A Eschbourg, il semble qu’il n’y ait eu presqu’aucun départ d’émigrés, en tous cas pour l’Algérie. Les archives départementales du Bas-Rhin, à Strasbourg, conservent seulement trois documents que l’on va détailler ci-après. Mais il nous faut d’abord localiser ce village, le situer sur une carte :
- Eschbourg
- Localisation du village de Eschbourg, en Alsace du nord.
Comme nous le voyons ci-dessus, Eschbourg se trouve non loin de Saverne, et au-dessus de Phalsbourg. Son code postal est 67320.
C’est un petit village, en bord de forêt, qui compte peu d’habitants : environ 170 abonnés au téléphone (annuaire France Telecom 2006).
Il y avait donc peu de candidats au départ, par rapport à d’autres villes et villages qui furent décimés par les émigrations massives en Algérie et aussi en Amérique.
La conquête de l’Algérie
Relatons très succinctement cette campagne pour l’appropriation de l’Algérie.
On connaît les causes qui ont déclenché cette expédition. Ce fut l’un des plus importants armements qui fussent sortis d’un port français : 11 vaisseaux de guerre, 20 frégates, 4 corvettes, 7 corvettes de charge, 11 bricks, 8 bombardes, 9 gabares et 7 bateaux à vapeur. Avec les transports, c’étaient 600 bâtiments qui prirent la mer, commandés en chef par l’amiral Duperré.
Après quelques péripéties maritimes dues à la météo, le débarquement commença à l’aube du 14 juin 1830 sur la presqu’île de Sidi-Ferruch, à quatre lieues d’Alger, signalé comme le point le plus favorable de la côte, opération qui ne coûta qu’une trentaine de blessés.
L’armée de débarquement comptait 37.000 hommes, une importante artillerie, et un immense matériel, comme s’il devait être impossible de rien se procurer dans le pays.
Le 5 juillet 1830, à midi, le maréchal de Bourmont fit son entrée à Alger, par la porte neuve, au son de la Tyrolienne de Guillaume Tell et de la Marche de Moïse.
Plus tard, vers 1838, commencera le peuplement européen de l’Algérie par des colons. Contrairement à ce que l’on peut penser, ce ne furent pas majoritairement des paysans qui vinrent s’y établir, mais l’émigration fut en grande partie d’origine urbaine.
Les candidats au départ
Localement, en Alsace par exemple, beaucoup de cultivateurs, des familles entières, sont parties, mais aussi beaucoup d’ouvriers divers.
On créa des colonies agricoles, attribuant des terres aux paysans, et les ouvriers trouvèrent du travail dans les villes, et aussi dans les campagnes, tels que les carriers, les terrassiers etc., pour construire les routes et les infrastructures afin d’équiper le pays.
La vie y était dure, et un nombre important végéta, certains même revenant en métropole.
L’émigrant quittant son Alsace natale abandonnait sa maison, sa ferme. Il réalisait tout son avoir, vendait tout son bien pour financer son départ, son voyage, et l’implantation dans sa nouvelle patrie. Il payait ses dettes, s’il en avait, et demandait son passeport.
Adieu la maison à colombages, l’intérieur douillet, la manière de vivre, les amis du "stammtisch", le village...
C’était l’aventure ! Avec tout ce que cela suppose de joies, de peines et de difficultés. Mais aussi de tristesse contenue, malgré tout, de quitter un monde, une civilisation, un environnement qui - même s’il était parfois difficile - avait l’avantage d’être connu.
- Des émigrants alsaciens quittant leur village.
- Des familles partent ! Les charrettes emmènent quelques meubles, les ustensiles de ménage, les instrucments aratoires. Les adieux sont déchirants !
Et pourtant ils partaient... beaucoup !
Par exemple, de 1846 à 1856, des statistiques nous indiquent que 7.597 personnes au moins ont émigré d’Alsace vers l’Algérie. Des couples mariés, souvent avec des enfants, des célibataires aussi.
Un voyage de trois semaines au moins, en diligence, en chaland jusqu’à Châlons-sur-Saône ou par le train. Puis le bateau à vapeur jusqu’à Arles. Encore le chemin de fer jusqu’à Marseille ou Toulon, ports d’embarquement, à pied parfois, mais souvent dans des conditions difficiles, voire précaires.
Une traversée de quatre jours, sur des bateaux peu confortables, et les côtes de l’Afrique du Nord se précisent.
Ensuite... l’installation et l’accoutumance au pays, aux moeurs et aux terribles chaleurs, et le travail pour gagner sa vie et celle de sa famille.
A Eschbourg
Mais à Eschbourg, les habitants ne sont pas attirés par cette aventure. Sans doute se sentaient-ils bien où ils étaient.
Pour tout dire, cela n’intéressa vraiment qu’une seule personne ! Mais patience, nous en parlerons plus loin.
Aux archives départementales, à Strasbourg, on ne trouve que trois documents résumés succinctement ci-dessous :
- Document n°1
Lettre du 8 mai 1841, du Ministre de la Guerre au Préfet du Bas-Rhin, au sujet des demandes qu’il lui a transmises, pour obtenir des autorisations de passage gratuit en Algérie concernant trois individus nommés : JUNG, MUNTZER et VOLTZ.
Le Ministre transmet les autorisations en question pour Muntzer et Voltz, célibataires.
Pour JUNG, il précise que "...sa demande ne peut être accueillie, attendu que la profession de manoeuvre n’est pas assez rétribuée pour qu’une famille aussi nombreuse que la sienne, et dont le chef est seul en état de travailler, trouve des moyens d’existence en Algérie."
- Document n°2
Lettre du 26 juillet 1841, de JUNG, au sous-Préfet de Saverne :
"... ayant fidèlement servi pendant 14 ans la France, dans le 25e de ligne, et voulant aller dans les terres à Alger, c’est ce qui lui a été refusé, attendu qu’il a trois enfants en bas âge."
"... vous prie donc de lui faire réavoir les dites pièces et de les proposer pour l’emploi soit de facteur de la poste aux lettres, soit de cantonnier des routes royales et départementales, soit de garde forestier, et ferez un acte de justice."
(nb : sur le document, "garde forestier" a été souligné au crayon).
- Document n°3
Lettre du 28 novembre 1898, au "sous-Préfet du Bas-Rhin", d’un particulier, qui demande pour lui, sa femme et deux enfants en bas âge, le secours de route pour aller à Toulon, lieu de l’embarquement pour les colons d’Alger.
Il précise qu’il joint à sa demande le permis d’embarquement délivré par le Ministre de la Guerre.
Le document est signé :
- Transcription d’un nom.
- Patronyme écrit ainsi sur le document. Peut-être Dietz.
C’est tout en ce qui concerne Eschbourg.
Etude rapide de ces documents :
Le document n°1 est un courrier provenant du Ministère de la Guerre. C’est là qu’on décidait d’autoriser ou non le départ de l’émigrant. Les préfets confectionnaient les dossiers : la demande manuscrite, le certificat médical, l’acte de notoriété, pour les colons agricoles, précisant les sommes possédées par les candidats, qui devaient s’installer, à part une petite période, à leurs frais, achetant semences et matériel, et construisant leur maison.
La préfecture transmettait tout cela, et le Ministre statuait.
En retour, le pétitionnaire demandait son passeport, et une autorisation de passage gratuit sur l’un des bateaux qui reliaient la France à l’Algérie, "largesse" accordée par le gouvernement pour le voyage.
Mais il restait encore à payer le voyage du lieu de départ jusqu’à l’un des ports d’embarquement, souvent Toulon ou Marseille, voire Sète. Le gouvernement pouvait aussi accorder des "secours de route" pour réduire la dépense, car le transit à travers la France coûtait cher, surtout lorsqu’il s’agissait d’une famille entière.
Pour Jean JUNG, l’autorisation de départ n’est pas accordée, en raison du nombre de personnes composant sa famille, par rapport à sa profession de manoeuvre qui n’est pas "assez rétribuée", présumant ainsi qu’il aurait du mal à nourrir sa femme et ses enfants sur place.
Il voulait donc partir comme ouvrier, et non comme colon agricole. En 1841, on demandait surtout, plus que des colons agricoles, des carriers, des terrassiers, des maçons, des ouvriers d’art, afin de réaliser les grands travaux d’équipement du pays.
Le document n°2 est une lettre de Jean JUNG au sous-Préfet de Saverne, qui avait fait transiter le courrier du Ministre.
On y apprend qu’il avait été militaire durant 14 années. A cette époque, le service militaire durait 7 ans, et Jean JUNG avait dû "rempiler" pour une durée équivalente à la première.
Il avait sûrement mis en exergue cette longue période militaire, se basant sur le fait que cela aiderait sans doute à ce qu’on lui autorisât son départ. Mais le refus est là, pour les motifs que l’on sait.
Déçu sans doute de ne pouvoir partir, mais rappelant qu’il avait "fidèlement servi la France", il demande que son dossier soit utilisé pour l’obtention d’une place de facteur, de cantonnier ou de garde-forestier.
A la préfecture, nous l’avons vu, cette dernière mention fut soulignée. Obtint-il cette place ?
Le document n°3 est beaucoup plus tardif, datant de 1898. Un "particulier", jeune, marié avec deux enfants, ayant obtenu l’autorisation de passage gratuit par bateau, demande le secours de route pour payer le trajet jusqu’à Toulon.
Il semblerait se nommer peut-être Dietz.
Il a aussi des enfants en bas âge, mais la période n’est plus la même, et on ignore aussi à quel titre il veut partir en Algérie. Le départ a-t-il effectivement au lieu ?
Recensements : Les JUNG à Eschbourg
Deux rencensements consultés nous en apprendront sans doute un peu plus sur Jean JUNG.
Recensement de 1836 (extraits) : (les chiffres représentent : maison, individu, ménage)
- 75 - 398 - 93 JUNG Georges Cultivateur 76 ans
- 399 CLAUSS Catherine sa femme 75 ans
- 400 DECKER Chrétien domestique 21 ans
- 401 ROTH Elisabeth servante 27 ans.
Hameau de Kraufthal :
- 4 - 607 - 139 HELD Jacques Journalier 34 ans
- 608 JUNG Christine sa femme 36 ans
- 609 HELD Caroline leur fille 2 ans
- 610 140 JUNG Daniel Journalier 47 ans.
- 7 - 623 - 144 JUNG Georges Tisserand 48 ans
- 624 LEITZ Catherine sa femme 43 ans
- 625 JUNG Georges leur fils 12 ans.
- 11 - 648 - 149 SCHERER Jean Tisserand 50 ans
- 649 JUNG Marguerite sa femme 40 ans
- 650 SCHERER Jean leur fils 16 ans
- 651 SCHERER Michel leur fils 8 ans
- 652 SCHERER Françoise leur fille 13 ans
- 653 SCHERER Madeleine leur fille 5 ans
- 654 SCHERER Catherine leur fille 4 ans
- 655 SCHERER Elisabeth leur fille 2 ans.
- 25 - 751 - 168 BIEBER Pierre Journalier 38 ans
- 752 JUNG Christine sa femme 33 ans
- 753 BIEBER Chrétien leur fils 6 ans
- 754 BIEBER Caroline leur fille 3 ans
- 755 BIEBER Christine leur fille 1 an.
Cette année-là, à Eschbourg :
- Garçons : 283
- Filles : 238
- Hommes mariés : 126
- Femmes mariées : 126
- Veufs : 18
- Veuves : 38
Soit : 427 hommes et 402 femmes = 829 personnes.
Recensement signé du Maire le 12 juin 1836.
Deux chefs de famille au patronyme JUNG, tous deux prénommés Georges. Sans doute père et fils. Un chef de ménage célibataire : JUNG Daniel, vit chez HELD Jacques. Il est sans doute le frère de l’épouse, JUNG Christine.
Une autre JUNG Christine et une JUNG "Marguerithe" sont les épouses de deux autres chefs de ménage.
Ces quelques renseignements ne nous permettent pas d’établir de généalogies précises, mais on peut présumer que les trois Georges JUNG : 76 ans, 48 ans et 12 ans sont liés par des liens familiaux, père, fils et petit-fils.
Jean JUNG ne figure pas à ce rencensement. Cela paraît normal car à cette période il était encore sans doute militaire (il a servi, nous l’avons vu, durant 14 ans).
Etait-il le fils de Georges JUNG "le vieux", le cultivateur de 76 ans ? Cela reste à confirmer par des recherches dans l’état civil de la commune.
Aucun VOLTZ ni MUNTZER n’y figure. Il ne devaient pas résider dans ce village.
Recensement de 1841 (extraits) :
(les chiffres représentent : individu, maison, ménage)
- 162 - 1 - 39 JUNG Jean Journalier Catholique
- 163 HALLER Julie sa femme Réformée calviniste
- 164 JUNG Jean leur fils Catholique
- 165 JUNG Antoine leur fils Catholique
- 166 JUNG Julie leur fille Catholique.
- 566 - 2 - 130 HELD Jacques Journalier Prot. Luthérien
- 567 JUNG Christine Réf. Calviniste
- 568 HELD Caroline Prot. Luthérien
- 569 HELD Christine Prot. Luthérien.
- 570 - 131 JUNG Daniel Journalier Réf. Calviniste
- 571 DURMEYER Madeleine Prot. Luthérien
- 572 JUNG Catherine Prot. Luthérien
- 573 JUNG Madeleine Prot. Luthérien.
- 587 - 134 JUNG Jean-Georges Garde Champêtre Réf. Calvin.
- 588 LEITZ Catherine Elise Prot. Luthérien
- 589 JUNG Georges Prot. Luthérien.
- 614 - 138 JUNG, veuve SCHERER Journalière Catholique
- 615 SCHERER Jean "
- 616 SCHERER Michel "
- 617 SCHERER Françoise "
- 618 SCHERER Madeleine "
- 619 SCHERER Catherine "
- 620 SCHERER Elisabeth "
- 621 SCHERER Anne-Marie "
- 698 - 155 BIEBER Pierre Journalier Prot. Luther.
- 699 JUNG Christine
- 700 BIEBER Chrétien
Cette année-là :
- Garçons : 251
- Filles : 248
- Hommes mariés : 118
- Femmes mariées : 121
- Veufs : 23
- Veuves : 29
Soit : 392 hommes et 398 femmes : 790 personnes.
Recensement signé du Maire le 15 juin 1841.
Jean JUNG figure sur ce recensement.
On apprend les noms de sa femme et de ses trois enfants.
On peut donc supposer que ces trois enfants sont nés entre 1836 et 1841.
Chez les HELD, une seconde fille, Christine, est venue enrichir le foyer.
Chez eux, habite toujours Daniel JUNG, mais marié entre temps avec Madeleine DURMEYER. Ils ont deux enfants.
Georges JUNG le jeune est maintenant dit : Jean-Georges, et de Tisserand il est devenu garde champêtre.
Georges JUNG le vieux et son épouse CLAUSS Catherine ne figurent plus. Probablement décédés.
JUNG Marguerithe est à présent veuve ; un septième enfant est venu.
Chez les BIEBER manquent les deux petites filles. Sont-elles décédées ?
Toujours pas de VOLTZ ni de MUNTZER.
Voilà ce que l’on peut rapidement déduire de la consultation de ces documents d’archives. Bien évidemment, c’est un peu succinct, mais cela donne une idée du village et de quelques uns de ses habitants vers le milieu du 19e siècle.
Ce petit article se voudrait être une base de départ pour des recherches plus approfondies, et sur l’émigration en général, et sur les gens qui y participèrent en Alsace.
Tous renseignements ou commentaires seront les bienvenus.
Nb : Parmi les patronymes cités dans cette étude, peu se retrouvent encore aujourd’hui dans le village :
- BIEBER 7
- "CLAUS" 5
- DECKER 6
- DURMEYER 0
- HALLER 0
- HELD 0
- JUNG 1
- LEITZ 0
- MUNTZER 0
- ROTH 0
- SCHERER 0
- VOLTZ 0
- (d’après l’annuaire France Telecom 2006)
Les JUNG qui restant à Eschbourg sont-ils descendants de Jean JUNG, qui passa 14 années aux armées (il faudrait tenter de reconstituer ses campagnes), demanda à émigrer en Algérie, et, devant un refus, voulut se "reconvertir" comme facteur, cantonnier ou garde forestier ?
Sources :
- ADBR série III M - Emigration.
- ADBR VII M 362 - Recensements.
- Bibl. Ecole des Chartes,1848-1849, 2e série, t.5.
- "L’Alsace.Le pays et ses habitants". Ch. Grad, Hachette, 1906.
- Recherches personnelles.