- Des fleurs pour le courageux Poilu
Un soldat décoré
Voici ce que nous écrivait Mme Lissillour en 2008 alors que nous préparions avec Thierry une série d’article pour célébrer les 90 ans de l’Armistice :
Sur cette 1re photo, prise sur le champ de foire de Chatelaudren-Plelo (Côtes d’Armor), nous voyons un soldat se faire photographier avec les honneurs d’une petite fille qui porte des fleurs. Cela ne paraît pas très protocolaire.
- Qui est ce soldat décoré ?
A l’arrière plan il y a d’autres soldats , mais qui ne sont pas en uniforme, donc, eux, ne doivent pas être mis à l’honneur. Ils paraissent tous très décontractés.
Au fond, à gauche, on remarque une femme qui porte dans ses bras un bébé.Cette femme est ma grand mère, qui demeurait à Plelo et le bébé est, soit ma mère (Louise Marie) qui est née le 12 juin 1914, soit son frère (Georges Jean Marie) qui lui est né le 24 mai 1916.
Il se peut que cet homme soit son mari (mon grand père) ? Si l’on pouvait me dire quel est cet uniforme ? Je trouve cette photo très belle et intéressante, je viens de la récupérer après le décès d’une tante qui était la soeur du bébé cité ci-dessus.
- La mère et l’enfant
Très récemment, j’ai ré-ouvert le dossier et repris cette recherche. J’ai re-contacté Mme Lissillour par Généanet pour en savoir plus.
En septembre 2017, elle me réponds et m’envoie une photo du mariage de ses grand parents le 28 mai 1913 à Plélo et une autre de la même année :
" Cela nous replonge 9 ans en arrière ! Le soldat sur cette photo ne peut pas être mon grand père. En reprenant sa fiche matricule [1], nous retrouvons ses états de service aux armées."
Louis Marie Diquelou, né le 23 mars 1889 à Pont l’Abbé (Finistère), est de la classe 1909. Il est incorporé en 1910 au 12e Cuirassiers à Rambouillet. En 1914, il est affecté à un régiment de Dragons. |
Sur cette photo, j’ai reconnu ma grand mère (Marie-Françoise Bars), à gauche, devant le soldat appuyé sur l’arbre, elle tient un bébé d’environ 3 ou 4 mois dans les bras. Il s’agit de ma mère née le 12 juin 1914 dans cette commune de Plélo-Chatelaudren.
- Marie-Françoise en 1913
- Marie-Françoise Bars, épouse Diquelou, à 20 ans.
C’est bien elle sur la photo du Poilu décoré en 1914. Sur celle du mariage également, la ressemblance est frappante.
"La photo parait être prise en automne. Or, mon grand père a eu un accident de cheval avec une fracture à la cuisse [2], le 17 juin 1914, soit 5 jours après la naissance du bébé. Il en est resté handicapé.
Donc au vu de la tenue et du visage resplendissant du soldat sur la photo, mon grand père, lui, ne devait pas être dans une bonne forme !"
Après ces quelques recoupements, ce Poilu ne peut donc pas être Louis Marie Diquelou, le mari de Marie Françoise Bars. Alors, qui est-il ?
De la Champagne à la Bretagne
Le numéro du régiment est bien lisible sur le col de sa vareuse : ce soldat est du 332e Régiment d’Infanterie.
À la mobilisation de 1914, les régiments d’infanterie forment chacun un régiment de réserve dont le numéro est celui du régiment d’active majoré de 200. Le 132e régiment, infanterie d’active, met ainsi sur pied le 332e, régiment de réserve [3].
Un seul dépôt à Reims pour ces deux régiments. Dès le début de la guerre, Reims étant directement menacé par l’avancée allemande et la proximité de la ligne de front, le dépôt de ces régiment est replié à Chatelaudren dans les Côtes-du-Nord, en Bretagne. Les compagnies de soldats casernent dans les bâtiments qui leur sont affectés : "aux abattoirs" et "au cantonnement Letellier" aussi appelé "au Zeppelin" [4].
Dans les journaux d’alors, on peut lire des annonces envoyées par des militaires des 132e et 332e RI pour rassurer leurs familles et demander des nouvelles. Exemple dans « Le Petit Parisien » du 22 septembre 1914 :
Thomassin Paulin, de Thugny, avise sa femme qu’il est au 332e de ligne, 28e Compagnie de dépôt, à Chatelaudren (Côtes-du-Nord).
Guillaume Henri, capitaine, avise sa famille qu’il est au 332e de ligne, 28e Compagnie de dépôt, à Chatelaudren (Côtes-du-Nord).
- Un soldat du 46e R.I.T
Deux soldats, vêtus en blanc sur la photo, sont en bourgeron de travail. L’un porte sur la tête un bonnet de police, l’autre un képi avec le numéro 46. Ce doit être un soldat du 46e Régiment d’Infanterie Territoriale, régiment de Reims lui aussi replié à Chatelaudren. Ces soldats de la territoriale, plus âgés, sont en théorie affectés à des travaux de terrassement et autres chantiers. |
Les grands arbres en arrière-plan de la photo, avec leurs branches dépouillées, me font penser qu’elle peut être prise sur "les promenades".
- Les promenades à Chatelaudren
- « Grandes manœuvres sur le château. Cela avait l’air d’intéresser
les gens du Châté à en juger par le nombre de curieux massés autour de l’esplanade »
Pages 106 et 107 du livre « Le Châtelaudren de nos aînés »
par Georges Jaouen. Édité par la Ville de Châtelaudren en 1994.
Médaillé
Me basant sur l’équipement porté par "notre" soldat, je pense que nous sommes bien en 1914 : képi troupe modèle 1884, veste avec pattes de col fermée par 7 boutons et avec des passants pour fixer les "pattes d’épaules", ceinturon du modèle 1903 avec sa boucle à 2 ardillons. Sur son côté gauche, porte- baïonnette suspendu au ceinturon. |
La médaille qu’arbore ce soldat, même si elle est peu nette, ressemble "bigrement" à la médaille militaire. Cela laisse penser que ce soldat a accompli une action d’éclat et a certainement eu une citation à l’ordre de l’Armée suite à son acte de courage au combat.
Les soldats à qui cette décoration est décernée sont inscrits au Bulletin des Armées. Régulièrement, le "Journal Officiel" publie leurs noms suivis de leur citation. Parfois, ils figurent aussi dans le Journal de Marche et Opérations des régiments dont ils font partie. La médaille leur est ensuite remise au cours d’une cérémonie militaire.
Concernant ce soldat, elle a du avoir lieu en octobre ou novembre 1914 à Chatelaudren. Ma recherche dans les journaux bretons de l’époque, consultés sur le site des archives du Finistère, n’a rien donné !
Le Journal de Marches et Opérations du 332e RI [5] me livre un indice :
- Le 6 décembre 1914 au 332e RI
- " Tous deux ont fait partie de l’ancienne Compagnie Klipffel"
Et le Lieutenant Colonel rappelle le parcours de la 20e compagnie sous les ordres du Capitaine Klipffel...
L’Odyssée de la compagnie du Capitaine Klipfel
"Nancy, 13 octobre.
Tous les journaux ont rapporté l’héroïque randonnée d’une compagnie d’infanterie qui, séparée de son régiment, a rejoint l’armée française, vivant pendant quinze jours au milieu de l’armée allemande, se cachant quelquefois, combattant souvent. A bon droit, son chef, le capitaine Klipfel, du 332e, vient d’être porté à l’ordre du jour de l’armée. « Coupé des troupes françaises, dit la citation, il a réussi par son énergie à rallier avec sa compagnie grossie d’une cinquantaine d’isolés, le 2e corps d’armée, après avoir traversé, au prix des plus grandes difficultés, les lignes de marche de l’armée allemande. »
Il est agréable à un ami d’études du capitaine Klipfel de dire qu’il est un ancien élève du lycée de Nancy. Sa mère et sa sœur habitent encore notre ville. Klipfel fut successivement lieutenant au 94e à Bar-le-Duc, puis capitaine au 132e à Reims. Voilà quelques années, il s’était fait admettre dans la réserve spéciale et avait pris la direction de l’importante verrerie de Fains. Parmi tant de braves, tant de héros, Klipfel vient de prendre une belle place. Nancy et notre vieux bahut peuvent être fiers de lui. - L. S." [6]
Outre les pages du JMO du 332e consacrées à ce périple, le passionnant "compte rendu" de ces 15 jours passés dans les lignes ennemies peut être découvert sur l’indispensable Forum Pages 14-18 |
Pour ces faits, Henri Jean Maurice Klipffel, Capitaine de réserve, né le 18 décembre 1870 à Arlon (Belgique) est élevé au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur "pour prendre rang" à dater du 4 octobre 1914 [7]
Faisant partie de la 20e compagnie, le Sous-Lieutenant Maurice Brayer, alors adjudant, et le Sergent de réserve J.B Martin sont cités [8] : Se sont très brillamment comporté et ont secondé énergiquement leur capitaine au cours d’une retraite de quinze jours en arrière des lignes ennemies
Même reconnaissance pour le Caporal Chatillon et le soldat Houtte, de la 20e compagnie également, cités à l’ordre du jour du 6e Corps d’Armée [9] : Ont fait particulièrement preuve de bravoure, d’énergie et de sang-froid pendant la marche de quinze jours à travers les lignes allemandes que leur compagnie exécuta pour rejoindre l’armée française, dont elle s’était trouvée séparée ; ont secondé avec vigueur et intelligence son commandant de compagnie, le capitaine Klipffel
En plus de ces citations individuelles, c’est toute la 20e Compagnie qui est citée [10] :
- "Journal Officiel" du 15 octobre 1914
"Notre" Poilu décoré serait-il alors l’un des courageux soldats de cette 20e compagnie du 332e ?
- Au Tableau d’Honneur
- Le Capitaine Klipffel au "Tableau d’Honneur" (paru dans l’Illustration, planche n° 91)
Merci à Jean Luc Dron.