Un vacarme de tous les diables
Vers deux heures du matin, ce jeudi 18 août 1916, Jean-Marie Boissel rentre à son domicile, au village de Kerscaven en Tréogat. La journée de battage dans une ferme des environs a été très dure, et le repas offert en remerciement aux travailleurs s’est prolongé fort tard. Le concours de Jean-Marie, trente ans, est très apprécié en raison de l’absence de tous les hommes vigoureux partis combattre au front. Il y a échappé, étant exempté comme fils aîné de veuve [1] . Depuis leur mariage en juin 1905, sa femme Perrine Le Brun [2] lui a donné quatre enfants. C’est un homme heureux !
Sitôt qu’il franchit le seuil de la maison, Perrine vient vers lui pour se plaindre d’un chien qui fait un vacarme de tous les diables sur leurs terres. Ses aboiements empêchent les enfants de dormir. Les nuits précédentes, les blés ont été foulés par des animaux et Boissel suspecte tous ces cabots qui, malgré un arrêté préfectoral, continuent de divaguer. Bien qu’une épidémie de rage fasse actuellement des ravages, des propriétaires peu scrupuleux n’attachent pas leurs bêtes.
Excédé, Boissel prend son fusil et va réveiller son frère Yves. Sus au quadrupède, disent les deux hommes qui ne tardent pas à le voir dans un menez [3] au milieu duquel émerge une haute touffe d’ajoncs. Boissel épaule et tire sans atteindre l’animal qui se réfugie derrière la touffe. Après un second coup de feu, la bête s’enfuit en hurlant et, en prime, un homme surgit du bosquet en gémissant.
- Une touffe d’ajonc
Le bedeau est atteint
Le blessé se nomme Jean Le Tymen [4] , un célibataire âgé de quarante-sept ans, sabotier au bourg et bedeau au service de la paroisse et de M. Caer, recteur de Tréogat. L’individu, caché derrière la lande dans la position du tireur couché, a pour habitude de passer ses nuits à chasser au collet. Cette fois, le grand chasseur devant l’Éternel, comme on le surnomme avec quelque malice, s’en tire plutôt mal avec deux blessures, l’une à la cuisse droite et l’autre au mollet gauche.
Tandis que Jean-Marie Boissel se dit ému et contrarié, Le Tymen, très affaibli, est conduit à l’hôpital, d’où il sort guéri au bout de quelques semaines. Faute de précisions, on ne sait si le tireur est venu s’excuser à son chevet. Mais Jean Le Tymen a eu le temps de réfléchir pendant son hospitalisation et, à son retour à Tréogat, il se fait menaçant.
Il est convaincu que Boissel l’a délibérément visé car, selon ses dires, le chien était à ce moment-là déjà rentré au village. Et cette histoire de haute touffe d’ajoncs est une invention pour masquer un geste criminel contre un meilleur chasseur que lui. Si Boissel l’a tiré comme un vulgaire lapin en rase campagne, c’est uniquement parce qu’il est jaloux des exploits du bedeau. En conséquence, Le Tymen porte plainte contre Boissel pour lui avoir volontairement porté des coups et fait des blessures.
Blessé dans son orgueil
Le 12 décembre 1916, l’affaire du siècle passe une première fois devant les juges de Quimper qui ordonnent un supplément d’information. S’étant rendu sur les lieux, un honorable magistrat constate l’existence de la touffe d’ajoncs et trouve même des plombs parmi les tiges. C’est en vain que l’on tente de convaincre Jean Le Tymen de retirer sa plainte. Blessé dans son orgueil, l’homme s’arc-boute sur ses positions. Peu lui importe qu’Alain le Berre, le propriétaire du chien, déclare que "Azor" ne pourra plus donner de lignée, un des plombs tirés par Boissel ayant endommagé l’un de ses testicules. Le Berre, voisin des Boissel, n’a évidemment pas porté plainte, l’escapade nocturne de sa bête étant interdite.
Le 10 février 1917, devant le tribunal correctionnel de Quimper, Me Le Bail a la partie facile. Pourquoi ce ténor du barreau, plutôt connu pour défendre les républicains contre les cléricaux, a-t-il accepté d’être le conseil de Jean-Marie Boissel ? Ce cultivateur est sans doute ce que l’on appelle à l’époque un Rouge, opposé à un Blanc, le bedeau de l’église de Tréogat.
- L’église de Tréogat
Dans sa plaidoirie, l’avocat, spécialiste des grandes envolées lyriques, dresse le portrait de son client, qu’il dit au-dessus de tout soupçon. Connu dans le canton pour la bonne tenue de sa ferme, souvent récompensé lors des comices agricoles, Boissel, titulaire du certificat d’études primaires, est un cultivateur instruit [5] . Il n’a jamais eu d’altercation avec le demandeur et c’est par le plus grand des hasards que les plombs tirés en direction du chien l’ont atteint. Tymen aurait-il voulu profiter de cet incident regrettable pour toucher des dommages et intérêts ?
Le voilà
Offusqué par cette remarque qu’il juge désobligeante, le plaignant proteste de sa bonne foi. Il confirme ne s’être jamais disputé avec Boissel, mais alors, pourquoi ce dernier, en le voyant dans la lande, a-t-il crié le voilà avant de tirer deux coups de feu en sa direction ? L’avocat répond que ce le voilà était destiné au chien. Un autre témoignage vient au secours de la défense : le docteur Colin qui a examiné Le Tymen affirme que les blessures n’ont été provoquées que par une seule décharge de plombs.
Pour les juges, la cause est entendue et, le 13 février, à l’issue de leur délibéré, ils prononcent un verdict de sagesse : Il semble évident que Boissel n’a jamais eu la volonté d’atteindre Tymen. Ce serait un acte totalement invraisemblable et il y a donc lieu de l’acquitter purement et simplement. Le tribunal ajoute qu’il appartiendra au procureur, s’il le juge à propos, de poursuivre l’inculpé pour blessures par imprudence, mais le tribunal n’a pas été saisi de ce chef d’inculpation.
"Le Citoyen" consacre une colonne entière à cette affaire sous le titre : Le bedeau, le chien et le moissonneur. Il conclut en ces termes : Le Tymen n’était pas content en ralliant sa commune où il retrouvera son compagnon d’infortune, un chien très philosophe. Les autres journaux ne se sont pas autant intéressés à ce mélodrame champêtre. En temps de guerre, la pagination est réduite et, là-bas dans la Somme, d’autres coups de fusil sont bien plus meurtriers. Quand on sait que "Le Citoyen" est un hebdomadaire créé par Me Le Bail, on comprend mieux pourquoi il a voulu faire savoir à ses lecteurs qu’il avait encore remporté une victoire contre les cléricaux, si minime fut-elle. Fin lettré, le conseil de Jean-Marie Boissel aurait dû se souvenir du vers célèbre : À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Sur la page d’accueil du site : www.chuto.fr : préface et introduction |
- Les exposés de Creac’h-Euzen