Quelques jours plus tard, maman reçut une dépêche lui apprenant que le régiment de Papa était à Orly pour quelques jours. Avec ma tante Ernestine, nous avons pris un taxi et nous avons pu revoir mon père [1] : il avait quitté ses vêtements civils et portait un pantalon rouge garance, une veste et un képi. Comme il avait couché dans une grange, il avait pris froid et avait une extinction de voix. Il nous embrassa très fort. C’était le 15 ou 16 août. Sur le chemin du retour nous fûmes surprises par un violent orage accompagné d’une forte pluie.
- Sa femme : Louise. Ses deux filles : Marguerite, 11ans Yvonne, 7 ans
en 1914.
Les Allemands avaient envahi la Belgique. Les départs des soldats se succédaient ; le régiment de mon père fut envoyé vers la frontière belge [2]. Sans nouvelles de lui, ma mère pleurait souvent car celles venant du front étaient désastreuses : le nord de la France était envahi.
Enfin, le 12 octobre, une lettre de mon père arriva de Hal en Belgique : « Prisonnier, pas blessé ». Quel soulagement ! Bien sûr la guerre n’était pas finie, Papa n’était pas là, mais nous le savions loin du front.
Une longue période de quatre ans commençait.
Après avoir été fait prisonnier le 26 août 1914 à Ramillies près de Douai, mon père fut envoyé dans des camps en Allemagne, en Westphalie [3] puis dans le Anhalt [4] et en Saxe [5]. Il changea quatre ou cinq fois de camp.
- Extrait de son livret militaire
Les prisonniers pouvaient écrire des lettres ou des cartes, mais leur nombre était limité. Elles étaient censurées. Ma sœur et moi écrivions régulièrement en lui parlant de notre travail scolaire.
« Zerbst, 2 avril 1917. Ma chère femme, C’est avec plaisir que j’ai reçu vos lettres des 5-13-14-16 mars, ainsi que le 312e colis...
Je te prierais ma chérie de ne m’envoyer qu’un colis par semaine où tu mettras une boîte confectionnée par toi et une boîte de lait, le reste en légumes secs, lard de poitrine... en résumé des aliments pouvant se conserver à l’air, œufs etc… »
Vous me demandez si ma barbe est longue, je vous dirais que je n’ai rien pour la mesurer, mais cinq ou six centimètres c’est bien tout… Pour être frisée, oui elle l’est ! Bien des choses aux personnes qui me connaissent. Embrassez votre petite mère, grand-mères, tantes, oncles et toute la famille. » |
Les familles pouvaient envoyer des colis de vivres ou de vêtements. Le poids maximum était de 5 Kg. Nous allions les porter à la gare de « Ouest-Ceinture » ou à la gare de Lyon. Les colis coûtaient cher. Aussi, au début de la guerre (1915 – 1916), ma mère fit quelques travaux de couture à la maison pour compléter le salaire de mon père travaillant à l’Octroi, qui lui a toujours été payé par la ville de Paris. En 1917, on proposa à ma mère d’entrer comme comptable dans la maison « Clacquesin ». Elle accepta. Les bureaux de l’usine de Malakoff étaient à cinq minutes à pied de la maison. A cette époque j’avais dix ans et ma sœur 14 ans. Nous pouvions nous débrouiller seules.
Et pendant tous ces mois de guerre, la vie continua malgré tout. Nous avions des cartes d’alimentation, certaines denrées étaient rationnées. Aussi ce n’était pas toujours facile de constituer les colis envoyés à mon père. L’épicière, chez qui nous nous servions avait la gentillesse de nous fournir, en cachette bien sûr, sucre, pâtes, chocolat, etc... et bien souvent, c’était moi qui, en prenant, à midi, le bidon de lait que j’avais laissé le matin, ramenais de quoi faire un colis.
Les hivers, pendant cette période de guerre, ont été extrêmement froids. En 1916, l’année où commence la bataille de Verdun, la Seine charriait des glaçons. Le chauffage était presque inexistant, rationné avec des cartes de charbon. Ma mère nous avait confectionné des sous-vêtements, genre de plastrons en tissu épais qui étaient doublés et à l’intérieur, elle y avait mis des feuilles de papier journal, ça tenait bien chaud. Le midi, pour chauffer un peu la cuisine pendant le déjeuner, ma mère faisait chauffer une brique sur le gaz. Comme la cuisine n’était pas très grande, nous n’avions pas froid. Je me souviens qu’à l’école, l’encre gelait dans les encriers et que j’ai eu des engelures aux mains.
Il devait aussi y avoir des coupures ou des pannes d’électricité, car j’ai le souvenir d’avoir fait mes devoirs, éclairée par une lampe à pétrole.
- Adolphe Rousseaux, prisonnier
Au début de la guerre en 1914, les Allemands envoyaient des avions de reconnaissance sur Paris. Le premier qui survola Malakoff fit sortir tout le monde dans la rue. A cette époque, les avions ne volaient pas bien haut, et nous en avions rarement vu avant la guerre. Il avait la forme d’un oiseau. Et puis, des avions de bombardement survolèrent Paris la nuit, les alertes étaient annoncées par une sonnerie de clairon qui nous réveillait. J’avais très peur et devenais très nerveuse. Je ne sais pas quels objectifs étaient visés : usines sans doute, peut-être voies de chemins de fer. Avec de la laine, nous confectionnions deux petits personnages appelés « Nénette » et « Rintintin ». C’étaient nos fétiches.
Le bombardement de Paris par la « Bertha » commença le 23 mars 1918, année de ma communion solennelle. Bertha était le prénom de la fille de l’industriel allemand Krupp qui fabriquait du matériel lourd pour la guerre. Le surnom de Bertha passa, par la faute des journalistes mal informés, au canon géant qui tirait sur Paris et qui, lui, s’appelait en réalité « Lange Max ». La Bertha tirait aveuglément, sans objectif. C’est ainsi que le vendredi saint après-midi, un obus tomba sur l’église St-Gervais, qui, à cette heure était pleine de fidèles ; il y eut 91 tués et de nombreux blessés.
Lors du premier tir, nous étions en classe. On fit évacuer l’école et nous nous réfugiâmes dans une cave d’un immeuble voisin. Nous étions éclairées par une bougie. Inutile de dire que nous étions pratiquement dans le noir complet. C’était lugubre ! Et nous avions peur. Des mamans vinrent chercher leurs fillettes. Ma mère m’emmena à la maison avant d’aller chercher ma soeur qui était à l’école à Paris (dans le 14°, rue Durouchoux). Je suis allée à l’usine Clacquesin où le directeur, M. Hantz, m’accueillit. Ayant perdu une main à la guerre, il était démobilisé. Ma mère et ma soeur revinrent me chercher. Sur le moment, personne ne savait que c’était un canon qui tirait sur Paris. C’était beaucoup plus pénible qu’une alerte pour laquelle on était prévenu du début et de la fin du bombardement, tandis que la Bertha tirait à n’importe quel moment et sans prévenir.
A Malakoff, un obus tomba sur le jeu de boules d’un café qui se trouvait à l’angle de la rue Gambetta et Victor Hugo. Il y eut 17 morts.
Et la guerre continuait, mais à cette date, fin mai 1918, on reprenait espoir d’une fin prochaine. C’est à ce moment qu’une affreuse épidémie, appelée « Grippe Espagnole », fit son apparition. On rencontrait des gens le matin et à midi on apprenait qu’ils étaient morts ! C’était foudroyant. Dans le monde, il y eut un million de morts. Alors ma mère décida de nous faire partir, ma soeur et moi, avec notre grand-mère à la Ferté-Macé. Nous arrivâmes début juin. Là, nous mangions mieux et il n’y avait plus de Bertha ni de bombardements. Je dormais tranquille. Ma mère nous inscrivit à l’école primaire rue du 14 juillet pour moi et au cours complémentaire pour ma soeur.
- La Ferté-Macé Ecole supérieure de jeunes filles
Je n’avais que 11 ans et l’âge pour passer le certificat d’études était 12 ans. Or je travaillais très bien et étais capable de le passer. L’institutrice voulait que j’aie une dispense, mais je refusais : comme preuve une carte écrite à ma mère où je demandais de le passer à Malakoff avec Mlle Flusin ! Dieu que j’étais sotte, car je n’aurai pas eu à me présenter l’année d’après !
Nous sommes revenues de la Ferté-Macé pour la rentrée d’octobre. La guerre allait se terminer. Quand l’Armistice fut signé le 11 novembre, nous étions en classe. Ce fut une joie indescriptible pour celles qui, comme moi, eurent le bonheur de voir, plus tard, revenir leur père. Mais hélas, il y avait aussi le chagrin de celles qui ne les reverraient plus !
A 11 heures, l’institutrice, Mlle Flusin, nous fit mettre debout dans l’allée et nous observâmes une ou plusieurs minutes de silence.
- Tandis que nos soldats à l’âme guerrière...
Mais si l’Armistice était signé, nos soldats mirent du temps pour réintégrer leur foyer. Mon père ne revint qu’en janvier 1919, mais il faut comprendre que le rapatriement de tant de gens dispersés à travers l’Europe posait d’énormes problèmes d’autant que les routes avaient été saccagées, ainsi que le réseau ferroviaire. Et puis les courriers n’arrivaient plus, si bien que ce fut pour nous une longue attente de deux mois ! Et puis un soir, nous étions revenues de l’école ma soeur et moi et maman n’était pas encore rentrée de son travail, quand notre boulangère, Mme Zravouillon vint nous prévenir que mon père allait arriver. Aussitôt ma soeur courut à la maison Clacquesin prévenir maman. J’étais donc seule à la maison, quand on sonna. J’allais ouvrir : c’était mon père ! Je ne le reconnus pas car il était habillé en bleu horizon alors qu’il était habillé en rouge garance lorsque nous l’avions vu le 15 août 1914 à Orly. Il avait une barbe et... je ne l’avais pas vu depuis plus de 4 ans et demi. Je n’avais que 7 ans à son départ. Je lui dis que ma soeur était partie chercher maman, et puis il me demanda des nouvelles de sa mère et de sa belle-mère. En pleurant, je lui dis que sa mère allait bien, mais que ma grand-mère était morte le mois dernier. Il eut de la peine, car il s’entendait bien avec sa belle-mère. Maman et ma soeur arrivèrent : alors ce fut la joie ! Nous étions enfin réunis, nous ne serions plus séparés, la guerre était finie !
Quand mon père revint, j’allais avoir 12 ans et ma soeur bientôt 16 ans. Mon enfance était finie, mon adolescence commençait. Ma soeur était déjà une jeune fille, et mon père ne nous avait pas vues grandir ! Il fut long à se réhabituer à la vie civile, car sa captivité s’était toujours passée dans des camps, c’est à dire privé de liberté. Et puis la vie reprit ses droits. Mon père retrouva son travail à l’octroi et il eut un emploi près du parc Montsouris à la gare de Limours (ligne devenue par la suite le R.E.R. jusqu’à St Rémy les Chevreuse). Le jeudi, nous allions le chercher à son travail et revenions tous quatre ensemble. Comme cette réunion nous semblait agréable après l’horrible séparation.
Ma mère quitta son travail à la maison Clacquesin peu de temps après le retour de mon père. Elle eut un problème d’estomac, probablement dû aux soucis occasionnés par la guerre, au manque de nouvelles de mon père, ce qui arrivait bien souvent lorsqu’il était prisonnier, les lettres parvenant avec beaucoup de retard, au souci qu’elle se faisait pour nous lors des alertes aériennes ou des bombardements par la Bertha, à la maladie et au décès de sa mère. Elle avait été seule pour assumer tout cela. Bref, elle dut se soigner et se reposer.
C’est au retour de mon père que mes parents firent installer le chauffage central.
Et peu à peu, la « fée Electricité » apporta avec elle un plus grand confort ménager.
Quand l’histoire familiale rejoint la Grande Histoire…
Quelle fut ma démarche ?
|