probablement une enfant trouvée à qui on avait attribué ce nom...
Le couple DÉSÉCHALLIERS-DELAROCQUE, les "vrais" parents
Le 24 décembre 1910, Élise DELAROCQUE, 24 ans, épouse, à Villejuif, Amand DÉSÉCHALLIERS, 43 ans. Est-ce lui qui, avec Élise, se « lamentaient parce qu’ils allaient avoir un enfant » ? Est-ce lui, le "père non dénommé" d’Albertine ? Ce n’est pas lui, en tout cas, qui déclare Albertine à la mairie de Paris, mais c’est lui et Élise qui, lors de leur mariage, la reconnaissent et la légitiment, en même temps que Céline, née en 1907 [6].
Le 9 avril 1912, à Villejuif, un garçon naît du couple DÉSÉCHALLIERS-DELAROCQUE, André Henri Albert.
En avril 1924, lors de la disparition de sa fille Albertine, Élise est "infirmière à l’hôpital de Bicêtre.
Le 7 mars 1934, Amand DÉSÉCHALLIERS décède à Villejuif.
Le 13 mars 1934, au mariage de son fils André, Élise est infirmière, domiciliée à Villejuif (Seine), rue de l’Espérance, n° 20 [25].
Le 17 juillet 1934, au mariage de sa fille Albertine, elle est toujours infirmière mais veuve.
Je perds ensuite sa trace jusqu’à son décès, à l’âge de 96 ans, le 19 août 1982, à Percey (Yonne).