Le domaine de l’instruction a été l’un des « lieux institutionnels » où les affrontements entre les communautés religieuses ont eu le plus de retentissement sur la vie municipale (voir notamment : A. Encrevé Protestants français au milieu du XIXe siècle, A. Benoist Paysans du Sud-Deux-Sèvres au XIXe siècle).
A Saint-Sauvant ceci s’est traduit par plusieurs dissolutions du
conseil municipal sur décision préfectorale ou même ministérielle. Avant de
m’intéresser en détail à l’histoire des écoles dans notre commune, il m’a
paru opportun, dans un premier temps, d’étudier un paramètre mesurable qui
permette une évaluation de l’efficacité de cette institution, à
savoir le niveau d’alphabétisation. Dans leur ouvrage "Lire et Ecrire -
Alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry" Editions de
Minuit, les auteurs, Furet et Ozouf, proposent plusieurs méthodes pour évaluer
le niveau d’instruction. Nous avons repris deux de ces méthodes statistiques
afin de comparer le niveau d’alphabétisation dans les différentes communes du
canton de Lusignan.
L’alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry
Source : Furet et Ozouf : « Lire et écrire » Les éditions de minuit Tome 1.
L’histoire de l’alphabétisation est celle d’une mise
en place et d’une évolution lentes, la chronologie du mouvement
obéit à la descente progressive dans le corps social et reste complètement
indépendante des grands événements politiques, y compris le premier d’entre
eux : la Révolution française, bien que cette dernière en fasse son
porte-drapeau contre l’ancien monde. D’ailleurs le système scolaire loin d’être dans notre histoire une institution imposée d’en haut, du pouvoir vers la société, est
au contraire le produit d’une demande sociale d’éducation, les communautés
d’habitants ont fondé, gouverné et financé leurs écoles.
Dès le départ l’Eglise catholique a perçu l’école comme un moyen de contrôle social et intellectuel et par conséquent comme un
pouvoir dont il ne fallait abandonner ni même partager l’exercice. L’Etat
monarchique appuie l’idée d’une école catholique qui déracine à jamais l’hérésie
en tentant d’avoir dans tout le royaume et dans la moindre paroisse un
instituteur de la Révocation de l’Edit de Nantes. Le Protestantisme puis la
Contre-Réforme ont fait de l’entrée dans la culture écrite une obligation.
Le développement de l’alphabétisation obéit globalement
aux lois de l’inégalité du développement économique. L’économie de marché généralise l’écrit comme un
impératif de la modernité qui impose le passage du religieux au moderne et
d’une alphabétisation restreinte à une alphabétisation de masse. C’est l’hérésie
protestante qui démocratise l’écrit dans les masses et qui initie la fin d’une
société à alphabétisation restreinte en faisant éclater l’exclusivité
des clercs sur l’écrit. Cette immense révolution se réalise dès la fin du XVIe
siècle, elle sépare deux époques : en amont dans la société à
alphabétisation restreinte, le texte est sacré, il dit le vrai, tout change à
partir du moment où tout le monde doit savoir lire et écrire, le rapport de l’individu
au texte écrit s’en trouve radicalement transformé, les conditions de communication, de collectives deviennent individuelles. On passe d’une culture orale qui est publique et collective à une culture écrite qui est secrète et personnelle.
L’écriture transforme donc tout le rapport social et en même temps c’est aussi par elle
que le nouveau rapport se trouve sacralisé (acte notarié à titre individuel,
constitution pour le collectif).
L’ensemble des analyses
locales confirme qu’il n’y a pas de variable unique ou même privilégiée
qui puisse à elle seule rendre compte des inégalités observées de département
à département, de canton à canton ou de village à village, le concept le
plus éclairant est celui de la demande sociale d’éducation,
concept qui n’est pas directement mesurable.
Toutefois à travers l’étude de plusieurs indicateurs : type d’habitat, répartition de la propriété (métayage ou faire-valoir direct), type de culture (bocage ou openfield) et d’exploitation du sol (assolement biennal ou triennal), plus ou moins grande pénétration de la ville ou au moins de l’économie de marché, on peux affirmer que c’est le degré d’aisance de la paysannerie qui définit le mieux le niveau de propension à l’instruction. La plus ou moins grande richesse des
collectivités locales conditionnent, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la
possibilité d’ouvrir une école. Il faut souligner que presque jusqu’au
bout la société rurale française a assuré de ses propres forces, sans
l’aide de l’état, l’alphabétisation de ses enfants.
- L’alphabétisation dans le département de la Vienne
au XIXe siècle
Source : Y. Pasquet dans « Lire et écrire » Furet et
Ozouf Tome 2
Le département de la Vienne
déjà à la traîne depuis la fin du XVIIe siècle aggrave encore son cas à
partir de 1815-1820 en se plaçant dans les dix derniers départements français,
il y restera tout au long du XIXe siècle. Il faut souligner la situation
relativement privilégiée du canton de Lusignan si l’on considère
l’ensemble de la région Ouest, où seules, la partie sud des Deux-Sèvres et
dans une moindre mesure l’ouest de la Charente présentent de meilleurs résultats.
Le tableau 1 indique
l’origine socioprofessionnelle des conscrits des classes 1865-1867, ainsi que,
pour chaque secteur, le taux d’analphabétisme. On remarquera que si partout,
les employés de l’agriculture sont moins alphabétisés que ceux de
l’industrie et de l’artisanat, les différenciations régionales se
superposent toutefois aux différenciations sociales.
Tableau 1
La confrontation des cartes
représentant respectivement le taux alphabétisation chez les conscrits des
classes 1846 à 1848 et le taux de métayage en 1851, est tout à fait
significative : là où il y a métayage il y a analphabétisme (région
Montmorillon), cette corrélation existe aussi au niveau national. Les seules
zones qui se détachent de cette médiocrité générale se trouvent dans la
partie ouest du département où se situe le canton de Lusignan. Un autre
obstacle à l’alphabétisation peut être la dispersion de la population,
« il y a véritablement relation de cause à effet entre la structure de
l’habitat et la tendance de la population à accepter l’école ».
A cet égard les cantons de
Lusignan et de Civray font exception. Y. Pasquet explique cette singularité par
« la survivance de rivalités religieuses qui sont propices à la
multiplication des écoles (canton de Lusignan) et par la propension d’une
société, autrefois influencée par le protestantisme, à mieux accepter une
culture laïcisée (cantons de Couhé Civray) ».
Pour la paysannerie moyenne,
le principal obstacle à l’alphabétisation reste la nécessité pour les
parents d’employer leurs enfants la plus grande partie de l’année, et ceci
même pour les agriculteurs disposant d’une certaine aisance.
- Niveau d’instruction dans le canton de Lusignan
3-1 Suivant les liste de tirage au sort des conscrits
Source utilisée : liste de tirage au sort des conscrits
(série 9R6 Archives Départementales de la Vienne), ces listes outre une description physique succincte ainsi
que le métier de chaque conscrit, indiquaient également le niveau d’instruction
au moyen d’une variable pouvant prendre les valeurs 0 (ne sait ni lire ni
écrire), 1 (sait lire seulement) et 2 (sait lire et écrire). Le tableau 2
permet une comparaison du niveau d’instruction des conscrits des classes 1847,
1848, 1849 et 1850 pour les différentes communes du canton. Pour chaque commune
deux lignes l’une donnant le nombre total de conscrits l’autre le nombre
sachant lire et écrire. Les résultats sont présentés pour chaque commune en
deux colonnes, la première donne le pourcentage de population par rapport à la
population totale du canton, la seconde le pourcentage de conscrits sachant lire
et écrire.
Niveau |
|||||||
Année |
1847 |
1848 |
1849 |
1850 |
Total |
% |
|
Total |
108 |
107 |
115 |
127 |
457 |
|
|
Sachant |
68 |
79 |
85 |
75 |
307 |
67,2% |
|
Saint-Sauvant |
29 |
22 |
25 |
34 |
110 |
24,1% |
79,1% |
25 |
21 |
16 |
25 |
87 |
|||
Celle |
12 |
14 |
17 |
12 |
55 |
12,0% |
52,7% |
2 |
12 |
9 |
6 |
29 |
|||
Rouillé |
17 |
27 |
24 |
17 |
85 |
18,6% |
75,3% |
10 |
22 |
20 |
12 |
64 |
|||
Sanxay |
15 |
9 |
15 |
15 |
54 |
11,8% |
70,4% |
11 |
6 |
15 |
6 |
38 |
|||
Lusignan |
20 |
17 |
14 |
24 |
75 |
16,4% |
64,0% |
13 |
7 |
11 |
17 |
48 |
|||
Jazeneuil |
9 |
6 |
9 |
11 |
35 |
7,7% |
62,9% |
4 |
4 |
8 |
6 |
22 |
|||
Cloué |
6 |
12 |
11 |
14 |
43 |
9,4% |
44,2% |
3 |
7 |
6 |
3 |
19 |
Tableau 2
On a répété le même dépouillement pour les classes 1827,
1828, 1829 et 1830 ; 1867, 1868, 1869 et 1870 ; 1887, 1888, 1889 et
1890. Les résultats sont présentés sur le graphique 1 qui donne un comparatif
du niveau d’alphabétisation des conscrits des différentes communes du canton
de Lusignan au long du XIXe siècle.
Graphique 1
Nous pouvons classer les courbes en trois catégories :
- Catégorie 1 : une croissance constante de
1828 à 1888 c’est le cas de Saint-Sauvant, Rouillé, Lusignan et
Celle l’Evescault qui démarre en 1828 avec un handicap de l’ordre
de 20%.- Catégorie 2 : départ avec environ 15% de
retard sur la 1ère catégorie, croissance de 1828 à 1848
puis légère décroissance entre 1828 et 1848 puis à nouveau
croissance jusqu’en 1888 pour combler complètement ou en partie
leur déficit vers la fin du siècle c’est le cas de Cloué, Sanxay,
Jazeneuil.- Catégorie 3 : départ en 1828 avec une
avance de 15% sur la 1ère catégorie, décroissance entre
1828 et 1848, légère croissance entre 1848 et 1868 puis croissance
rapide pour combler en partie son retard en 1888 c’est le cas de
Curzay.
A priori on se serait plutôt attendu à n’avoir que des
courbes du premier type avec une croissance continue du niveau d’instruction
au cours du siècle. En tous cas il faut remarquer que les communes à majorité
protestante (Saint-Sauvant et Rouillé) présentent les meilleurs résultats. C’est
également le cas de Lusignan qui a dû bénéficier de sa position de chef-lieu
de canton.
Nous n’avancerons pour l’instant aucune hypothèse sur le
phénomène de stagnation voir décroissance entre 1828 et 1848 que présente la
catégorie 2.
Par contre le cas de la commune de Curzay est tout à fait intéressant.
Nous devons préciser que pour présenter ces résultats nous avons été amené
à faire un choix concernant les conscrits qui savaient « lire
seulement » en les comptabilisant avec ceux qui ne savaient ni lire ni
écrire de sorte que les courbes ci-dessus ne concernent que les conscrits
sachant effectivement lire et écrire c’est à dire ceux auxquels avaient
été attribué un niveau d’instruction de valeur 2 dans les listes de tirage
au sort. Or il se trouve que Curzay est pratiquement la seule commune qui
présentait un grand nombre de conscrits sachant lire seulement, ce qui fait que
la courbe présentée n’est pas vraiment significative (si l’on comptabilise
les sachant lire seulement avec ceux qui savent lire et écrire on obtient une
courbe du type 2). Alors pourquoi tant de conscrits « sachant lire
seulement » à Curzay ? Cela peut paraître paradoxal quand on sait
que Curzay est la première commune du canton à satisfaire à l’ordonnance
royale du 29/02/1816 qui préconise une école communale par paroisse.
Furet et Ozouf consacrent un chapitre particulier à la
capacité de « lire seulement ». Voici en résumé les résultats de
leur étude statistique : 1°) lire seulement est une étape de l’alphabétisme
mais c’est une étape indépendante et sans rapport clair avec ce qui la
précède et ce qui la suit ; 2°) la carte de distribution de la capacité
à « lire seulement » est comparable à celle de la pratique
religieuse contemporaine, ce qui donnerait à penser que l’église catholique,
par l’intermédiaire d’une éducation non seulement scolaire mais aussi
religieuse, a joué un rôle privilégié dans une sorte d’éducation
partielle, limitée à la lecture ; 3°) il y a bien une pédagogie
particulière de la Contre-Réforme destinée surtout aux filles et excluant l’écriture :
lire l’écriture sainte et le catéchisme a été longtemps la seule exigence
du curé vis à vis de des fidèles. La pédagogie de l’enseignement était basée sur trois
cycles successifs de plusieurs années suivant les capacités de l’élève
et surtout sa disponibilité au cours de l’année scolaire : - apprentissage
de la lecture en latin puis en français, - apprentissage de l’écriture avec
une période d’au moins six mois réservé à la technique (taillage de la
plume ...), - apprentissage de l’arithmétique. A partir de 1818 apparaît en
France, importée d’Angleterre, la méthode d’enseignement mutuelle qui sera
d’ailleurs très rapidement soutenue par les autorités. Cette méthode
révolutionne complètement le système éducatif, à partir de cette époque,
lecture (en français), écriture et arithmétique seront enseignées de concert
avec en plus quelques notions d’histoire et de géographie. Très rapidement
on incitera les instituteurs a utiliser cette nouvelle méthode qui sera
officialisée par la grande loi sur l’éducation de 1833.
Vue sa date d’installation l’instituteur de Curzay Mr
Quinçais était forcément un adepte de l’ancienne méthode ce qui explique
le fort taux de « sachant lire seulement » dans la commune jusque
dans les années 1850.
En conclusion de cette étude des listes de tirage des
conscrits on retiendra la position particulièrement privilégiée de
Saint-Sauvant quant à l’alphabétisation. Cette position vue d’une manière
plus large, par rapport aux moyennes cantonale et départementale est
parfaitement illustrée par le graphique 2 ci-dessous.
Graphique 2
3-2 L’alphabétisation suivant le taux de signatures au mariage
Pour les périodes antérieures au XIXe, faute d’avoir
des informations directes sur les populations (recensement, conscription), l’historien
est réduit au seul indicateur des signatures au mariage. En 1877, Louis
Maggiolo ancien professeur, principal de collège puis inspecteur d’académie
à la retraite se voit chargé par le ministère de l’instruction publique d’une
mission qui consistait en une grande enquête rétrospective sur l’alphabétisation
des Français. Maggiolo demanda aux instituteurs, chacun dans sa commune, de
relever les signatures des époux pour quatre périodes quinquennal :
1686-1690, 1786-1790, 1816-1820 et 1872-1876. Il eut un concours extraordinaire,
en effet, près de 16000 instituteurs ont constitué les monographies communales qui
composent le tableau final. A l’examen des résultats obtenus, la France peut être grossièrement divisée en deux parties
à partir d’une ligne Saint-Malo - Genêve. Il y a donc une France
du nord et du nord-est qui a été alphabétisée sous l’ancien régime et d’autre
part une France du retard dont la Vienne fait partie. La validité des résultats de « l’enquête Maggiolo »
a été confirmée par les travaux de Furet et Ozouf qui ont comparé ces
résultats avec ceux d’un certain nombre de monographies locales. Ils ont
eux-mêmes, grâce aux travaux de leur équipe de chercheurs du Centre de
Recherche Historique, établis plusieurs sondages en Champagne, en
Haute-Normandie, en Brie, en Poitou et en Languedoc. Leur conclusion est que
« les données de l’enquête Maggiolo sont dans l’ensemble
étonnamment solides mais elles doivent tenues pour représentatives du seul
monde rural ». D’autre part, ils ont pu montrer grâce aux techniques
statistiques de l’analyse factorielle, que :
1 - « la signature est un bon
baromètre de l’alphabétisation »
2 - « la capacité à signer
renvoie bien à un niveau d’instruction qui comporte lecture et
écriture ».
Pour notre part, nous avons comptabilisé sur des périodes
de cinq années successives (1786-1790, 1806-1810, 1816-1820, 1826-1830,
1846-1850, 1866-1870 et 1886-1890), le taux de signature au mariage dans
les registres paroissiaux ou dans les registres d’état civil, pour chacun des
époux. Le graphique 3 présente une comparaison entre les résultats
obtenus pour Saint-Sauvant avec ceux de l’enquête Maggiolo pour la Vienne.
Graphique 3
On voit que les résultats des hommes saint-sauvantais sont
en moyenne 20% supérieurs à ceux du département et se trouvent comparables à la
moyenne nationale (graphique 4) alors que les femmes
suivent tout à fait la moyenne départementale.
Graphique 4
Si l’on revient plus en détail sur les
résultats présentés sur le graphique 3, le décrochage observé en 1788 pour
la courbe bleue (homme St-Sauvant), est aisément explicable. En effet les
pourcentages donnés pour la période 1786-1790
ne prennent en compte que les mariages catholiques enregistrés dans les
registres paroissiaux soit : 23,5% pour les hommes et 10% pour les femmes.
Nous avons comptabilisé les signatures au mariage pour les protestants
saint-sauvantais dans les
registres de régularisation suite à l’édit de 1787 (registres de Lusignan)
pour la période (1786-1788) et nous avons obtenu : 50% pour les hommes et
10% pour les femmes.
Pour la période 1786-1790, il apparaît
que, pour les femmes, l’appartenance à l’une ou
l’autre confession n’a aucune influence sur le pourcentage de signatures, tandis
que, pour les hommes son rôle est déterminant : il y a deux fois plus d’hommes protestants qui signent au mariage
que de catholiques.
4 - Conclusions
Les deux études statistiques réalisées
confirment complètement l’hypothèse avancée par Yvonne Pasquet pour expliquer
la position privilégiée du canton de Lusignan quant à l’alphabétisation.
Pour elle celle-ci est due à « la survivance de rivalités religieuses
qui sont propices à la multiplication des écoles et par
la propension d’une société, autrefois influencée par le protestantisme, à
mieux accepter une culture laïcisée ». A l’intérieur même du canton
les communes à forte population protestante (Saint-Sauvant, Rouillé)
obtiennent les meilleurs résultats. La comparaison des taux de signature au
mariage dans les registres paroissiaux de Saint-Sauvant et dans les registres
dits "de régularisation" des mariages protestants de Lusignan faisant
suite à "l’édit de 1787", pour la période 1786-1789,
montrent qu’il y a deux fois plus d’hommes protestants qui signent au mariage
que de catholiques.