Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritageQue nous ont laissé nos parents :Un trésor est caché dedans.Jean de La Fontaine – Le laboureur et ses enfants, 1668.
Comment Claude le laboureur a-t-il pu y travailler et nourrir des tablées d’au moins vingt écuelles au plus fort des années noires ? On ne le saura vraisemblablement jamais. Du moins, sans grand risque de se tromper, la réponse est peut-être à chercher du côté de la riche personnalité de Claude faite d’une bonne dose d’intelligence, d’une tonne d’énergie laborieuse, et de quelques grains de folie aussi car il en faut toujours pour mener loin une aventure humaine.
Non content d’être doté d’une longévité rare à l’époque, soixante-douze ans, c’est-à-dire d’une excellente santé, l’homme a eu successivement trois épouses et au total pas moins de douze enfants. Mieux encore, après avoir porté en terre ses deux premières femmes, mortes relativement jeunes, le voilà à cinquante ans encore suffisamment fringant pour épouser une jeunette de dix-huit ans.
Et quelle femme ! Elle va donner à Claude six enfants. à la naissance de Jeanne la petite dernière, Claude a soixante-six ans. Sacré bonhomme !
Même si à l’époque riche laboureur était un pléonasme, peut-on dire pour autant que Claude fut vraiment riche au sens comptable du terme ? Je ne le crois pas. Il n’est même pas certain qu’il ait jamais payé des impôts sauf peut-être sur la fin de sa vie quand il était devenu propriétaire de quelques terres.
En revanche, son beau-frère Nicolas Arnoult, laboureur comme lui, figure en clair sur le rôle d’imposition de Domptaille. Quoi qu’il en soit, Claude s’est donné les moyens d’assumer la charge d’une grande maisonnée et de mener jusqu’à l’âge adulte les trois quarts de ses enfants. Encore une performance remarquable si l’on s’en rapporte à l’époque – plus de la moitié des enfants mouraient en bas âge – et aux difficultés liées aux guerres, selon la terminologie consacrée. Un petit problème tout de même, Claude ne savait ni lire, ni écrire.
Et il n’est pas certain qu’il ait laissé à ses enfants le temps nécessaire pour fréquenter l’école du curé. Il n’y avait jamais assez de bras pour les travaux des champs et pour les multiples tâches quotidiennes auxquelles les paysans de tous les temps sont astreints du matin au soir.
Jeanne, la troisième épouse
Jeanne, la toute jeune fille qu’il est allé chercher dans un village voisin quelques mois à peine après le décès de Nicolle, est vraisemblablement l’une des clés de sa réussite. Une vraie lorraine débordant d’énergie avec, à n’en pas douter, un tempérament de maîtresse femme apte à faire face avec beaucoup d’intelligence aux situations difficiles. Recevoir en présent dans sa corbeille de noces quatre enfants sur les cinq encore en vie des précédents mariages n’était pas le moindre défi. Et bien sûr, constamment enceinte, cultivant carottes, patates, choux et navets, s’occupant de la basse-cour et du cochon pour nourrir la famille, accueillant sous son toit père vieillissant et frère célibataire, plus valets et autres domestiques de la ferme.
Elle a assuré, dirions nous dans le langage d’aujourd’hui. Y compris le jour où elle a vu le fils aîné, Pierre, installer sa jeune épouse dans la maison de son père.
C’était l’usage, elle n’y pouvait rien, sinon faire bonne figure pour accueillir la jeune bru ayant pratiquement le même âge qu’elle. Les choses sont devenues en revanche plus difficiles lorsque belle-mère et belle-fille se sont retrouvées en train d’accoucher presqu’en même temps à la cadence que l’on devine. La bru mit au monde douze enfants ! La maison était alors envahie de bébés et de petits qu’il fallait tous les jours nourrir, laver, soigner, et parfois aussi enfermer dans un linceul. à la naissance de la petite Jeanne en avril 1699, la maisonnée comptait au total huit enfants de moins de huit ans ; qui dit mieux ? Et, en prime, la maladie de son père installé chez elle depuis la mort de sa mère.
Pendant ce temps-là, apparemment les choses allaient plutôt bien pour Claude, même si le retour des envahisseurs était une menace permanente. Le travail ne manquait pas. Pierre et Joseph, les deux aînés étaient de solides gaillards aptes à seconder parfaitement leur père. C’est dans ce contexte qu’apparaît un personnage, pas banal lui non plus, dont l’influence auprès de Claude et de sa famille mérite d’être soulignée.
Le curé de la paroisse
Nicolas Gérard, respectable chanoine du chapitre de la collégiale d’Haussonville, était en même temps le curé de la paroisse de Domptaille dépendant elle aussi de la baronnie d’Haussonville. L’homme avait été bien éduqué et bien loti par des parents possédant de nombreuses terres de rapport, il était doté d’une forte personnalité, et son rôle allait être déterminant dans la survie du village de Domptaille, dans celle de ses habitants et de l’église paroissiale. Une fois les guerres terminées, il s’est très vite rendu compte que ce coin de Lorraine auquel il restait viscéralement attaché était, comme bien d’autres, pratiquement à l’abandon. Saigné à blanc. Désertées par les villageois réfugiés en des lieux plus sûrs, les terres n’avaient plus été cultivées et les friches étaient devenues telles qu’elles occultaient les limites de propriété de chacun.
De son côté, le chapitre de la collégiale d’Haussonville, appuyé par l’évêque comte de Toul, disait qu’il n’avait plus les moyens d’entretenir la paroisse de Domptaille. Pour ces messieurs les chanoines, les rentrées d’argent provenant des offices religieux célébrés à Domptaille, c’est-à-dire baptêmes, mariages et sépultures, étaient insuffisantes pour assurer le fonctionnement d’une véritable paroisse à Domptaille. Selon eux, pour être digne de ce nom, l’église paroissiale aurait dû être dotée non seulement d’un curé, mais aussi d’un vicaire et d’un maître d’école, et disposer de finances en conséquence. Derrière la querelle de clocher, se nichait une banale lutte de pouvoir menée par ceux qui craignaient en fait de voir leurs propres ressources diminuer dès l’instant où les habitants du coin seraient de plus en plus nombreux à aller à Domptaille pour les offices religieux.
Nicolas a vite compris le véritable enjeu. Bien décidé à ne pas se laisser manipuler plus longtemps, il s’est attelé à la tâche en commençant par le commencement.
Il a alors remué ciel et terre – pas très difficile pour un honorable chanoine parlant d’égal à égal avec les seigneurs du coin et d’ailleurs – jusqu’à obtenir du bailli qu’il fasse procéder au remembrement des terres après mesurage de toutes les parcelles par ce que nous appellerions un géomètre-expert. Et le 10 octobre 1699, les propriétaires de terres situées dans la baronnie d’Haussonville furent conviés à venir en grande pompe apposer leur signature en bas du nouveau pied-terrier, autrement dit le plan cadastral de la baronnie. Claude et son fils Pierre en étaient. Une manière en quelque sorte d’être adoubés dans la caste des laboureurs.
De ce jour-là, Nicolas Gérard savait qu’il pouvait compter sur l’appui indéfectible de Claude et de sa famille. Dans la vie sociale du village où il n’avait pas que des amis, dans le travail de ses terres aussi. Claude n’oublierait jamais d’y jeter un œil et au besoin d’apporter le concours d’un attelage ou d’un domestique sans réclamer d’autre rétribution que le pardon de ses péchés.
De son côté, Monsieur le Curé honorait à sa manière les services rendus par Claude. Donnant-donnant. Avoir une place pour sa dépouille, le moment venu, à l’intérieur même de l’église relevait du fantasme que nourrissait tout honnête paroissien. C’était là un privilège acquis de droit aux seigneurs. Pour y accéder lorsque l’on était un simple roturier, encore fallait-il obtenir l’accord exprès de Monsieur le Curé et lui en payer le prix. Claude dut se contenter d’une concession au pied de la chaire du prédicateur. Somme toute, pas trop loin de l’autel. Les places dans la nef comme celle choisie par ses beaux-parents Arnoult étaient plus chères, c’était les plus recherchées… « Toujours plus près de toi, mon Dieu ».
Ce label de notabilité fut une consécration pour Claude.
Par une ironie du sort, la cérémonie de son enterrement fut assurée non pas par Monsieur le Curé mais par son remplaçant. C’était au tout début du mois d’août. Comme chaque année, Nicolas Gérard soignait alors ses rhumatismes à Plombières où il prenait les eaux en élégante compagnie. La marquise de Blainville qu’il rencontrait sur ses terres à Domptaille, en faisait partie ; parfois même il pouvait y côtoyer Monseigneur le Duc de Lorraine en personne. Pas question pour Monsieur le curé de renoncer à sa saison, même pour recommander à Dieu l’âme d’un fidèle paroissien qu’il avait marié vingt ans plus tôt et dont il avait baptisé pratiquement tous les enfants.
Quelle idée aussi de mourir en plein été ! On ne sait pas ce qui a pu se passer, mais tout de même quelque chose d’étrange. Deux hommes vivant sous le même toit sont décédés à la belle saison à vingt-quatre heures d’intervalle, d’abord Joseph, le jeune frère de Jeanne âgé seulement de trente-deux ans, et le lendemain Claude, qui n’avait que soixante-douze ans…
Cela étant, Claude a dû mourir en paix avec lui-même. Satisfait au-delà de toute espérance d’avoir atteint cet objectif que tout être humain porte inconsciemment au fond de lui. Faire que ce rêve d’immortalité devienne réalité à travers sa descendance et, si possible, assurer la pérennité du nom. Avec six garçons –parvenus à l’âge adulte, pas de quoi s’inquiéter, le patronyme est solidement implanté, et pour longtemps.
Quant à Nicolas Gérard, il vivra de longues années encore qu’il mettra à profit pour consolider son œuvre à Domptaille. Il prit la peine de rédiger un testament, pas moins de vingt pages d’une fine écriture, dans le genre règlement de comptes, élégant et ferme, avec ces messieurs du chapitre d’Haussonville.
Soucieux d’assurer la pérennité financière de l’église, il accorde directement au curé de Domptaille et aux successeurs de celui-ci la quasi totalité de ses biens et de leurs revenus. Bien joué Monsieur le Curé !
La famille de Claude
Et Jeanne dans tout ça, qu’est-elle devenue ? Elle doit quitter la maison familiale qui appartient désormais selon l’usage au fils aîné, Pierre. La jeune veuve de Claude ne va pas rester longtemps seule avec trois enfants encore à charge. À quarante-deux ans, la vie ne s’arrête pas pour cette femme qui en a vu d’autres.
Alors, elle se remarie avec un aimable paroissien de Parey Saint-Cézaire prêt à jouer les pères de remplacement. Elle prend ses enfants sous le bras, abandonne son village et ceux qu’elle y côtoyait quotidiennement, franchit la Moselle et s’installe à l’ouest dans la Lorraine profonde, du côté de Vézelise, dans unerégion totalement inconnue d’elle. Sacré tempérament !
Dans le même temps, la mort du chef de clan a sonné la dispersion générale de cette famille recomposée à la mode d’autrefois. Le fils aîné prit la suite du père à Domptaille, tandis que les autres garçons partirent chercher fortune ailleurs. Une façon de parler dès lors que le travail de la terre est resté leur seul horizon.
Nicolas s’en va jusqu’à Saint-Nicolas-de-Port. Antoinette, recueillie à la mort de sa mère par sa tante Jeanne dans le village voisin de Brémoncourt, s’y est mariée. La petite dernière, Jeanne, partira s’établir à Rosières-aux-Salines tandis que Jean, se retrouve à Ludres. Joseph est demeuré simple manœuvre à Hausssonville. Quant aux autres, Anne-Nicolle, Georges et Claude, on ne sait pas très bien pour l’instant où ils sont passés.
Difficile de croire qu’aucun d’entre eux n’a jamais rêvé d’un ailleurs permettant d’échapper à la dure condition paysanne. Mais pour conquérir un pouce de liberté en devenant artisan ou mieux encore marchand, encore aurait-il fallu savoir au moins lire et écrire.