Dresser l’éventail des corpus
Première étape, inventorier les documents par corpus - lettres, cartes postales, livres de comptes, actes d’état civil, albums photographiques - le sol jonché de piles obligeait à naviguer entre les minces espaces.
L’inventaire ainsi dressé, la seconde étape a consisté à reprendre chaque corpus et classer les documents par individu pour constituer un dossier pour chacun d’eux avec une signalétique comportant les prénoms, nom, date de naissance et date de décès, nom et prénoms du conjoint(e). Les dossiers créés rassemblaient les documents en sous dossiers par corpus (actes de succession et état civil, correspondance, cartes postales, etc.) ; à l’intérieur des sous-dossiers, chaque pièce était classée par ordre chronologique. J’ai retenu dix individus, sur plus d’une vingtaine, sur la base de l’étendue des corpus et de la richesse de la correspondance.
L’arbre généalogique existant au moment de mon travail me fut d’un précieux secours pour m’y retrouver parmi les homonymes. A la lecture des lettres confrontées à d’autres sources, j’ai complété des informations sur des branches familiales.
Une question s’est vite posée pour classer les lettres envoyées aux destinataires. Où les classer, dans le dossier de l’émetteur ou dans celui du destinataire ? J’ai opté pour les classer dans le dossier de l’émetteur car cela permettait de mieux cerner ses relations avec les autres membres de la famille et son réseau social. Toutefois, pour faciliter la tâche de l’analyse ultérieure, j’ai réalisé une liste des destinataires figurant dans le sous-dossier correspondance.
Les photographies, l’art des portraits et des mises en scène
Le corpus photographique a nécessité un traitement particulier. Les photographies sur support papier sont restées dans les albums ; celles sur plaques de verre ont été numérisées et retraitées si besoin par un logiciel de retouche photographique. Travail fastidieux ! Plus de 60 boîtes de plaques de verre sont à traiter. Vu l’ampleur, la priorité est donnée aux dix individus.
La difficulté rencontrée est celle des identités qui ne sont pas toujours mentionnées sur les photographies papiers et systématiquement sur les plaques de verre. En effectuant des allers-retours entre les photographies identifiées, j’ai apprivoisé les visages et ainsi j’ai pu reconnaître certains portraits et membres de la famille, particulièrement dans les photographies de groupe. Il en va de même des photos non datées. Quelques repères permettent de combler cette absence par l’âge des individus figurant sur les photos, le style de la photo et le papier utilisé.
Le sous-dossier photographie renvoie vers un répertoire électronique qui contient les photographies numérisées des individus, ventilées par thématiques : portraits, événements, lieux. Chaque fichier est désigné par une légende, soit le nom et prénom usuel de l’individu, la date de la photo lorsqu’elle est connue, le thème en toutes lettres (lieu, événement, domicile…).
La correspondance, autant de fragments de mémoire
Enfin, l’étape la plus intéressante ! Une lecture minutieuse des lettres m’a ouvert à une autre époque, à des univers de vie. Là encore, une question me vint à l’esprit : comment m’y retrouver dans cette masse de documents pour écrire par la suite le roman mémoire ? Le prérequis est d’avoir une vision d’ensemble pour faciliter la rédaction par la suite. Pour ce faire, j’ai extrait des portions de texte sur la base de critères, ce qui permet d’avoir une cohérence dans la diversité des lettres.
La lecture d’ouvrages historiques a complété ce travail en fournissant le contexte général permettant de mieux cerner les impacts des événements historiques sur les trajectoires de vie.
L’intimité et le registre des émotions ont retenu mon attention. Laisser parler « l’intime », ce que François Jullien, philosophe, décrit par « ce qui est tout à fait privé et généralement caché aux autres » [8] : positions morales, valeurs, personnalité, événements familiaux fêtés ou soulignés « entre nous »… En m’appuyant sur les critères ci-dessus, j’ai extrait dans une masse non négligeable de lettres, des extraits qui décrivaient bien la sphère de l’intimité familiale, celle de l’individu, son réseau de sociabilité, ses us et coutumes…
Les extraits de lettres reproduits sur traitement de texte et accompagnés de la numérisation des documents ont donné lieu à un plan des correspondances par individu avec la liste des destinataires. Quelques extraits sont présentés ci-après.
• Extrait d’une lettre illustrant l’éthique ou la morale.
Mon cher Xavier,
On t’a peut-être conté, il y a bien longtemps, alors que tu n’étais pas encore le jeune homme raisonnable d’aujourd’hui, qu’il existe par-delà les mers un rivage lointain où les montagnes sont en chocolat, les rochers en sucre candi, où le lait coule à pleins bonds dans les fleuves, et le champagne dans les ruisseaux ; le petit coin de terre dont tu vois l’image n’est pas tout à fait le pays enchanteur dont on t’a parlé, mais peu s’en faut. On y admire une végétation digne des tropiques ; un panorama merveilleux sur la mer et sur les montagnes ; on y est réchauffé par les rayons ardents du soleil du Midi. Tu dois te demander, mon cher petit, à l’aide de quelle baguette magique le Seigneur de ces lieux fait jaillir des gigantesques rochers sur lesquels flotte son drapeau national ; la source de richesse qui lui permet non seulement d’offrir à son peuple de semblables jouissances. Hélas, c’est là que finit le rêve : c’est dans les produits du jeu, qui a déjà causé tant de drames et de ruines, dans un des salons les plus dorés du féérique casino de Monte Carlo, riches et pauvres viennent perdre, les uns l’héritage de leur famille, les autres le pain de leurs femmes et de leurs enfants et, pendant que des étrangers indifférents jouissent à leurs dépens des bals et des concerts, eux reprennent tristement le chemin de leur demeure, ne rapportant que la honte et la misère !
• Extrait d’une lettre démontrant la vie culturelle.
J’ai commencé un autre morceau « l’élévation de Schumann » pour la prochaine audition. Papa veut me conduire à l’Opéra-Comique voir les « Noces de Figaro » maintenant que j’ai vu le Mariage de Figaro. »
• Extrait d’une lettre, témoignage d’un événement historique
Mon cher Paul
Ici nous voyons passer des trains, nous délivrons des laissez-passer, nous regardons les prisonniers, tous très abrutis. Nous entendons le canon toute la journée dans tous les sens. C’est une distraction, on fait des palabres ininterrompus avec nos camarades et les aviateurs qui reviennent de mission. Depuis quelques jours, nous n’avons plus de trains de blessés qui prennent une autre direction. Il y aura toujours des quantités énormes de blessés car les combats ont lieu tout autour sans aucune discontinuité. Je pense que les allemands avaient sous les drapeaux infiniment plus d’hommes qu’ils ne l’avaient publiés. Dans tous les cas on tient ici très ferme la défense et un jour de terrain perdu est regagné le lendemain. »
• De l’intime, sentiment exprimé
Chère tante Madeleine,
J’entends tellement parler de vous que je voudrais vous connaître ; aussi je me réjouis beaucoup d’aller à votre mariage. Est-ce que vous ne pourriez pas m’envoyer votre photographie pour que je commence à vous aimer. »
• Mode de vie et patrimoine familial
Pour en exploiter le contenu, j’ai catégorisé les divers éléments répétitifs et ceux qui sont exceptionnels (mariages, fiançailles, réceptions données en l’honneur d’une promotion professionnelle). J’ai retranscrits certaines dépenses sur un tableur Excel selon les catégories de dépense. Les données ainsi collectées sont complétées par les dossiers de succession qui précisent la constitution des fortunes et la transmission de générations en générations. Cela donne une première estimation du niveau de vie. Une consolidation sera faite ultérieurement en précisant la valeur des coûts selon la valeur actuelle en euros pour avoir une meilleure idée du patrimoine à notre époque.
Ecrire le roman mémoire
Remonter aux traces de ces inconnus et à ceux qui ont partagé une partie de notre vie, telle est la dernière étape du projet. Pour avoir une idée des trames qui vont constituer le roman mémoire, les extraits de lettres ont été répertoriés de par leurs contenus sur un ou plusieurs axes : l’intime, la découverte des mondes, la famille, l’individu en tant que témoin de l’histoire. A cela s’ajoutent les photographies, cartes postales et télégrammes.
Le roman mémoire est à la fois biographie et inspiration. Il va puiser dans les correspondances et les événements historiques pour mettre en scène des épisodes ou des fragments de vie devenant ainsi une source pour écrire et décrire « le dedans » et « le dehors » d’un individu. L’enjeu du roman mémoire, ce sont les personnes : comment vivent-elles ? comment évoluent-elles ? quelles sont leurs valeurs ? quelles sont leurs joies, leurs pensées au-travers des faits et gestes de leur vie quotidienne ? Le travail de l’émotion s’effectue sur les expressions, les moments de joies, la douleur condensée en peu de mots, la pudeur des sentiments. Le roman mémoire s’écrit à la première personne, le « je ».
• Exemple d’écriture d’un fragment de vie à partir d’un extrait de lettre et de cartes postales.
Contexte : départ par le train pour un séjour en bord de mer, au Touquet Paris Plage. La jeune fille qui écrit est âgée de quinze ans.
Chère Arlette,
Nous sommes bien arrivés et avons fait bon voyage malgré que nous étions empilés dans notre compartiment entre les sacs et les chapeaux. Te plais-tu à Honfleur ? J’ai apporté les Contes des Mille et Une nuits. Écris-moi vite. .. »
Ecriture du fragment de vie à partir de cet extrait.
• Exemple d’écriture d’un fragment de vie à partir d’un événement historique que l’individu a suivi de par ses correspondances et les journaux de l’époque (L’intransigeant, 1911).
Contexte : le vol de la Joconde, 22 août 1911.
Touquet Paris Plage.
Mon cher Paul,
Quelques lignes pour que tu ne t’inquiètes pas sur mon état de santé. Ma grossesse se porte au mieux. J’ai choisi avec maman la pelisse du bébé, elle est pratique et jolie. On ne parle que de cela à la maison, le vol de la Joconde. »
Ecriture du fragment de vie à partir de cet extrait.
Dans notre exemple, le roman mémoire porte sur une dizaine de personnes, celles-ci pouvant s’exprimer sur un ou plusieurs axes mais en respectant l’ordre chronologique selon les durées de vie (naissance et décès), les événements (mariage, migration, vie sociale et politique….).
Un autre aspect à considérer est l’univers féminin qui se distingue de celui des hommes de par les styles littéraires et les sujets. Certaines s’interrogent sur le rôle des femmes dans la société, leurs devoirs, allant jusqu’à aborder la question d’un point de vue philosophique : quelle est la place des femmes selon Socrate ? (extrait d’une lettre datée de 1922). Prise de conscience d’une condition sociale des femmes, on voit émerger des revendications et des inquiétudes portées dès l’aube de l’adolescence au tournant des années 1920.
La rédaction donne lieu à ce jour à plus de 150 pages, illustrées de photographies, de lettres et de cartes postales numérisées. Une chronologie des personnes et des événements seront en annexe de l’ouvrage ainsi que l’arbre généalogique.
Quelle aventure de redonner vie à ces visages et de découvrir ainsi toute une époque !
Combien de temps ai-je consacré à ce projet ? L’inventaire des documents, le dépouillement et l’analyse des correspondances m’ont absorbé pendant une année. La numérisation des photographies nécessite de visionner les photos pour savoir de qui il s’agit, cela a pris environ six mois, et ce n’est pas terminé ! La rédaction du roman mémoire est en cours. J’évalue la charge à quatre mois presqu’à temps complet.
A la question : faut-il avoir autant de corpus pour se lancer dans un tel projet ? Vu l’ampleur du travail de dépouillement et d’analyse et la volumétrie des documents, cette démarche s’avère indispensable pour travailler à la fois sur la masse et les détails. Toutefois, si l’on dispose de peu de documents, mais que les corpus sont variés, ou encore que les correspondances abordent plusieurs facettes de vie (privée et/ou publique), on peut dès lors replacer les faits et les événements dans un contexte historique et un univers social (métiers, lieux…). On pourra s’inspirer des travaux de l’historien Alain Corbin qui a retracé la vie d’un inconnu par son métier, son lieu de vie, les us et coutumes de l’époque [9]. Ainsi, la démarche sera simplifiée et adaptée, l’essentiel est d’avoir une approche pour progresser en toute cohérence dans le projet du roman mémoire. L’intérêt est légitime car il s’agit de construire un pont entre la mémoire de ceux qui nous ont précédés et notre vie.