Indispensable rappel : Avant toute spéculation sur un événement historique, et surtout la construction d’un monument antique ou médiéval, ou même de nos humbles demeures populaires, il est indispensable de se pénétrer de l’état des techniques et des connaissances scientifiques de l’époque considérée.
Qu’en est-il de cet état dans la “Franciae occidentalis” avant le Xe siècle :
Le savoir, les outils et les hommes
A. Les connaissances :
Dans la vie de tous les jours, les connaissances pratiques, résultant de l’expérience et la culture particulière à chaque groupe, se transmettent oralement de père en fils, de maître à élève, dans un bas latin fortement marqué par l’ancien dialecte local.
Le papyrus n’est plus importé et le parchemin rare et cher, le papier n’existe pas ! Il n’y a pratiquement pas d’écrit, sauf pour les grands actes officiels comme les “chartes” rédigées pour le pouvoir local par des scribes qui, souvent, ne sont que des “copistes de mots” puisés dans des documents antérieurs… Les actes antérieurs au XVe siècle, sont souvent incompréhensibles, sinon illisibles sans le secours de la paléographie… Les deux Bulles sur ce dépêchées (NDR : au Concile de Troyes) sont écrites en écorce collée fort dextrement sur toile et la forme des caractères si étranges que feu le Chancelier Olivier, n’étant encore que Chancelier d ‘Alençon confessa n ‘avoir jamais rien vu plus rares ni plus singuliers... (St Julien de Balleure- recueil 1581).
Le peuple est généralement analphabète de même que le bas clergé, nommé par le seigneur évêque local et surtout chargé de maintenir par le prêche le peuple dans la foi, l’obéissance... et la crainte du jugement dernier !
« Comparé à nos systèmes actuels, ce type de formation venu de la nuit des temps, dépourvu d’institutions véritablement structurées a l’avantage d’être en rapport étroit et permanent avec la réalité concrète et pratique ; mais il tend à faire de l’homme un être entièrement dépendant du milieu clos dans lequel il vit... » (EHM99)
Seuls quelques fils de chef ou nobles ayant fréquenté les écoles du palais créées cent ans avant par Charlemagne, quelques grands religieux ayant puisé leur savoir dans les bibliothèques des grands monastères primitifs, tous bénédictins (le monastère de Monte Cassino était réputé conservateur des écrits des philosophes et mathématiciens grecs et romains...), peuvent être, à des degrés divers, considérés comme “instruits”
[1].
Sans exagérer le moins du monde, on peut affirmer que l’abbé ou l’évêque le plus instruit est, en matière de connaissances scientifiques, du niveau d’un bon élève de notre vieux certificat d’études, à la rigueur, pour les matières du quadrivium (géométrie et astronomie surtout) du niveau de seconde de nos études secondaires.
Il est intéressant de dresser un état de ces connaissances scientifiques et techniques de l’époque, pour essayer de comprendre par quel processus intellectuel, par quel prodige d’intelligence, les grands maîtres d’œuvre médiévaux ont pu concevoir et réaliser ces merveilles de force et d’équilibre que sont les grandes églises romanes...
- Arithmétique : Au Xe siècle, les méthodes de calcul se limitent encore à la connaissance de tables ou abaques venus de l’antiquité, grecque ou égyptienne, à la manipulation de “bouliers” basés sur le groupement d’unités élémentaires. On comptera encore longtemps sur ses doigts. Le “zéro” n’existe pas et le système de numération romain se prête mal à l’écriture des opérations élémentaires addition, soustraction.
Le zéro et la virgule n’existant pas, les algorithmes des multiplications, division sont inconnus. L’homme instruit du XIe siècle raisonne sur des nombres entiers et groupement de nombres (base) par exemple la base 12, multiple “visuel” commun de 1, 2, 3... ou 20, multiple commun de 1, 2 et 5... ( "quinze - vingt" pour notre 300…).
- Astronomie : L’observation de la voûte céleste et l’essai de compréhension par “l’homme pensant” de la périodicité et de la mobilité des astres est aussi vieille que l’humanité. La mesure des angles, du temps, puis des longueurs sur la terre (géométrie) entreprise depuis la nuit des temps à conduit les penseurs grecs à une théorie de l’univers, sur laquelle en l’an 1000, veille encore fermement l’Eglise, car elle s’accorde à sa doctrine de la Genèse. En ces années 1000, et pour longtemps encore, les seuls instruments de mesure restent la planchette graduée à alidade, les alignements de monolithes orientés, le gnomon, la clepsydre ou l’horloge à eau.
- Géométrie : La géométrie, et donc l’art de construire, repose essentiellement sur l’étude graphique des “rapports” entre grandeurs entières ou angulaires (trigonométrie), qu’elles soient linéaires, de surface ou de volume (éléments d’Euclide, théorèmes de Thalès, Pythagore, Archimède, et les cinq corps réguliers dits “Platoniciens”, tous démontrés par raisonnement graphique mais dont la démonstration mathématique ne se fera progressivement qu’à partir des XVe et XVIe siècles...). Ne disposant pas de mesure étalon, les construction géométriques se font avec un module arbitrairement choisi ayant dans tout raisonnement géométrique la valeur 1 ( par exemple, 1 pied d’environ 33 de nos centimètres ).
Sans alourdir inutilement cet état des connaissances au Xe siècle, on doit s’émerveiller de constater combien est réduit le nombre d’outils (intellectuels ou matériels) dont dispose le maître d’œuvre de l’époque, tant pour la conception que pour la mise en œuvre de son projet.
B. Les outils :
- Pour la conception : (Maître d’œuvre, parfois Maître d’ouvrage)
- Sa “science du Trait” et son “esprit de géométrie”.
- La règle graduée par un “module" qui lui est propre (un “pied” non étalonné), lui-même divisé par 2 ou 4.
- Le compas.
- Une surface de traçage d’épure, qui le plus souvent est une aire argileuse parfaitement plane, que l’on grave au stylet. On dessine aussi parfois pour les petites épures, sur pierre polie (ardoise) ou sur bois
- Pour l’implantation et le piquetage : (Maître d’œuvre ou Chef de chantier)
- Le niveau, la grande règle et le cordeau.
- La planchette à alidade à pinnules pour les alignements.
- La corde à treize nœuds (12 intervalles d’un module personnel), avantageusement complétée par :
- Une chaîne d’arpenteur dont chaque “maille” peut être un multiple simple du module précédent (par ex. 3).
- Pour la mise en œuvre : (compagnons et manouvriers)
- Le niveau (à gravité).
- L’équerre.
- Le fil à plomb.
- La truelle.
- Le liant, mortier de sable et chaux ou terre argileuse mouillée pressée.
- Sans oublier bien entendu les outils accessoires et traditionnels de terrassement, transport, élévation des matériaux... et de la pierre dont les techniques d’extraction et de taille (ciseaux, têtus et épinçoirs) viennent de l’antiquité. Cependant la brouette n’est pas encore utilisée en occident.
C. Les hommes :
La construction de bâtiments religieux ou seigneuriaux est le fait de communautés d’hommes libres, plus ou moins liées au monachisme, suivant volontairement et travaillant avec un Maître, détenteur du savoir et de l’expérience.
Au Xe, le “Maître d’œuvre" est un maître maçon ou charpentier, souvent moine bénédictin ayant étudié et travaillé au monastère du Mont-Cassin, chef d’une communauté de compagnons libres (origine de francs-maçons).
Détenteur de la science du “Trait" chère à Euclide et Pythagore, il participe manuellement à l’édification des édifices qu’il a conçus. Il garde jalousement secrètes les sources de sa science, et se dit volontiers "enfant de Hiram", Roi de Tyr et légendaire bâtisseur du Temple de Salomon…
Le terme d’“Architecte” ne sera importé d’Italie, par Charles d’Anjou, qu’au XVe siècle. (Arkitecton = Grand Charpentier)
Quelques individus, doués ou privilégiés bénéficient, sous le sceau du secret absolu, de l’enseignement du maître. Après de longues années de travail et d’initiation et l’obtention de la "maîtrise", ils partiront à leur tour avec quelques compagnons choisis et quelques aspirants, élus soigneusement parmi la foule de manœuvres et hommes à tout faire, engagés localement, qui se pressent sur le chantier.
Ce n’est que le début de ce qui deviendra au XIIe siècle, les confréries de maçons et de charpentiers, de tailleurs de pierres, ancêtres du “Compagnonnage”.
Par exemple, à Tournus, il est fort probable que l’Abbé Aymin, “Maître d’ouvrage” a fait appel en 920 à un de ces Maîtres d’œuvre dont le nom est inconnu (E dans le dessin ci-dessous - serait-ce Gerlanus ?) entouré de compagnons d’origine lombarde, comme semble l’indiquer la présence des fameuses bandes d’allégement identiques à celle qu’on retrouve dans les anciennes églises romanes d’Italie du Nord.
Dans plusieurs de ses ouvrages, notamment Les étoiles de Compostelle, le regretté Henri Vincenot nous décrit, avec son talent inimitable, ce genre de personnage, mi-sorcier, mi-prophète, mage au langage ésotérique, présidant à l’édification d’églises et abbayes, tout en préservant son savoir et réservant son enseignement à un être élu destiné à lui succéder… Dans Le pape des escargots, il nous propose comme personnage principal La Gazette qui se dit "grand initié", présent à la construction de Temple de Salomon et héritier des grands maîtres d’œuvre du Moyen Àge. Sa canne de Maître porte les encoches du partage en moyenne et extrême raison et sa corde personnelle à 13 nœuds lui sert de ceinture… L’utilisation intelligente de ces deux outils était suffisante pour concevoir les plus belles églises. |
Linteaux et voussures
À partir du constat que l’« Homo pensant » a, depuis la nuit des temps, appris à édifier des constructions protectrices de plus en plus hautes, solides et élaborées, il nous paraît évident que le problème principal posé à son intellect fut celui de la couverture des baies, passages, et vides de construction…
Pendant plus de 10 000 ans, pour les bâtisseurs des civilisations pré hellénistiques, le « linteau » de résistance estimée ou comparée ou de même l’architrave, furent la seule réponse au problème posé, comme on peut aisément le constater dans les grands ensemble architecturaux égyptiens (Louksor…) et grecs (Parthénon…).
- Linteau et architrave bois à Conques
Qu’il soit soutenu par des solides pieds droits ou par des colonnes puissantes et ouvragées, le linteau, monolithe ou composite est encore de nos jours le système le plus utilisé…y compris pour nos maisons d’habitation…
Je vous ai suffisamment présenté le linteau dans le numéro III de cette série d’articles, je n’y reviendrai donc pas !
Il semble bien que ce soit aux ingénieurs bâtisseurs de la Rome antique, élèves ou émules d’Archimède, que l’on doit la découverte des qualités de la voussure de plein cintre, et par extension, de la voûte en berceau et de la coupole, comme moyen de couverture des baies et surfaces vides des constructions. Les études du grand physicien sur les poussées engendrées par les poids des matériaux, leurs intensités et leurs directions, devaient forcément y conduire…
Après la chute de l’Empire Romain, devenu chrétien (3e siècle) et à la fin des temps dits « barbares » qui suivirent, le renouveau de la foi et la nécessité de construction de lieux de culte pour la religion triomphante, donna naissance à cet art de construire que nous appelons ROMAN (occidental ou byzantin). L’Eglise devenue toute puissante fit appel à des maîtres d’œuvre indépendants, souvent moines ayant étudié l’art de construire dans les bibliothèques des grands monastères d’Italie…
Ce furent ces derniers qui, avec une extrême économie de moyens, couvrirent l’Europe de milliers de ravissantes chapelles et églises qui ont bravé les siècles. Parmi les « compagnons » acteurs de leurs chantiers, certains s’établirent parfois sur les lieux comme « Maître maçon » et ce sont eux qui jusqu’aux XVIe & XVIIe siècles et avec plus ou moins de bonheur eurent à résoudre le problème des « baies, linteaux et voussures » de nos humbles maisons d’habitation…
Renvoi…
Les premières lignes de cette série d’articles Baies, Linteaux et Voussures s’ouvraient sur l’évocation de notre ancêtre du paléolithique supérieur, confronté à la nécessité de se construire un abri, dans un environnement minéral plus ou moins hostile, avec le seul secours de son intelligence et son sens de l’observation…
J’écrivais alors : …Quoi de plus naturel en effet que de se construire un abri avec les pierres affleurant les grands plateaux calcaires, couches pétrifiées d’anciens fonds marins aux strates plus ou moins épaisses, mais facilement détachables (lauzes et laives…). Comme un enfant qui, trouvant un jeu de carte qu’il ne peut comprendre, les assemble pour en faire un château… Deux cartes verticales, une carte horizontale et voici notre abri, notre dolmen conçu, notre rectangle révélé, et les problèmes qui commencent : stabilité et écartement des cartes verticales (que nous appelons "pieds-droits"), poids, dimension, résistance de la carte horizontale (que nous appelons « linteau » ou « voussure » ), extension de cette figure à la dimension humaine…)
Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, alors que la moindre construction, la plus petite cabane, est calculée, mesurée, chiffrée, normalisée puis autorisée, contrôlée, numérisée… mathématisée, j’éprouve souvent la nostalgie de ces temps anciens, quand nos ancêtres d’avant le XVe siècle édifiaient leurs petites maisons ou de délicieuses petites églises avec règle, compas, niveau et fil a plomb… et la seule connaissance de quelques axiomes géométriques venus de l’antiquité…
C’est pourquoi j’ai cru pouvoir vous entraîner dans ma méditation…
- Eglise de Burgy (12e siècle) - Tournugeois - Mâconnais