Au fil des siècles les générations de paysans qui se sont succédé à Douzat [1] avaient découvert la vraie loi de la vie : il faut savoir donner du temps au temps et, en conséquence, il est urgent d’attendre…
On savait que la nature ne se viole pas impunément ; on savait donc attendre que la nature fasse naturellement les choses et cela commençait par le commencement : la naissance. On savait que la grossesse durait neuf mois et on attendait patiemment et avec philosophie pour en jauger le résultat.
Alors forcément il y avait parfois des surprises : de temps à autre il arrivait que l’accouchement se mette à bégayer et, le travail à peine terminé, on bissait pour une deuxième séance inattendue.
L’arrivée inopinée du nouveau citoyen non prévu posait alors un problème délicat : pendant des mois on avait mûrement réfléchi à un prénom mâle et, au cas où … , un prénom femelle ; mais on n’avait pas envisagé du tout le bissage de l’opération… Il fallait donc improviser.
Douzat, c’est pays tout petit [2] et la gémellité y était étonnamment rare [3] ; pourtant les douzatois ont magistralement surmonté ce double handicap : avec seulement sept couples de bessons en 122 ans entre 1801 et 1922, ils ont exploité avec génie toutes les potentialités du choix des prénoms.
Les recettes classiques…
1- La plus évidente fut utilisé trois fois ; elle consista à considérer les deux naissances comme deux entités indépendantes : c’est ainsi que les petits BÉCOT devinrent Pierre et François en 1832, que les petits PAILLOU furent prénommés Marie et Pierre en 1842 et les petits DAVID baptisés Marie et Léon en 1862.
2- La seconde recette, un peu plus élaborée, fut utilisée pour un duo de filles : elle consista à changer en a le e terminal du prénom initialement prévu. C’est ainsi qu’en 1876 les petites CHABOT devinrent Marie Zéline et Marie Zélina.
3- La troisième fut appliquée au couple mixte restant : par chance le prénom prévu se déclinant dans les deux versions masculine et féminine, il n’y eu aucun obstacle à l’attribuer aux deux enfants ; c’est ainsi qu’en 1913 les parents des petits RODRIGUE ont eu à cœur d’en faire Yves et Yvette.
Tout fouineur d’archives a moult fois rencontré ces procédés classiques de dénomination des jumeaux au cours de ses errances et vagabondages.
Il existe un quatrième grand classique que le faible effectif de bessons à Douzat nous a épargné : l’attribution de bi-prénoms de couples célèbres type Roméo et Juliette… [4]
Mais Douzat, en dépit de sa très faible collection de grossesses multiples, a su faire preuve d’une imagination bien plus débordante : qu’on en juge …
Les trois recettes originales de Douzat…
1- Où un plus un égale un :
Le principe de la première est déroutant de simplicité : puisque le prénom était dûment programmé, on s’en tient au choix initial et on affuble les deux gamins de cet unique viatique … C’est la mésaventure qui arriva aux bessons MARQUAIS le 19/9/1814, lesquels furent donc répertoriés Jean et Jean !
Conséquence inéluctable de cette décision, les deux actes de naissance auraient été rigoureusement identiques : même date de naissance, même parents, même prénom…
Le maire François Joumier vit là l’occasion de faire des économies : il enregistra les deux petiots en rédigeant un seul et unique acte ( N°10 ) … Le registre d’état-civil de Douzat en 1814 présente donc une étonnante et inédite anomalie : douze naissances transcrites, mais seulement sur onze acte officiels !
La présence dans un village minuscule de deux quasi-clones porteur de la même identité n’est évidemment guère confortable car il y a en effet grand risque que la question « c’est Jean, oui, mais lequel ? » devienne une préoccupation obsédante des habitants. Ainsi quand viendra le temps des amours, les demoiselles vivront l’angoissante incertitude : Jean m’a embrassé, mais c’était lequel ? Et était-ce bien le même que la fois précédente ?…
Nous avons cherché dans les registres le devenir de nos deux homo (préno) nymes.
En fait le problème ne se posa pas car le Janus à deux faces fut très éphémère : l’un des deux Jean jeta l’éponge au tout début en décédant le jour même de sa naissance ( acte N° 11)… Nous avons retrouvé son frère dans le recensement de 1846, marié, père d’un petit Jean de 4 ans et cohabitant avec ses parents.
Cette mort très précoce a donc fait imploser la problématique qu’aurait engendrée ce choix de prénoms si singulier ; nous ne saurons donc rien des conséquences psychologiques qu’il aurait pu provoquer ; de toute façon Freud n’était pas encore né…
2- Où un plus un font presque un :
Faute d’un effectif suffisant de grossesses multiples, une autre recette fort astucieuse resta à l’état d’ébauche, mais elle fut pourtant expérimentée à Douzat sur deux sœurs non jumelles :
En 1842, Marie MARQUAIS, l’épouse de Pierre GRAZILIER, donna naissance à une petite fille qu’elle prénomma Marie ; elle en fut si ravie que lorsqu’elle accoucha d’une seconde petite fille le 5/3/1844, elle lui attribua le même prénom Marie.
Toutefois, consciente des difficultés à venir, elle trouva la solution pour les différencier : c’est ainsi que la seconde Marie devint Marie Seconde [5] pour l’état-civil !
3- Où un plus un font zéro :
L’ultime recette est la plus remarquable car elle va à l’encontre des us, coutumes et règlements les mieux établis : le 6/8/1817 les actes de naissance des jumelles PELON ( N° 15 et 16 de 1817 ) - filles de Jean PELON et Jeanne PERDRAUX - ne comportent en guise de prénom que… trois points de suspension !!!
La première difficulté soulevée par ce cas unique est d’ordre linguistique : pas de nom, ça existe : ça se dit anonyme dans le dictionnaire, mais pas de prénom, il n’y a aucun mot pour ça ! [6]
À l’évidence cette étonnante particularité ( que faute de mieux nous nous résoudrons à nommer anonymat) pose un problème existentiel majeur : l’absence de prénom serait un handicap social insurmontable…Ont-elles été prénommées ultérieurement ?
Notre insatiable curiosité nous a imposé de retrouver le devenir des deux filles ; nous nous sommes donc plongés dans les tables décennales à la recherche de leurs éventuels mariages ultérieurs.
De prime abord le résultat dépassa nos espérances : deux filles de Jean PELON et Jeanne PERDRAUX se sont bien mariées en 1840 et 1844 et … elles se prénommaient toutes les deux Marie !!! [7]
Hélas, nous déchantâmes car ces deux mariées étaient nées en 1818 et 1821 ; il ne s’agissait donc pas de nos deux anonymes nées en 1817, mais seulement de leurs deux sœurs puinées dont il faut toutefois souligner qu’elles étaient étonnamment porteuses du même prénom.
Exit les mariages ! Il nous restait les décès…
Nous avons trouvé les deux actes à la date du 7/8/1817, donc dès le lendemain de leur venue au monde.
Bien que portant les numéros d’ordre 17 et 18 immédiatement consécutifs de ceux de leur naissance, ils avaient échappées à notre sagacité parce qu’ils n’étaient pas transcrits sur la même page …
Les gamines n’avaient donc vécu que deux heures !!! Nées anonymes, elles sont décédées anonymes avec les mêmes points de suspension en guise de prénom.
Mais deux énigmes perdurent :
1- Pourquoi n’ayant vécu que deux heures, leurs actes de naissance et de décès sont datés respectivement des 6 et 7 août … ???
2- L’intermède révolutionnaire était terminé depuis belle lurette et Douzat, village catholique, avait retrouvé ses traditions religieuses et en particulier la préoccupation majeure du baptême en urgence ou à défaut de l’ondoiement des nouveaux nés à l’avenir douteux [8].
Bien que très brève, la courte vie des petites PELON laissait pourtant largement l’opportunité de procéder à leur intronisation dans la communauté paroissiale ; mais comment envisager que leurs baptêmes ou ondoiements se soient faits sans qu’il y ait eu l’attribution de prénoms ?
Douzat, c’est pays petit, petit, tout petit… ; pourtant ses registres d’état-civil rapportent des événements tout à fait extraordinaires.
Nous venons de vous conter quelques facéties trouvées au fil de ses pages ; mais ce ne sont pas les seules perles que nous y avons dénichées ; nous vous les dévoilerons dans de prochains articles.