Dimanche 20 juin 1852
Après l’office dominical de ce 20 juin 1852, les hommes n’ont pas traîné aussi longtemps que d’habitude dans les débits de boissons qui entourent les places de Plonéour-Lanvern. Les femmes ont rejoint leurs demeures respectives pour préparer un repas vite avalé. Et maintenant, ils sont tous au hameau de Trébonvel chez Guillaume Andro, maître des lieux. Le propriétaire foncier, un monsieur de la ville , n’importune guère son domanier qui, chaque année à la Saint-Michel, lui verse le fermage et des redevances en nature. Marié depuis 1834 à une femme discrète qui lui a donné cinq enfants, Andro passe pour un homme heureux. Conseiller municipal depuis 1848, il vient d’être réélu, certes dans les derniers, mais qu’importe ! Parmi ceux qui, peut-être par jalousie, n’ont pas voté pour lui, plusieurs sont de la fête aujourd’hui et l’ont félicité pour cette belle aire à battre, célébrée avec faste ce dimanche.
Oubliées, les journées pénibles où parents, amis et voisins, munis de pelles, pioches et râteaux, ont défoncé, labouré le sol, puis apporté des charretées de terre glaise, tandis que les enfants étaient chargés de traquer le plus petit caillou susceptible de se mêler aux grains de blé, lors du battage au fléau. Oubliés aussi les soucis, les fatigues, les petites et grandes misères du quotidien. Aujourd’hui, le sol de l’aire à battre est presque dense et compact et, au son du biniou et de la bombarde, des dizaines de danseurs s’activent, en le piétinant, à le rendre parfait avant ce soir. Tout autour, quelques vieillards regardent avec envie cette jeunesse qui s’amuse en travaillant, pendant que la maîtresse de maison, secondée par une armée de servantes, s’évertue à ce que chacun ne manque de rien. Elle sait qu’elle sera jugée sur le nombre de barriques de vin et de cidre percées pour l’occasion.
- Danses de l’aire neuve
- Olivier Perrin. La galerie bretonne
Dans la soirée, Guillaume Andro, quarante-sept ans, se retire quelques instants pour reprendre des forces. C’est alors qu’un homme, visiblement pris de boisson, s’approche de lui et, d’un ton mauvais, lui lance : N’anavezez ket ac’hanon, met, me a roio dit da anavezout ac’hanon. (Tu ne me connais pas, mais je te ferai me connaître). Ne laissant pas à celui qu’il a interpellé le temps de répondre, l’individu quitte la fête. Quelque peu étonné, Andro s’interroge : il est vrai qu’il n’a pas invité ce Jean Bernard , déjà rencontré à la foire ou ailleurs. Mais pouvait-il convier tous les cultivateurs de Plonéour ? Alors, pourquoi cette menace ? Pourquoi tant de haine ? Bien vite, sollicité par ses invités, Andro oublie l’incident et pense déjà à la future moisson, aux efforts surhumains des batteurs qui, sur cette nouvelle aire, armés de leurs fléaux, vont séparer de la paille les précieux grains de blé.
L’année suivante, le mercredi 13 avril 1853
Depuis peu, Hervé Piton est cabaretier et tailleur d’habits au hameau du Veuz, sur la route qui mène à Quimper et, ce mercredi soir, c’est l’affluence habituelle des jours de foire. Tous les cultivateurs des environs font une halte avant de rentrer chez eux, et il faut faire vite pour satisfaire ces consommateurs, déjà bien échauffés par une journée passée en partie dans les débits du bourg à traiter des affaires en levant le coude. Exténuée, Marie-Jeanne, femme Piton, ne sait plus où donner de la tête. Il y a peu, elle a mis au monde un enfant mort-né et il lui est pénible de partager la bonne humeur générale. Son mari apporte un quart d’eau-de-vie à Jean Bernard qui a invité à sa table sa mère, son ami Alain Conan , la femme de celui-ci, et d’autres que nous retrouverons plus tard. Le cabaretier remarque que Guillaume Andro, arrivé quelques instants plus tôt, n’a pas été convié. Ce dernier, les vêtements salis (ivre, il serait tombé dans la journée sur la place), commande une demi-bouteille de vin et régale ses voisins, sauf Bernard. Alors que l’atmosphère est devenue irrespirable, les cris, hurlements et chants couvrent la voix de Piton, annonçant qu’il est bientôt neuf heures et qu’il doit fermer le débit. Toujours éméché, Andro allume sa pipe, puis déclare qu’en tant que conseiller municipal, il va sortir le premier. Se moquant de lui, les autres le bousculent et se retrouvent au grand air.
Éclairés par une lune goguenarde, de petits groupes se forment sur la route. Ainsi, Yves Le Phuez et Guillaume Andro, les deux plus âgés, cheminent de conserve, suivis de loin par Jean Bernard et Alain Conan. À un kilomètre et demi, près du moulin de Lanvern, au niveau d’une prairie attenante à l’étang dudit moulin, Conan rejoint Andro et lui dit : Est-ce que tes bestiaux ne sortent pas de dessus des terres ? Cette phrase peut paraître sibylline, si l’on n’a pas à l’esprit qu’elle a été traduite du breton par un interprète peu à même de comprendre les subtilités d’une langue si riche. Conan reproche ainsi à Andro de laisser divaguer ses bêtes dans des champs qui ne lui appartiennent pas. De bonne humeur, celui-ci le reconnaît volontiers : Je ne dis pas non, ils sortent aussi quelquefois. Faute avouée, à moitié pardonnée, dit le proverbe. Visiblement, Bernard n’est pas de cet avis, car il se jette sur Andro, et l’on peut s’attendre au pire.
Avant d’entrer aussi dans la mêlée, il convient de préciser que, dans ce genre d’affaires, chaque protagoniste raconte son histoire et qu’il est ensuite bien difficile de dégager la vérité. Ce qui suit est la version racontée par la victime et retenue après enquête par la justice. Il sera ensuite temps d’interroger les autres acteurs, combattants, et témoins plus ou moins actifs.
- Moulin de Lanvern aujourd’hui
- Photo publiée avec l’aimable autorisation de Jean Toullec
Se jetant donc sur Andro, Bernard le saisit par le cou et les cheveux, le pousse violemment et le met par terre. Non content de l’avoir terrassé, il lui lance des pierres sur la tête et sur différentes parties du corps et lui donne des coups de galoches ferrées, suivi par Conan qui frappe aussi sans ménagement. Comme Yves Le Phuez tente de s’interposer, Conan lui dit : Vieux chien, retire-toi, tu as été capable autrefois, mais tu ne vaux plus rien. Retire-toi ou il t’en arrivera autant, avant de le pousser violemment dans la prairie. Blessé au front et tremblant de peur, Le Phuez, cinquante-six ans, quitte au plus vite les lieux, laissant le pauvre Andro à son triste sort. Ce dernier gît sans connaissance dans la prairie où ses deux agresseurs, le croyant mort, l’ont jeté, avant de repartir tranquillement chez eux. Reprenant peu à peu ses esprits, grâce sans doute à la fraîcheur nocturne, il parvient, non sans peine, à se traîner pendant quatre cents mètres jusqu’au hameau de Creac’h-Calvic.
Le chemin étant pentu, on s’interroge sur la résistance de l’homme qui frappe à la porte de Louis Pédron. En raison de l’heure tardive, le cultivateur hésite à sortir de son lit, jusqu’à ce qu’il entende une voix qu’il reconnaît et qui murmure : Louis, si tu savais dans quelle position je suis, tu m’ouvrirais de suite. Pédron, une chandelle à la main, découvre alors avec horreur un homme défiguré qui le supplie de prendre un rasoir et de couper ce qui pend à sa joue. Il se contente d’envelopper la tête d’Andro avec un mouchoir. Puis, il le conduit chez lui à Trébonvel, le couche et prévient Félix Le Clerc, docteur-médecin à Pont-l’Abbé. Celui-ci accourt et découvre un malade à la tête démesurément tuméfiée. Son nez est fracturé et aplati, plusieurs dents sont cassées, les contusions sont innombrables sur le cou, la mâchoire inférieure, le crâne et la cuisse gauche que le médecin croit un moment fracturée. Mais ce n’est pas tout, et les âmes sensibles peuvent sauter les deux lignes suivantes. Si l’œil droit est boursouflé et noir, l’état de l’œil gauche est infiniment plus préoccupant. Sorti de son orbite, il ne tient plus que par son nerf et, comme l’écrit M. Le Clerc, il a l’apparence de l’œil d’un poisson mort. Dès le lendemain, le médecin fait transporter le malade chez lui, place du Marhallac’h à Pont-l’Abbé, afin d’être en état de lui donner les soins exigés. Pendant plusieurs jours, Guillaume Andro a de fortes poussées de fièvre et il délire entre deux états de somnolence.
Mercredi 20 avril 1853
Ce n’est que le 20 avril, une semaine après les faits, que M. Camenen, juge d’instruction, se rend au domicile de M. Le Clerc pour prendre la déposition du blessé. Couché, souffrant et affaissé, celui-ci raconte avec difficulté le calvaire qu’il a vécu, les coups portés surtout par Bernard et, dans une moindre mesure, par Conan. S’interrogeant sur le motif qui a poussé ces deux hommes à s’acharner sur lui, il raconte au juge l’épisode de l’aire à battre et la phrase lourde de sous-entendus prononcée ce jour-là par le principal agresseur. Depuis, il a rencontré Bernard à plusieurs reprises, et celui-ci ne semblait pas lui en vouloir. Le blessé parle aussi au juge des rencontres faites à la foire le fameux jour, notamment avec un voisin, le père de Jean Bernard qui, ayant vendu une jument, l’a invité à boire de l’eau-de-vie au cabaret. Assis à la même table, Conan n’a rien dit. Deux autres faits reviennent en mémoire à Andro : il y a quelque temps, le juge de paix a condamné Yves Bernard, oncle de Jean, pour avoir laissé son taureau venir sur les terres d’Andro et encorner une paire de bœufs, achetée récemment. Le fautif a dû rembourser Andro et lui verser quinze francs, en dédommagement de la nourriture donnée aux deux bêtes pendant un mois. Quant à Conan, il pense peut-être que c’est Andro qui l’a dénoncé, lorsque ses chevaux ont endommagé les récoltes d’un voisin.
Avant d’interroger les suspects en mairie de Plonéour-Lanvern, M. Camenen se transporte avec le procureur impérial sur les lieux de la lutte. Déjà, le 14 avril, les gendarmes, puis le médecin, s’y sont rendus et ils y ont trouvé de nombreux indices. L’herbe étant piétinée à un endroit souillé par du sang, le praticien a facilement reconnu le lieu de la lutte. Il a remarqué un petit lambeau de chair adhérent à une saillie de pierre pointue et des touffes de cheveux attachées à la lande. Une semaine après l’attaque contre le malheureux Andro, le juge ne trouve que peu d’éléments, car de nombreux curieux ont dégradé le bord de la route et piétiné la prairie. Après avoir pris de nombreuses mesures sur le terrain, le juge rentre à la mairie où, encadrés par deux gendarmes, Jean Bernard et Alain Conan l’attendent.
Jean Bernard, vingt-six ans, cultivateur, n’a pas un physique de lutteur. Maigre, de petite taille (1 m 50 cm), le teint pâle et le visage marqué de petite vérole, il se défend comme un beau diable. Selon lui, c’est Andro qui l’a attaqué, l’a saisi à la tête et l’a fait tomber par terre. Son agresseur lui a tenu la face contre le sol, lui a fait mal aux mains, et s’est relevé avant de quitter les lieux. Bernard a ensuite cherché son chapeau et, accompagné des époux Conan, il est rentré chez lui. Pressé de questions par le juge, ses réponses se font confuses et embarrassées. Face contre terre, il n’a pu voir celui qui aurait frappé Andro. Puis il dit que Conan et Le Phuez se sont battus, qu’Andro est tombé sur la route, mais qu’il n’a jamais été précipité dans la prairie, comme il le prétend. Bernard l’a vu se relever et partir seul. Interloqué, le juge lui présente un pantalon en drap bleu et un gilet, saisis chez lui par les gendarmes. Bernard affirme ne pas connaître les origines des nombreuses traces de sang sur ces deux vêtements. Elles proviennent peut-être des blessures qu’il s’est faites aux mains en tombant. Il ne sait pas non plus pourquoi Andro lui en veut, et affirme ne pas l’avoir menacé lors de la fête de l’aire neuve. Après une demi-heure d’interrogatoire, le juge lui signifie son inculpation pour tentative de meurtre.
C’est maintenant au tour d’Alain Conan, trente-cinq ans, cultivateur, (1 m 55 cm). Il est bien connu de la justice, ayant été condamné en juillet 1842 à huit années de travaux forcés et à une surveillance à vie de la haute police de l’État. Pourquoi une telle condamnation ? Était-il déjà violent et bagarreur ? Non, il avait même, semble-t-il, une vie exempte de reproches, jusqu’au jour où, alors que sa femme attendait un deuxième enfant, il a violé dans un champ la jeune Marie Le Berre, treize ans. Conan, s’obstinant à nier ce crime odieux, a été confondu par l’empreinte laissée par un de ses souliers sur une taupinière. Après sept années éprouvantes passées dans un cachot de la maison centrale de détention de Fontevrault , Conan, veuf depuis 1847, s’est remarié en juillet 1850 avec Marie-Jeanne Le Cossec, une veuve. À l’époque où cette histoire se déroule, Marie-Jeanne a accouché, il y a deux mois, d’un petit Alain, et Yves Le Phuez était témoin en mairie. C’est le même individu que Conan accuse de l’avoir brutalisé sans raison, le fameux soir. Le prenant par les cheveux, il l’aurait fait tomber dans la prairie. Dans sa chute, il s’est écorché l’index de la main droite, d’où les taches de sang sur son gilet. Quant au pantalon blanc comme neige que les gendarmes ont déposé au greffe du tribunal, il jure qu’il n’a pas été lavé depuis la foire.
À la question du juge : Et Andro, qu’est-il devenu ? Conan répond : Je n’en sais rien. S’il a été battu, il n’a pu l’être que par Bernard, puisque nous n’étions que quatre sur la route et que j’étais aux prises avec Phuez. Il ajoute qu’Andro a dû partir avant Bernard et lui, puisqu’ils ne l’ont pas revu.
Étiez-vous ivre en revenant de la foire de Plonéour ? Réponse : Oui. Andro aussi, et je pense que Bernard était dans le même état.
À la fin de l’interrogatoire, Alain Conan, inculpé de tentative de meurtre, persiste et signe laborieusement : Allain Connant !
Samedi 23 avril 1853
Les jours suivants, M. Camenen poursuit son enquête et interroge, entre autres témoins, Jean-Marie Le Goascoz, meunier au moulin de Callac en Plonéour-Lanvern. Le 13 au soir, quittant le cabaret du Veuz, il a reconduit sa belle-mère chez elle, avant de retrouver les autres, près du moulin de Lanvern. Sa version des faits apporte de nouveaux éléments ; selon lui, Bernard a poussé Andro dans la prairie, et ce dernier, en se relevant, a dit à son agresseur : Tu n’es pas si fort que moi. Le Goascoz continue : Ils se sont saisis, Bernard est tombé dessous, mais au même instant, il s’est mis sur Andro. J’ai passé sans leur parler. À 10 mètres environ de là, se trouvaient aux prises, renversés sur la route, Phuez et Conan. Le Goascoz raconte qu’il a été ensuite chercher dans la prairie les sabots neufs que Conan avait perdus. Lorsqu’il est revenu sur la route, il n’y avait plus que Bernard et Conan, ce qui lui a fait croire qu’Andro était parti.
À ce stade de la déposition, le témoin semble innocenter Conan et, dans une moindre mesure, Andro. Il faut cependant préciser que Bernard et Le Goascoz sont beaux-frères. Ils se sont retrouvés ensuite chez Le Goascoz et n’ont pas parlé de la bagarre. Ce n’est que le lendemain que celui-ci dit avoir appris qu’Andro était très grièvement blessé.
Lors d’une conversation avec son camarade René Diquélou, le jeune Yves Ronarc’h, garçon meunier, apporte un éclairage nouveau. Quand Bernard est arrivé au moulin de Callac, il a dit qu’Andro l’aurait étranglé s’il ne s’était pas défendu. Il a ajouté : je lui ai donné son compte. Il en a pour longtemps. Interrogé de nouveau, le jeune garçon nie avoir fait cette déclaration capitale pour l’enquête, mais le juge d’instruction, convaincu de la culpabilité des prévenus, ordonne leur renvoi devant la cour d’assises.
Vendredi 29 juillet 1853
La deuxième affaire inscrite à la session de juillet des assises attire la foule au palais de justice de Quimper. Au banc des accusés, deux hommes de petite taille, Jean Bernard et Alain Conan, qui semblent étrangers à leur procès. Ils tendent l’oreille lorsque l’interprète traduit en breton les débats mais, le reste du temps, ils ont l’air de se demander ce qu’ils font là.
- Palais de justice de Quimper
Assis au premier rang, Guillaume Andro, qui s’est constitué partie civile, pourrait le leur rappeler. Celui qu’ils ont laissé pour mort dans la prairie de Lanvern le 13 avril, se remet difficilement de ses nombreuses blessures. Il a commencé à marcher vingt-cinq jours après l’agression, et, depuis, il peut à peine vaquer à ses travaux, précise son avocat, Me Ponthier de Chamaillard. Celui-ci insiste sur le fait que, malgré les soins apportés par le docteur Le Clerc à l’œil gauche de son patient, Andro est désormais borgne. En conséquence, les inculpés doivent être condamnés à indemniser leur victime. Dans son réquisitoire, M. Boullé, substitut du procureur, s’étonne des déclarations des accusés. Ils s’obstinent à dire qu’ils sont les victimes d’Andro, alors que leurs corps ne gardent aucune séquelle. Pour le magistrat, les jurés doivent être sévères et se souvenir de la première condamnation de Conan pour viol. Lors de sa plaidoirie, Me Dumarnay, conseil des deux inculpés, est bien discret. Il ne peut qu’insister sur les ravages de la boisson, qui, au soir de la foire, a ravivé les vieilles rancœurs. Il implore le jury de ne pas être trop dur avec deux pères de famille qui ont déjà des difficultés à payer leurs fermages.
Il est déjà tard, lorsque M. de Miniac, premier juré, lit les réponses aux questions posées. À la majorité des voix, Jean Bernard et Alain Conan sont coupables d’avoir volontairement porté des coups ou fait des blessures à Guillaume Andro. Il existe cependant des circonstances atténuantes en faveur de Jean Bernard. À la majorité, les coups portés ont occasionné à Guillaume Andro une maladie ou incapacité de travail pendant plus de vingt jours. En conséquence, Jean Bernard est condamné à cinq années d’emprisonnement et Alain Conan, récidiviste, à huit années de travaux forcés. Ils doivent en outre verser quatre mille francs de dommages-intérêts à Guillaume Andro.
Ce verdict ne satisfait pas pleinement M. Basle, président de la cour d’assises. Dans son compte-rendu au ministre, il insiste pour que les deux condamnés accomplissent la totalité de leur peine. En raison d’un crime particulièrement atroce, il estime que la sanction est trop légère pour Jean Bernard. Pour le président : La brutalité poussée jusqu’à la férocité est le vice dominant des paysans du Finistère et il importe de punir rigoureusement des excès trop fréquents dans ce pays. Les mœurs y sont le plus souvent envisagées par le jury avec moins d’horreur qu’elles n’en devraient inspirer. De telles appréciations peu flatteuses reviennent souvent à cette époque sous la plume des magistrats, mais aussi des préfets et autres fonctionnaires nommés dans le département.
Épilogue
Guillaume Andro, celui que le docteur Le Clerc pensait ne pas pouvoir sauver en 1853, est mort en 1884, à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Conseiller municipal depuis 1848, il ne s’est pas représenté en 1855, mais il est revenu au conseil de 1865 à 1878. Son fils "Jean"-Louis lui a succédé à la mairie et à la ferme, dont il est devenu le domanier, après la donation faite par ses parents, quelques jours avant son mariage avec Marie-Corentine Le Pape. L’acte passé devant Me Le Déliou, notaire à Pont-l’Abbé, précisait les charges incombant au couple, en cas de mésentente avec les anciens, restés habiter sous le même toit .
La donatrice, Marie-Catherine Le Calvez , épouse Andro, est morte peu après, aussi discrètement qu’elle a vécu. Pour preuve, le dossier d’instruction ne cite jamais son nom. Lorsque son mari a été ramené chez lui dans un triste état, c’est un de ses garçons qui a aidé le voisin à le coucher. Où était-elle ? A-t-elle été le voir chez le médecin à Pont-l’Abbé ? Son nom n’apparaît qu’aux mariages de trois de ses fils.
Leur pourvoi en cassation ayant été rejeté, les deux condamnés ont eu tout le temps, derrière les barreaux, de penser à ce fameux soir. Libéré le 1er mars 1858 de la maison centrale de Fontevrault, six mois avant la fin de sa peine, Jean Bernard, veuf depuis 1856, s’est remarié en 1859 avec Agathe Rioual qui lui a donné six enfants. En 1897, les Bernard, habitant toujours Plonéour-Lanvern, sont présents au mariage de leur fils Jean-Marie, mais c’est à Penhars chez leur fille Marie-Jeanne que Jean, soixante-dix-sept ans, meurt le 18 novembre 1903. Sa veuve le rejoint le 28 mai 1910.
- À l’arrière-plan, l’ancien bagne de Brest
- Archives municipales de Brest
Dès que Alain Conan est parti pour le bagne de Brest, son épouse, Marie-Jeanne Le Cossec, a convoqué le conseil de famille, à l’effet de désigner devant le juge de paix un tuteur et un subrogé tuteur pour les deux enfants mineurs du couple. Elle a naturellement été choisie comme tutrice, et c’est Yves Conan, oncle du mari, qui a prêté serment pour l’autre charge. Quand sa fille Marie-Catherine s’est mariée en février 1876, l’ancien bagnard était mort à Plonéour-Lanvern depuis deux mois .
À cette date, qui se souvenait encore de cette lamentable histoire, née d’une mésentente puérile restée plusieurs mois à l’état de conflit larvé, jusqu’à ce fameux soir d’avril 1853, où le trop-plein d’alcool a réveillé haines et rancœurs ? Pour l’expliquer de façon imagée, la langue bretonne dit : kaout mein barzh ar chakotou (avoir des pierres dans les poches). Quel dommage que ces maudites pierres aient rendu borgne le pauvre Guillaume !
Pour lire l’introduction de HORS-LA-LOI EN BIGOUDENIE : http://www.chuto.fr/ |
Sources :
A.D.F : 4 U 1 27 / 4 U 1 38 / 4 U 2 135 / 45 U 5 64 / 7 Q 2 1 /
7 Q 3 77 / 7 Q 5 258 / 2 Y 250 / 2 Y 255
A.N : BB 20 120 / BB 20 168 2
Archives départementales de Maine-et-Loire : 2 Y 2/339,
2 Y 2 /689
Journal : L’Impartial du Finistère
Base RECIF du C.G.F (Centre généalogique du Finistère)
Remerciements à Jean-Paul Kerdranvat, mon guide à Plonéour-Lanvern, et à Michel Guironnet, pour la partie technique.