Du 8 au 10 janvier 1916, étant à Noisy-le-Sec, Félix bénéficie d’une autre permission, mais bien courte dans cette guerre qui commence à s’éterniser et fauche en pleine jeunesse la plupart de nos paysans. Mais, le retour s’effectue sur le front et il rejoint Brienne-le-Chateau (Aube), où il réalise avec ses hommes, du 10 janvier au 21 février 1916, des buttes de protection pour le stockage des munitions, mais également des quais en bout démontables en armatures métalliques ainsi que la construction de hangars d’artillerie.
Courant 1916, la compagnie de génie des chemins de fer des armées à laquelle il est affecté avait réalisé 88 000 m3 de terrassement à Fère-en-Tardenoy et 222 000 m3 à Is-sur-Tille et posé plus de 1 000 tonnes de matériel de voies ferrées.
Levant le camp de Brienne-le-Chateau, Félix avait des douleurs et faisait partie des éclopés, ils étaient tous éreintés de ce travail hivernal assez dur et ils n’étaient pas toujours à l’arrière comme certains le pensent. Pourtant, il y avait les planqués, selon le terme cher aux militaires contingentés. Le 23 février 1916, mon grand-père arrive à la ferme des Popey, au plus près de Bar-le-Duc. Là, il coucha dans un grand lit de milieu avec son fourrier, Émile Poullard. Cette nuit-là et le jour suivant, il neigea et un vent froid leur cinglait le visage durant leur journée de labeur. Le vent n’épargnait pas les sapeurs ni les biffins, ni les artilleurs, dont environ un quart au front avait les pieds gelés, au vrai sens du terme.
Les sapeurs devaient débarquer du matériel à Heippes (Meuse), et Dieu sait que le fer est froid quand il gèle. Félix avait remarqué un bâtiment de l’autre côté de la route qui aurait pu faire son affaire pour y loger son équipe. Mais, un sous-lieutenant au fort accent méditerranéen, qu’il identifia comme étant corse, lui ravit cette idée. Il raconte : « Le bâtiment était fermé, il neigeait, nous avions froid et nous avions du mal à nous réchauffer. De plus, nous n’avions pas de quoi abriter nos matériels, et, dans la pénombre, nous ne distinguions pas ce qu’il pouvait y avoir à l’intérieur ! » Le sous-lieutenant corse s’adressa au propriétaire du bâtiment avant lui et s’expliqua ainsi : « Môssieu, je possède 10 000 fusils que je doa métre à l’abli ! », c’était un officier du Matériel qui montait des armes neuves pour quatre où cinq régiments de réserve qui, fraîchement mobilisés, devaient arriver. Le propriétaire qui était éleveur répondit : « mon pov’ ti gars j’ai cinquante moutons lad’dans, y vont crever si j’les mets dehors ! » « Allons môssieu, je vous signalerai comme ayant rendu un grand service à la patrie ! » Lui dit le sous-lieutenant qui tape des pieds pour se réchauffer. Et le paysan consentit à prêter sa grange pour les fusils. « Quel gâchis pour mes hommes ! » pensait Félix ! Toutefois, après avoir sillonné la zone, Félix trouva un endroit et ses sapeurs purent dormir dans une grange ouverte certes, mais dans une paille bien sèche et bien chaude.
Ce soir-là, les roulantes étant bloquées, les soldats se débrouillèrent pour remplir leur ventre tant bien que mal. Dans ce cas, il y a toujours le débrouillard né et celui qui n’a rien à se mettre sous la dent et qui préfère aller au lit vite fait pour tout oublier jusqu’au lendemain matin.
La guerre jetait sur la route des réfugiés de Verdun et de ses environs. Au passage au plus près des Armées, plus précisément des cantinières, il n’était pas rare qu’une famille puisse se voir offrir un bouillon, cher au général Pétain pour garder chaud le ventre de ses combattants.
Selon Félix, contrairement à Nivelle, qui apparaissait comme un homme dur, Pétain semblait près de ses hommes, rigoureux certes, mais peu distant et sachant écouter ses subordonnés.
La nuit du 24 février 1916, André Caillet, camarade de Félix, fit connaissance du dénommé Bazin qui avait trouvé à se loger et de quoi se réchauffer le ventre. C’était chez madame Chèque, dont l’habitation était située à côté de la gare et à deux pas d’un dépôt de munitions, où étaient stockés grenades, cartouches à fusils, TNT, obus d’artillerie, torpilles d’avions, etc. Madame Chèque était une personne déjà âgée et elle était malade. Toutefois, dans sa grande bonté, elle avait accueilli le fameux Bazin qui dormait sous l’escalier de l’humble demeure et couvait une sacoche en cuir qui ne le quittait jamais. Le soir, il partait en camion au fort de Souilly où il chargeait ses lots d’explosif.
- Félix Duperoux au centre
Félix, qui n’est pas à Verdun, à ce moment écrit : « grâce à la tactique du Général Pétain, l’offensive menée par les Allemands durant cinq mois sur Verdun et ses environs est un échec ; ce qui encourage, le général Nivelle qui succède à Pétain à la tête de la IIe Armée à lancer une contre-offensive qui nous a permis de reprendre les forts de Vaux et de Douaumont aux Allemands », et d’ajouter que « les soldats allemands sont quand même des diables de bonhommes et de sacrés combattants ! »
Rappelons qu’en 1915, les Allemands se sont essentiellement défendus en Artois (mai-juin) et en Champagne (septembre-octobre). Leurs succès en Serbie et en Russie ne leur ont cependant pas permis la victoire et ils s’inquiètent de l’accroissement de renfort en hommes et matériels de leurs adversaires, jour après jour, semaine, après semaine. Toutefois, Guillaume II et les politiciens allemands veulent impressionner l’opinion mondiale. Mais en 1916, la population allemande qui commence à être rationnée, finit par douter de la victoire de ses Armées et le Kaiser ne bénéficie plus de l’aura acquise par son père Guillaume 1er à la suite du traité de Versailles de 1871. Par ailleurs, les insuccès du Kronprinz en Argonne et ses lourdes pertes ont sérieusement atténué son prestige au sein même de son armée. Aussi, pour rehausser l’image de marque de la dynastie prussienne, le commandement allemand va choisir comme objectif principal Verdun, ville-symbole de la résistance des siècles et de 1870. Par ailleurs, pour l’état-major allemand prendre Verdun, c’est menacer toute l’aile droite française.
Dans la cuisine de Madame Chéque, se trouve une infime partie de l’aile gauche de l’Armée française. En effet, les soldats de Félix qui ignoraient tout de l’offensive qui se préparait avaient mis de la paille par terre pour y dormir. Il y avait un biffin nommé Chabrol qui ronflait à réveiller toute la compagnie d’infanterie qui partageait ce lieu. Sa compagnie était chargée d’assurer la protection des ouvrages stratégiques que construisaient les régiments de Génie et les voies de communication, routières et ferroviaires, que réalisaient les compagnies de Génie du chemin de fer et des axes (le terme « axes » n’est peut-être pas le bon).
Fin février 1916, le sapeur Barbeau, un secrétaire, arriva dans la chambre où dormait Félix et se mit à le chiner en disant : « Le postulant adjudant là-dedans ! Va parler au piston »... Félix lui répondit : « je suis malade, je ne marche pas ! » Barbeau lui dit : « et bien si tu ne marches pas, va voir Bazin, il va à Souilly (première ligne derrière Verdun) demain matin et passe par là où tu vas chaque jour à pied avec ton équipe ! »... « Va le voir toi Bazin ! » répliqua Félix. Il est vrai que chaque jour le munitionnaire empruntait la voie sacrée ; chemin que Félix faisait à pied avec ses hommes. Barbeau revint de la chambre de Bazin et lança : « Ça y est Dupéroux, j’ai arrangé le départ de tout ton petit monde ! » Le munitionnaire sortant de sous son escalier s’écria en direction de Félix : « T’es plutôt fier toi le Dupéroux, qu’est-ce que ça t’coûte de m’demander ? » Félix ne répondit point et Bazin lui dit : « C’est O.K. toi et tes hommes je vous embarque ! »
Le jour suivant, un adjudant nommé Guillaume arriva de la B/15, il venait d’être affecté à la compagnie. Un dénommé Bodin (homonyme du capitaine commandant la compagnie) lui avait dit que Dupéroux avait dit « on se passerait bien de ça à la compagnie ». Il l’avait dit certes, mais il n’avait pas chargé l’intéressé de le claironner sous tous les toits.
En mars 1916, au moment de la grande offensive de Verdun, Félix se trouve à Heippes ; il pense que tous ont confiance au nouveau chef qui vient de prendre le commandement, le général Philippe Pétain. Un matin de mars 1916, alors qu’il montait au signal de Heippes, Félix assista impuissant à un bombardement aérien ; un avion allemand lâcha ses bombes sur le petit village de Dugny, dans la Meuse, il y eut ce jour-là plus de cent tués. Du signal d’Heippes, il put voir l’agitation qui régnait dans le village et les explosions. Il courut prévenir la compagnie afin de faire le maximum pour secourir les malheureux villageois, et là on lui demanda de retourner à son poste que les infirmiers étaient déjà prévenus et s’y rendraient au plus vite. Pour ce village il écrit dans ses mémoires : " Les pauvres gens, pour eux c’est l’apocalypse, quelle mort soudaine et cruelle, je vois monter dans le ciel d’épaisses gerbes fumantes où se trouve mêlés la terre, la brique, le feu, la chair et le sang ! "