BAIES, LINTEAUX et VOUSSURES...
Voir lexique des termes techniques en bas de page [1]
1) Méditation devant une "ouverture" de cadole. [2]
Qu’y a-t-il de plus simpliste que de déclarer que baies ou ouvertures de passage, peuvent toujours s’inscrire à l’intérieur d’un quadrilatère rectangle ?
Y a-t-il figure géométrique plus banale qu’un rectangle ?
Et comment peut-on prétendre voyager dans l’espace et le temps par la seule contemplation d’une figure aussi peu évocatrice ?…
- Baie d’une capitelle du Minervois
- Selon le regard du lecteur, ce peut être une baie de 30x30cm ou un dolmen de3mx3m..!
C’est que, voyez-vous, par une sorte de retour aux sources de l’art du "construire", cette figure simple et régulière nous apparaît comme étant sans doute la première qui se soit présentée à la compréhension et à l’analyse de notre ancêtre de l’âge de pierre [3] quand il se mit à quitter ses grottes abris pour un habitat construit par lui-même en des lieux propices à une agriculture et un élevage qu’il commençait à pratiquer... ( certes, en même temps que le cercle, soleil, lune, œil, œuf… etc., mais sans que celui-ci lui posât, pour l’instant, les mêmes interrogations…techniques ou mathématiques.
Quoi de plus naturel en effet que de se construire un abri avec les pierres affleurant les grands plateaux calcaires, couches pétrifiées d’anciens fonds marins aux strates plus ou moins épaisses, mais facilement détachables ( lauzes et laives…).
- Laves, ou laives, ou lauzes des affleurements anticlinaux
- Village de "bories" près de Gordes
Comme un enfant qui, trouvant un jeu de carte qu’il ne peut comprendre, les assemble pour en faire un château… : Deux cartes verticales, une carte horizontale et voici notre abri, notre dolmen conçu, notre rectangle révélé, et les problèmes qui commencent !… :
- Stabilité et écartement des cartes verticales, (que nous appelons "pieds-droits"),
- Poids, dimension, résistance de la carte horizontale, (que nous appelons "linteau" ),
- Extension de cette figure à la dimension humaine…
Si je vous présente ci-dessus cette image à double échelle (baie de 30 x 30 cm ou dolmen de 3 m x 3 m, photo-montage) d’une capitelle [4] des Cévennes minervoises, c’est qu’y apparaît clairement, selon le regard
- Bories du Lubéron
- Remarquer le long Linteau composite (2 rangs de pierres longues) qui supporte le poids de la construction.
qu’on lui porte, l’ensemble des problèmes élémentaires ou complexes, (le linteau fendu en est un…) qu’aura à résoudre notre apprenti constructeur pour en arriver en 15000 ans à la notion d’esthétique du rectangle à Louksor ou au Parthénon, en passant par la civilisation mégalithique, les minuscules habitations Ligures, les tombes Minoennes de pierres sèches, et nos merveilleuses églises romanes… j’en passe…
Même si les minuscules abris en pierres sèches (cadoles) qui nous restent n’ont guère plus de cinq cents ans, on peut parier que notre homo sapiens ne mit pas longtemps à se familiariser avec cette technique élémentaire d’élévation de murs avec des matériaux de ramassage, à imaginer rapidement la couverture des enceintes par de longues pierres posées, à inventer après quelques milliers d’années la voussure clavée et la voûte en encorbellement…
- Voussure archaïque d’une borie du Lubéron (Gordes)
N’y a-t-il pas de quoi rêver longtemps devant cette émouvante voussure clavée dont on se demande par quel miracle elle a pu supporter pendant plusieus siècles les dizaines de tonnes qui la compressent ? Le résultat ne provient d’étude mathématique, mais d’expérience longuement et péniblement acquise !
2) Essai sur les contraintes
C’est probablement au paléolithique ( 30000 à20000 ans avant notre ère) que les "Cro-Magnon" chassent ou absorbent les derniers "néanderthal".
La température moyenne de notre continent est inférieure de 6° à la température actuelle. La végétation des petits sommets est celle de notre moyenne montagne. Les grottes et abris naturels ne suffisent plus comme refuges pour une surpopulation relative (et oui !), et notre grand-père se fait pasteur et de nomade se sédentarise de plus en plus.
C’est probablement à cette époque que notre ancêtre se mit à construire de manière empirique ses premiers abris de pierres de ramassage ou de délitage, feuilles de lave (Cévennes, Auvergne..) ou strates calcaires de fonds marins pétrifiés comme on en trouve partout où la mer avait précèdé le soulèvement alpin, notamment au sommet des grands anticlinaux des préalpes ou des rides bourguignonnes bordant le fossé bressan, entre autres...
Dès la pose des premières pierres, hors de toute préoccupation esthétique, notre ancêtre, aussi intelligent que nous mais sans expérience acquise, dut résoudre une série de problèmes qui nous paraissent aujourd’hui élémentaires :
- Problèmes de construction..!
Problèmes de construction...
- a) comment assurer la stabilité et la cohérence des murs de mon abri ?
- b) comment réaliser avec ces mêmes pierres une couverture solide, étanche et isolante ?
Ceux d’entre-nous qui, par jeu, par goût ou par nécessité, ont fait l’expérience d’assembler à sec, ces pierres généralement plates, de dimension et formes variables connaissent bien ces passionnantes difficultés.
C’est sans doute après bien des tâtonnements et de probables éboulements, que la solution la plus naturelle et la plus simple apparut aux yeux de notre apprenti bâtisseur : - a) augmenter l’épaisseur des murs pour pouvoir assurer leur équilibre par un croisement horizontal judicieux des lits de pierres.
- b) Couvrir, aussi bien l’ensemble que les ouvertures de passage ou d’aération, par un léger débord intérieur de chaque lit ajouté, tout en liant les lits successifs, légèrement inclinés, par le même croisement.( Ce que nous appelons de nos jours la "technique de l’encorbellement ", ce qui bien sûr, ne voulait rien dire pour notre estimable ancêtre…).
Il est très intéressant de remarquer que dans des conditions de terrain favorables (plateaux aux nombreuses couches superficielles délitées…) , il n’est besoin d’aucun outillage particulier pour réaliser de tels abris.
Il suffit d’un peu de réflexion et d’esprit d’observation et beaucoup "d’huile de coude"…pour se construire un minuscule abri contre les intempéries et les prédateurs.
Je continue de croire que ces minuscules habitations furent les prototypes lointains de nos cadoles, bories, et autres capitelles que l’on construit ou reconstruit encore de nos jours. (Notre photo : Borie dans le Lubéron –XVII° s.)
- Grande borie à étage à GORDES
Borie avec escalier d’accès à une "pièce " à l’étage
Il est probable que quelques individus plus doués, plus perspicaces, devinrent peu à peu les spécialistes écoutés, les premiers "maîtres d’œuvre" pour aboutir en quelques dix mille ans à des réalisations comme celle de Newgrange (4000 av.JC - Irlande), souvent présentée comme un chef d’œuvre du génie humain, avec sa coupole en encorbellement, et ses linteaux monolithes avec vides de décharge.
Vous pouvez, cher lecteur, justement vous demander ce que vient faire cette démonstration dans un article destiné à faire rêver sur les baies et ouvertures des maisons de nos villages !
- Linteaux et pieds droits à Louksor
C’est que voyez-vous, je trouve fascinant qu’il se soit écoulé au moins une dizaine de millénaires de réflexion, d’acquisition manuelle et de technique d’extraction, de taille et de polissage de la pierre, pour que l’être humain résolve les problèmes posés par le poids de ses constructions s’exerçant sur les espaces libres des baies et des volumes...
Et pour voir apparaître le linteau droit de résistance calculée, (architecture égyptienne-dessin ci-contre) avec comme conséquence l’apparition de la notion d’esthétique du rectangle dont je vous parlé précédemment...
Et encore quelques autres milliers d’années pour qu’apparaisse, dans la Rome antique, la voussure en arc de plein cintre (annonciatrice de notre art roman) qui succédait au triangle théoriquement indéformable des temples grecs.
En visitant Tournus, ou toute autre ville aux vestiges médiévaux, il est agréable et enrichissant de méditer et découvrir comment nos compagnons maçons, bâtisseurs des XI° au XVIII° siècles. souvent sans autre école que la tradition orale, ont parfois résolu avec inventivité les mêmes problèmes que leurs lointains prédécesseurs :
Il suffit de poser sur baies et voussures un regard "différent ".
- Cadole Tournusienne
Voir en notes un lexique des termes utilisés [5]
3) Essai sur la « forme » :
Méditation sur les proportions du rectangle
Il est difficile de croire que la contemplation du rectangle (dans lequel s’inscrit une baie ou une ouverture) puisse procurer un plaisir d’ordre esthétique. Pourtant de grands auteurs l’affirment et de nombreux artistes ont, de l’antiquité à nos jours, appuyé leurs travaux sur cette constatation.
Je ne puis évidemment développer ici cette théorie, qui fait appel à des notions mathématiques et physiques parmi lesquelles j’aurais vite fait de me perdre… ! Il me suffira je crois de poser la question suivante, pour susciter chez ceux que mon propos excite, l’envie de poursuivre plus avant :
— Qu’est-ce qui différencie essentiellement un rectangle, d’un autre rectangle ? ou, pour rester dans le cadre de mon sujet : qu’est-ce qui différencie une fenêtre rectangulaire d’une autre fenêtre rectangulaire ?… (hormis leurs surfaces bien entendu).
— Je crois qu’il sera évident pour tout le monde que c’est le rapport des dimensions Longueur / largeur, et lui seul, qui nous fera décider que deux rectangles (ou deux baies rectangulaires) sont semblables ou différents. Ce rapport Grand côté/Petit côté peut toujours s’exprimer par un nombre entier ou fractionnaire égal ou supérieur à 1 (cas du carré), rarement supérieur à 2.
Ce nombre, représenté le plus souvent par une fraction (par exemple 3/2 pour 1,5) est appelé par les géomètres et constructeurs coefficient de forme, affecté de la lettre K.
J’emploierai donc cette formule pour les quelques exemples particuliers qui illustreront la suite de cet essai.
Les questions qu’il est très intéressant de se poser maintenant sont les suivantes :
- a) : Existe-t-il vraiment parmi l’infinité des rectangles possibles, des modèles dont la « forme » K procure à l’observateur un plaisir esthétique et un sentiment d’accord et d’harmonie ?
- b) : Y a-t-il eu dans l’histoire de la construction, des formes temporairement privilégiées qui nous permettraient, en les reconnaissant, de comprendre les préoccupations et les contraintes de nos lointains ancêtres.
- Exemple composition rectangulaire
- Lumière du soir sur le tuilerie-
— Pour un artiste peintre, la réponse à la première question est forcément oui. Il n’est que de constater avec quelle régularité certains artistes choisissent tel ou tel format pour leurs compositions établies sur des schémas simples dans lesquels le rectangle a souvent une place prépondrante.
— Pour l’ensemble des humains, la réponse est plus nuancée car il faudrait qu’elle s’appuie sur des études statistiques à grand échantillon. Celles-ci restent à faire, même si on signale ici et là des recherches tendant à la résoudre.
Pour ne pas sortir du cadre de ma réflexion (locale et subjective) et laisser à ceux que mon bavardage intéresse le soin de s’en faire une opinion, j’ai imaginé pour mes lecteurs la petite expérience suivante :
Sur cette photo d’une suite de façades tournusiennes(2), que beaucoup reconnaîtront, on peut discerner un grand nombre de rectangles (baies ou façades) de K différents.
— Question simple : y a-t-il certains rectangles que vous trouvez plus élégants que d’autres ?
Si vous trouvez cette expérience un peu débile et sans intérêt, vous pouvez quand même vous réjouir de la vision d’ensemble et des rythmes de la composition...
- Composition rectangle
les fenêtres sourient, les fenêtres murmurent, les fenêtres jacassent, les fenêtres chantonnent, les fenêtres gentilles., les fenêtres musardent... Jacques BREL, " Les fenêtres "
Certains auteurs, savants ou physiciens, ont osé faire le parallèle des rapports K des rectangles avec ceux des rapports de fréquence qui caractérisent certains accords musicaux. Par exemple, en terme d’acoustique, le rapport 3/2 (1,5) caractérise l’accord musical de quinte juste particulièrement agréable à l’oreille. De même le rapport 4/3 (1,333…) caractérise l’accord musical de quarte juste… etc…
On peut donc à juste titre se demander si ce qui est valable pour l’oreille ne le serait pas pour les yeux ?
Je ne m’aventurerai pas à répondre à cette question qui cependant, justifie l’invitation que j’adresse à mes lecteurs de porter un regard différent sur les "baies , linteaux et voussures" de leur village ou d’ailleurs…