« Ce jourd’hui premier avril dix huit cent trente, à une heure du soir, étant à la mer,
Nous Moras Louis Auguste Gaspard, commis d’administration de la marine, embarqué sur le vaisseau Le Nestor commandé par Mr Latreyte, Capitaine de Vaisseau, remplissant à bord les fonctions d’officier de l’état civil ; en présence de Mr Legrandais Pierre Marie François, Lieutenant de Vaisseau chargé du détail, âgé de quarante un ans, domicilié avant son embarquement à Brest ; et de Mr Barbolin Benoît, Lieutenant de Vaisseau âgé de trente sept ans, domicilié avant son embarquement à Rochefort ;
Déclarons et attestons après avoir constaté l’identité du cadavre que Clémençon Jean, Grenadier au 1er Bataillon du 3e Régiment d’Infanterie de Ligne, né aux Roches, Isère, inscrit sur le rôle d’équipage N° 349 et sur la matricule du corps sous le N°4950 Passager à Bord du Nestor, est décédé à bord aujourd’hui à onze heures et demie du matin.
En foi de quoi, nous avons dressé à la suite du rôle d’équipage le présent acte qui a été signé par nous et les témoins susdits. Signés Moras, Legrandais et Barbolin.
Certifié conforme à l’expédition qui nous a été adressée par Mr le Préfet le 29 avril présente année. Le Maire des Roches, Marchand Jeune »
En marge de cet acte, il est inscrit « N° 9 Clémençon Jean, célib(atai)re ».
Spontanément, la date de cet acte et le fait que le vaisseau où le Grenadier Clémençon est décédé soit "à la mer", me font penser à la conquête de l’Algérie.
Mon intuition est-elle la bonne ?
- Le Nestor voguait-il alors sur la Méditerranée avec des troupes à son bord ?
- Peut-on retrouver le rôle d’équipage de ce vaisseau ? Mr Moras précise avoir dressé l’acte "à la suite du rôle d’équipage".
- Des archives existent-elles ? Des décès de Grenadiers, de la même région ou du même régiment que Jean Clémençon, peuvent être inscrits sur ce rôle.
- Sur les listes de membres d’équipage du Vaisseau Le Nestor peut-on retrouver le Capitaine de Vaisseau Dutreyte, Mrs Legrandais et Barbotin Lieutenants de Vaisseaux ?
- Et tant d’autres questions…
Jean Yves Le Lan, rédacteur du Magazine-web, passionné d’histoire et en particulier de celle de la Marine, va m’éclairer :
- Le Nestor est un vaisseau appartenant à l’état. Il a été construit en 1809 à Brest, lancé en 1810 et a été retiré du service en 1849 [1].Il a effectivement participé à l’expédition d’Alger en 1830.
- Pour cette période les archives sont conservées au Service historique de la Défense (S.H.D) dans les différents centres. Pour Le Nestor, c’est à Toulon.
Dans l’inventaire des « rôles d’équipage des unités de l’État conservés dans les archives de la Marine » existe une cote pour l’année 1830 pour Le Nestor [2] et bien d’autres rôles pour ce vaisseau pour les années suivantes.
- Le fait que ces documents soient dans les archives à Toulon tend à émettre l’hypothèse que le port d’attache était Toulon. Il est dénommé transport dans le répertoire du SHD et non vaisseau.
- Il se peut effectivement qu’il y ait eu d’autres décès inscrits sur le rôle.
- Sur les rôles d’équipages, tous les membres d’équipage et les passagers sont inscrits Sur celui du vaisseau Le Nestor nous devrions donc pouvoir retrouver le Capitaine de Vaisseau Latreyte, Mrs Legrandais et Barbotin Lieutenants de Vaisseaux [3].
L’expédition d’Alger
La mort de Jean Clemençon à bord du Nestor se passe en fait pendant les préparatifs de l’expédition d’Alger. [4].
De larges extraits de L’Algérie ancienne et moderne par Léon Galibert nous permettent de resituer les faits : [5]
"L’expédition était donc définitivement résolue ; rien ne pouvait plus l’arrêter. Les préparatifs de guerre se poursuivirent avec ardeur ; l’armée de terre fut rapidement organisée, et, dans tous les ports du royaume, la tâche des ouvriers fut doublée, ainsi que leur salaire. Le succès du plan arrêté par le ministère dépendait principalement du zèle que la marine allait déployer. La saison était avancée ; il ne fallait pas perdre un moment pour se trouver en mesure de saisir l’instant favorable et les vents propices.../...
Le 9 février 1830, Toulon, Brest, Rochefort, Cherbourg, Bayonne et Lorient reçurent l’ordre d’armer immédiatement des vaisseaux : 24 frégates, 7 corvettes, 27 bricks, 7 corvettes de charge, 9 gabares, 8 bombardes, 7 bateaux à vapeur, 2 goélettes, 1 transport, 1 balancelle ; en tout 104 bâtiments de guerre.
Cette formidable escadre devait jeter 40 000 hommes sur la côte d’Alger. Partout on mit le plus vif empressement à seconder les intentions du gouvernement : la plupart des bâtiments désignés se trouvaient encore sous leurs toitures le 10 février, et le dernier que devait armer le port de Toulon était en rade le 14 mai suivant.
En même temps, des officiers de la marine militaire, commissionnés à cet effet, affrétaient à Marseille, en Catalogne, en Italie, des navires de commerce destinés à transporter l’immense matériel de l’armée.
« Seize régiments d’infanterie de ligne et deux régiments d’infanterie légère devaient composer la force principale de l’armée expéditionnaire. On décida que ces corps auraient deux bataillons, comptant chacun sept cent cinquante hommes, sous-officiers et soldats.
L’organisation de ces bataillons à un tel effectif présentait de graves difficultés : les corps avaient été considérablement affaiblis dès le commencement de l’année par le départ d’un grand nombre de soldats, envoyés dans leurs foyers avec des congés d’un an ; aussi doutait-on généralement qu’il fût possible de réunir, avant la fin de mai, des forces suffisantes pour l’expédition.
- Première division de l’armée d’expédition
C’était ne pas rendre justice au caractère français. Le signal d’une guerre aventureuse avait réveillé une ardeur qui semblait s’être éteinte au milieu de la paix. La mer à franchir, des Turcs à combattre, des esclaves chrétiens à délivrer, c’en était assez pour enflammer l’imagination de nos jeunes soldats ; tous quittaient avec joie le foyer paternel ; les malades seuls ne répondirent pas à l’appel.
Un grand nombre de militaires qui avaient atteint le terme de leur service contractaient de nouveaux engagements ; les sous-officiers renonçaient à leurs galons pour être incorporés dans les bataillons de guerre ; et on vit des officiers de tout grade solliciter la faveur de faire la campagne à leurs frais ».
« Avant la fin de mars, plusieurs des régiments d’infanterie qui devaient faire partie de l’expédition avaient quitté leurs garnisons et se dirigeaient vers la Provence.
Partout nos soldats furent accueillis avec une touchante cordialité ; ils ne recevaient point encore les vivres de campagne, l’hospitalité provençale y suppléa en leur faisant gratis des distributions de vin.
En effet, les habitants des contrées méridionales de la France voyaient avec un vif intérêt ces préparatifs : les uns, poussés par l’exaltation religieuse, les autres par la haine contre les Barbaresques, haine qu’avaient ranimée les entraves que le commerce éprouvait depuis trois ans.
Ils pensaient qu’un établissement français sur le littoral algérien leur offrirait de précieux avantages. La perte de l’Égypte, celle des concessions africaines, avaient causé de grandes perturbations dans les fortunes ; le moment de les réparer leur paraissait venu : jamais les ports de la Provence n’avaient vu se déployer un appareil plus imposant ! »
Composition de la flotte
« Le nombre des bâtiments de l’État s’élevait à 103 ; ils portaient ensemble 2,968 bouches à feu. 350 navires du commerce, destinés au transport du matériel et des vivres, avaient été affrétés par le gouvernement, ainsi que 130 petits bateaux catalans et génois. 55 chalands, et 30 bateaux plats.
Le munitionnaire général, M. Sellières, avait en outre affrété pour son compte 100 navires de commerce.
En sorte que le total des bâtiments employés à l’expédition était de 768 ; et le nombre d’hommes transportés s’élevait, y compris l’armée d’expédition, à 70 450.
Voici l’énumération des bâtiments de l’état avec le nom des capitaines qui les commandaient… »
Suivent plusieurs tableaux dont :
Vaisseaux armés en flûte :
On dit d’un navire (généralement d’une frégate ou un vaisseau d’un rang inférieur au 64 canons) qu’il est armé en flûte quand son pont de batterie principal (ou inférieur, dans le cas d’un vaisseau) est dégagé de tout ou partie de son artillerie pour transporter des troupes ou du matériel. |
- Le Duquesne, Basoche, cap. de vaisseau.
- L’Algésiras, Ponée, id.
- La Ville de Marseille, Robert, id.
- Le Scipion, Émeric, id.
- Le Nestor, Latreyte, cap. de vaisseau.
- Le Marengo, Duplessis-Parscau, id.
- Le Superbe, Cuvillier, id.
- La Couronne, de Rossy
Peut-on en savoir plus sur le Grenadier Jean Clemençon ?
À défaut d’avoir son âge au décès, la seule recherche possible est de « dénicher » sa naissance aux Roches de Condrieu entre 1790 et 1810 (Entre 20 et 40 ans en 1830 !)
Malheureusement, il est difficile de choisir entre les 5 Jean Clemençon qui naissent durant cette période :
- 13 frimaire An II (3 décembre 1793)
- 11 pluviôse An IV (31 janvier 1796)
- 5 vendémiaire An VII (26 septembre 1798)
- 23 floréal An VII (12 mai 1799)
- 14 pluviôse An X (3 février 1802)
Une chose de sûre : Jean ne connaitra jamais la plage de Sidi-Ferruch.
« Bouychou était grand, solidement membré et lourd, avec une gueule de bucheron aux yeux jaunes. L’appétit de Bouychou effrayait Passebois. Passebois, que savait-il de Bouychou et Bouychou de lui ? Presque rien, sinon qu’ils étaient tous les deux de la race des violents, Bouychou dans la force et lui dans la douceur et dans la ruse, que lui se trouvait là parce qu’il avait tiré un mauvais numéro, et Bouychou, plus âgé que lui de presque dix ans, parce que la misère l’avait conduit jusqu’aux tréteaux d’un sergent recruteur, un jour ou il était soûl. « J’ai signé », avait dit Bouychou pour s’excuser. Il appelait signer tracer une croix sur un papier, d’une main qui tremblotait avec une plume d’oie parce qu’elle était habituée à empoigner des troncs d’arbres… Dieu savait pourtant s’il en avait eu marre, de la vie qu’il menait là-bas, au point de tout quitter, brusquement, dans le mouvement qui l’avait emporté quand le recruteur était passé. La prime, le gouvernement aurait pu en faire l’économie. Il n’en avait pas besoin pour tout planter là… Il avait menti sur son âge : il avait déclaré vingt-six ans alors qu’il en avait trois de plus et personne n’avait réclamé d’état civil. On s’en foutait. On embarquait tout zigue bien charpenté qui signait, même d’une croix… Profession : débardeur. Condition : célibataire, avait-il osé dire avec quatre enfants. Instruction : néant. Religion : catholique. Il avait regretté ce coup de tête. Quelquefois, dans les marches qui n’en finissaient pas, l’envie le prenait de jeter son barda, de se coucher sur le sol et de n’en plus bouger, ou bien de disparaître à l’étape. Dieu sait qu’il avait bouffé des lieues depuis son enfance, Antoine Bouychou, dit Marjol, dit La Couicque ; mais un bâton à la main et un balluchon sur le dos, et pas avec cette charge de mulet, ces douze, quinze ou vingt kilos qui sciaient les épaules, étouffaient, faisaient plier l’échine, écrasaient la tête, et sans le carcan de cette redingote mouillée qui serrait le col agrafé trop juste, ni ce pantalon mal taillé qui déchirait l’entrecuisse. Ni ces croquenots qui blessaient au point que, pendant deux ans, malgré tous les onguents et tous les philopodes [6] dont on les enduisait, ses pieds entourés de chiffons n’avaient été que plaies jusqu’à ce qu’ils devinssent des extrémités qui n’avaient pour ainsi dire plus de nom, pattes d’on ne savait quel animal, tordues, couturées, cassées, amputées, avec des griffes dans tous les sens et une corne sous la plante, qu’à présent il montrait aux jeunes avec orgueil, comme des rats qu’on a habitués à vivre dans sa musette. Souvent il s’était dit que tout était préférable à cette condition - de soldat appartenant à une arme que par dérision on appelait la reine des batailles. Et puis il réfléchissait, l’Antoine. « Si je me carapate, pensait-il, on me retrouvera, on me fusillera et on foutra mon cadavre dans un trou, honteusement » ... Quand on avait demandé des volontaires pour l’expédition d’Alger, il avait levé la main. Il ne lui restait plus que neuf mois, six peut-être, avant sa libération, et l’heure était venue de finir en beauté, avec un galon, une médaille ou quelque chose comme ça, ou même, dans le cas où il n’en rapporterait rien, avec une aventure qui récompenserait de tout, puisqu’on parlait d’un trésor du dey, de palais, de harems, de narguilés et de chameaux. Là, il plissait ses yeux jaunes. Qui sait, qui sait ? Le reste, l’honneur du roi, la Chrétienté bafouée, les esclaves à délivrer... Passebois avait presque dix ans de moins que lui. Un enfant, dont la voix même n’était pas faite. Il venait du 3e régiment de ligne de la première division commandée par le baron Berthezène : un régiment du Midi, avec des gens de l’Aveyron, du Lot du Gard et de l’Hérault, de l’Ariège et de la Garonne, de l’Ardèche et du Vaucluse ; et lui Passebois Adolphe, de la Lozère, balayée par les vents à longueur d’année, d’où il était parti à son heure, bien qu’avec du retard, parce que les gendarmes ne visitaient pas souvent son pays… Il ne parlait jamais de sa famille et on ne savait même pas s’il avait gardé le souvenir d’une fille. Il n’allait jamais à la messe, sauf si le bataillon était désigné pour y rendre les honneurs, et personne n’aurait pu deviner s’il était catholique ou parpaillot… Sec, noueux, plutôt petit, le cheveu dru, il supportait les fatigues et les intempéries comme un rocher lisse, et possédait l’art de se faufiler, avec un coup d’œil agile, au milieu des jours, tel un orphelin. Une sorte de tendresse le rapprochait de Bouychou qu’il traitait avec un peu d’ironie. Il fallait des béliers. Bizarrement, alors qu’il n’aurait jamais osé le lui avouer, il se sentait un peu le berger de Bouychou » (Extrait de Jules Roy "Les chevaux du soleil") |