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Aden, politique, éclipse et zeppelins

Le vendredi 13 septembre 2024, par † Léon Moron, † Michel Carcenac

Le Commandant Moron arrive à Aden dans ce onzième épisode de sa croisière dans la Mer Rouge en 1933. Les personnages rencontrés sont des plus intéressants, que ce soit le gouverneur Reilly ou Eckener, le grand pilote de zeppelins. Exactement vingt ans après le commandant, je suis passé à Aden, médecin à bord du Pasteur.

Appareillé à 14h 45 pour Aden. Très beau temps. Mousson modérée que nous avons juste debout. Route au nord.

En sortant, j’ai salué la balise que nous avions été caressé hier matin avec notre beaupré. J’ai regardé en vain si on voyait notre trace sur le sable.

Il fait nuit ; les deux bâtiments remontent le méridien sur une mer imperceptiblement houleuse qui les fait à peine bouger. Le ciel est d’une splendeur anormale. Je viens de passer quelques minutes, appuyé à un galhauban de l’arrière, la tête renversée, fouillant des yeux cette masse d’étoiles qui illumine le ciel. Orion et Sirius sont dans le voisinage du zénith. La queue de la Grande Ourse est noyée sous l’horizon. Entre les grosses étoiles connues, un fourmillement de points lumineux. La nuit est intensément belle.

J’ai commencé ce matin un roman de Philippe Barris que j’ai trouvé par hasard dans la Revue Hebdomadaire. Evocation du malaise des hommes de la guerre dans la période qui va suivre. Beaucoup de bonnes choses, pas mal d’influence du père. Il met en scène de beaux types et on ne pense pas trop que cela peut être pompier. Pas beaucoup d’expérience de présentation, trop de citations et d’audition de collège. Sympathique tout de même.

Assez jolie la citation de Heine au sujet de l’envie que procure aux Allemands notre pays :

Ein Tannenbaum steht einsam
Er traürnt von einer Palme
Droben in morgenland

24 février :
On me réveille à 4 h 30 pour me prévenir qu’on est à une heure du mouillage. J’avais cependant demandé l’arrivée pour 7 h. Ils n’ont pas été assez débrouillards pour diminuer de vitesse dès qu’ils ont aperçus les feux d’Aden. Ne nous plaignons pas, puisque nous ne courons pas au sec cette fois-ci. Je fais faire un crochet d’une demi-heure dans le sud pour perdre une heure. Je monte sur la passerelle à 5 h 30. Le jour commence à paraitre. On aperçoit à gauche les très belles collines déchiquetées du Petit Aden et à droite le rocher lui-même, coiffé de nuages avec ses deux yeux, celui de gauche sur l’Elephant Back, celui de droite sur la pointe Mushgar. Le ciel est chargé d’humidité. La mer est très belle.

Nous approchons lentement et nous demandons l’entrée. Mais Steamer Point a hissé un tonneau rouge, ce qui signifie qu’un bateau sort. Nous attendons. A 7h 30 nous sommes amarrés. Le Penzance est mouillé à côté de nous ; on attend demain le « Devonshire » et peut-être le « Quarto ».

Notre agent consulaire, M. Chaize, que je connaissais pour avoir été reçu par lui avec le Baccarat, vient à bord. Il a déjà arrangé un programme de réceptions tel, que c’est à peine si l’Amiral pourra recevoir à déjeuner. Il nous apporte du courrier. Il y en a du début et de la fin du mois de janvier.

Le Chief Commissioner est venu à bord rendre la visite de l’Amiral. C’est le colonel Reilly, ancien assistant du Gouverneur. C’est lui qui était venu rendre ma visite à bord du Baccarat. D’après ce que nous a dit le résident de Kamaran, Reilly a fait à peu près toute sa carrière à Aden. Il est parti d’une situation très modeste et il est maintenant le patron. Il connait, parait-il tout ce qui se passe dans les tribus arabes. Nous n’avons pas de gens comme lui dans nos colonies.

Sir Bernard Rawdon Reilly

Reilly naquit en 1882 d’un père colonel dans les troupes de Bombay. Lui-même entra dans l’armée indienne en 1902, puis rejoint le service politique en 1908. Il vint à Aden alors sous la présidence de Bombay comme spécialiste des questions politiques et y demeura pendant la première guerre mondiale. Il était membre de la délégation au Yémen dirigée en 1919 par le lieutenant-colonel Harold Fenton Jacob, assistant résident à Aden, qui a été intercepté par des tribus hostiles et détenu pendant quatre mois.

Ce qui le distinguait, c’est qu’il passa la majeure partie de sa carrière à Aden, et comme administrateur plutôt qu’à titre militaire.

Il est nommé « chief commissionner » en 1932 lorsque l’administration d’Aden est transférée au gouvernement de l’Inde à Delhi, et gouverneur en 1937, quand Aden devient une colonie britannique, sous le contrôle du ministère des Colonies à Londres.
La colonie d’Aden elle-même couvrait 75 miles carrés, mais Reilly a également dû traiter avec le protectorat d’Aden, vingt-cinq États indépendants au nord et à l’est d’Aden qui avaient signé des traités de protection avec la Grande-Bretagne. Alors que les raids yéménites sur le protectorat augmentaient, Reilly a persuadé le gouvernement qu’il devait honorer ses obligations de traité et parvenir à un accord avec l’imam sur la frontière entre le Yémen et les États du protectorat. En 1933, alors que la Grande-Bretagne et le Yémen sont proches de l’état de guerre, alors que les troupes yéménites occupent le plateau d’Audhali dans l’émirat de Dhala et prennent des otages, Reilly est autorisé à se rendre à Sanaa pour entamer des négociations avec l’imam, qui a accepté un projet de traité. Le traité de Sanaa, signé en 1934, a assuré la paix à la frontière pendant plusieurs années. La Grande-Bretagne a reconnu l’imam comme roi du Yémen. Le traité de 1934 marque le début d’une nouvelle phase dans l’histoire du protectorat d’Aden. Reilly est fait chevalier en 1934.

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D’après https://www.britishempire.co.uk/ et https://peterpickering.wixsite.com/aden/sir-bernhard-reilly

Reilly se tourna ensuite vers la sécurité intérieure du protectorat. La politique britannique avait toujours été d’éviter toute implication dans les affaires intérieures, mais le gouvernement ne pouvait ignorer l’interruption des principales routes commerciales. En 1934, Reilly trouve de l’argent pour former des groupes de gardes tribaux dans chaque État afin de surveiller les routes et forme une force de gardes du gouvernement pour escorter les fonctionnaires britanniques dans le protectorat et les forts de garnison à la frontière Aden-Yemen.

Bien que son style discret ait fait qu’il n’était pas largement connu en dehors des cercles officiels, Reilly savait comment faire fonctionner l’administration, et il était respecté par ceux qui servaient sous lui, et vénéré par les Arabes.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il travaille au ministère des Colonies et, après la guerre, en 1946-1947, il dirige le groupe de travail du ministère de la Guerre chargé de conseiller l’administration militaire britannique des anciennes colonies italiennes d’Érythrée et de Somalie. Il a été « consultant » du ministère des Colonies jusqu’en 1961, année où il avait presque 80 ans !

Pas étonnant que le Commandant Moron fut impressionné par le personnage !

Déjeuner de l’Agent consulaire, de sa femme et de sa fille à bord. Rien à signaler.

Vers 5 heures, départ en voiture avec l’agent consulaire aux citernes. Je trouve vraiment épatant ce rocher de lave torturé par les Anglais. Ils n’ont pas réussi à mettre les indigènes en uniformes et on voit des gens, hindous, yéménites, banians, négresses parfaitement élégants drapés de rouge et de jaune. Mais ils ont à peu près supprimé les habitations du genre case. Ils les ont remplacées par des bâtisses grises et basses - des corons. Vraiment la fantaisie n’est pas dans le sang de ces gens-là.

J’ai retrouvé très chic la faille d’entrée dans le matin ; les falaises déchiquetées. Le village grouille de gens que je voudrai pouvoir détailler à mon aise, mais la voiture va trop vite. Elle nous mène à ces citernes qui n’ont aucun intérêt et où il n’y a pas une goutte d’eau.

Ressorti du cratère par les tunnels. Un peu avant d’y pénétrer nous avons l’œil attiré par le soleil qui dépasse à peine la crête des falaises. Il semble qu’un nuage reste accroché. La lumière devient blafarde et pourtant le soleil est encore haut. Les grandes pierres déchiquetées ont un ton sinistre. Lorsque nous sortons des tunnels, la lumière a encore baissé. Nous n’avons plus de doute, ce n’est pas un nuage qui passe sur le soleil, mais bien la lune. On ne voit plus de notre bel astre qu’un anneau parfois très fin. Il fait crépuscule. Nous allons vers Cheick Osman, l’oasis d’Aden. Peu à peu, la lune glisse, le soleil devient un croissant et lorsque nous pénétrons dans le jardin il regagne et nous le voyons descendre dans la mer aux trois-quarts de sa surface.

L’Amiral et Badens qui n’étaient pas dans notre voiture ne se sont aperçus de rien. Ce qui est assez curieux d’ailleurs, c’est que les musulmans qui, d’habitude ont très peur de ce phénomène et frappent sur les tanakis pour chasser le mauvais esprit, ne se sont pas rendus compte de l’éclipse. Il est vrai que les éclipses de lune leur sont plus familières et plus impressionnantes.

En rentrant nous les avons vu faisant leur prière comme si rien ne c’était passé dans le ciel. Ils étaient par groupes importants, très près du rivage, les uns sur de
petites terrasses aménagées, d’autres en bordure même de la mer. Ils s’accroupissaient et se relevaient tous ensemble avec cette indifférence magnifique des choses de l’extérieur que j’admire et que je respecte profondément.

En revenant de Cheick Osman, nous avons longé les salines. Les tas de sel ne sont pas en tas de cailloux comme chez nous ou à Djibouti. Ils sont coniques, tous rangés en ordre. On dirait un camp de troupes pétrifiées. Une demi-douzaine de moulins, de la taille de ceux d’Ouessant travaillaient à pomper l’eau de la mer dans les cadres. Mais eux aussi sont bien anglais, passés à la chaux, les voiles intactes, propres, bien tendues ou serrées. Aucune fantaisie, ni là, ni ailleurs.

Nous sommes entrés au Cercle avant de prendre notre embarcation. Nous avons fait le rond sur la terrasse au bord de l’eau et on a apporté des whiskys. Echange de phrases intelligentes avec deux ou trois anglais.

Dîner chez l’agent consulaire. Mon voisin, le Consul d’Amérique. Une tête de jeune métèque. Né à Philadelphie, n’y a jamais vécu, a passé sa jeunesse au Brésil et fait des séjours prolongés en France. Vrai consul de carrière, il m’a paru intéressant sans qu’il me soit sympathique. Notre pauvre agent consulaire est bien gentil mais c’est un calicot alcoolique. Sa femme a une voix de sirop cognac ; elle est assez jolie. L’Amiral n’aime pas cette maison, je crois et je ne l’avais jamais vu aussi terne que ce soir ; on voyait de reste qu’il s’embêtait.

25 février :
J’ai été réveillé cette nuit par les gouyots qui faisaient un potin de tous les diables le long du bord. J’ai allumé ma lampe et j’ai aperçu un peu partout d’énormes cafards qui faisaient le sabbat. J’en ai écrasé trois et j’en ai trouvé trois autres noyés ce matin dans ma cuvette où j’avais fabriqué de l’eau savonneuse. La Diana est vraiment un pauvre vieux bateau pourri.

Le croiseur anglais Devonshire est arrivé sur rade au jour. Il rentre de Chine en Angleterre. Son commandant vient d’être promu contre-amiral. Il porte le curieux nom de Le Mottee.

La mousson a soufflé assez frais toute la nuit. Il fait très humide.

Visites officielles toute la matinée, au milieu desquelles s’est glissée celle de Besse, qui n’a pas pu s’empêcher de venir voir l’Amiral pour lui dire tout le dégout qu’il a pour notre agent consulaire.

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Photo du sultan du Lahej, Abdul Karim Fadhl et de son héritier présumé, le prince Fadhl Abdul Karim à Buckingham Palace. Londres 1924.

Besse, tête de juif au cheveu frisé, l’air douteux – une cinquantaine d’années. Nous lui avons posé quelques questions sur le pays. La révolte de l’Idrissi est loin d’être finie et parait rebondir ; les insurgés auraient repris Gisan. La situation d’Ibn Seoud, pas solide parce qu’il n’a plus d’argent et qu’il commence à être obligé de faire faire du banditisme pour se procurer des ressources. Il aurait volé ainsi de grosses quantités d’essence à la Shell. L’Imam Yaya, grosse fortune, gère très bien son affaire, mais il est vieux et très malade ; son fils aîné, il en a treize, a la vérole et il est à prévoir qu’à la mort de l’Imam ses héritiers se déchirent à belles dents… Les Russes sont très actifs à Hodeidah et à Sanaa ; ils importent au Yémen à des prix défiant toute concurrence les matières les plus recherchées par les arabes, l’essence, les allumettes, le sucre (en quantités considérables) et l’amidon qui est utilisé pour la pâtisserie arabe. Les Italiens fournissent au Yémen et lui donnent même des armes et des munitions, mais ils n’ont aucune influence. Dès qu’ils demandent quelque chose, les conditions de l’Imam sont telles qu’ils ne peuvent poursuivre.

La recherche ou l’exploitation des pétroles de Farisan est définitivement abandonnée ; pétrole mélé à de l’eau de mer difficilement utilisable. Ibn Seoud a d’ailleurs posé de telles conditions que la compagnie exploitante a dû abandonner. La Shell y aurait perdu 100.000 £.

A Lahej il y a eu récemment des évènements assez sérieux. Le sultan étant mort, son successeur ne devait pas être son fils aîné, mais suivant la tradition arabe, celui qui aurait été désigné sur sa tombe par l’assemblée des notables. Son fils aîné a pris les devants, s’est nommé sultan et s’est permis publiquement des propos injurieux à l’égard des notables. Un jeune homme lui a tiré trois coups de revolver qui l’ont manqué de peu. L’agresseur et deux de ses compagnons ont été tués sur place. Les anglais se soucient évidemment de l’affaire, mais ils la considèrent comme tout à fait locale.

Le Chief Commissionner d’Aden va partir avec le Penzance, d’abord pour Socotra puis pour Makallah, près de Shehr sur la côte d’Hadramaout, point le plus Est du protectorat d’Aden. Il se rendra ensuite en avion dans le nord, à Shibam, Terim, puis se promènera en voiture dans le désert.

D’après Besse, il n’y aurait aucune voie possible de pénétration d’automobiles en Arabie du Sud. Ceci confirme ce que dit Thomas dans son Arabia Felix où il explique toutes ses difficultés dans la traversée de la mer de sable du désert de Roba el Khali.

En Abyssinie, il ne faudrait pas attacher trop d’importance à ce que font les Anglais et les Italiens. Ras Tafari (H. Selassié), très intelligent n’accepterait, ni les uns, ni les autres et jouerait successivement toutes les cartes. C’est assez ce que je pense.

Le Consul d’Italie à Aden, qui remplace Medici que je connaissais, est parait-il un homme de grande valeur et qui connait bien ces pays. Medici, lui aussi était compétent, car il avait passé de longues années en Somaliland. Il est parti consul à Debre Markos dans le Godjam. Il y aurait pas mal de difficultés d’installation.

Tafari voudrait traiter avec la Shell pour faire faire des routes et des dépôts d’essence ; arme puissante, que seraient de tels moyens pour lui contre des Ras récalcitrants.

Les bateaux de Besse ne remontent jamais les chenaux intérieurs des Farisan. Leur terminus dans cette zone est Kamaran où le transbordement des marchandises se fait dans des boutres.

Besse se plaint des tarifs « de bandits » de la Compagnie de Chemins de fer Franco Ethiopien et il déclare que c’est par cette exagération que l’Empereur d’Ethiopie essaie de faire chanter cette compagnie en menaçant Djibouti d’utiliser la voie Harrar-Djidiga-Berbera avec un port franc que les Anglais lui auraient proposé.

Je dois aller voir Besse demain matin pour en tirer quelques tuyaux.

Déjeuner chez le Chief Commissioner : Commandants du Devonshire et du Penzance, le consul d’Italie (Pascalucci). Mauvaise nourriture anglaise mais ambiance sympathique.
Le consul d’Italie m’a raconté une aventure survenue à l’un de leurs transports de troupe et qui serait digne de figurer aux annales de la marine française. La marine italienne avait acheté un bateau La Citta di Siracusa qui avait fait le service Palerme Naples pour conduire 5 à 600 hommes à Shanghaï. C’était une affaire, à peine 300.000 lires. Pour l’aménager on dû y dépenser plus de deux millions. Le bateau était joli d’aspect extérieur, mais était très bas sur l’eau. Arrivé à Singapour, il avait gagné 14° de gîte, et on dut donner des ordres pour l’empêcher d’aller plus loin. C’eut été la catastrophe. On fit venir le Conte Rosso qui fit le transbordement. En Italie, pas plus qu’en France on ne comprend pas toujours qu’un bateau qui peut être bon pour faire un service en Méditerranée, l’est peut-être moins pour affronter la mousson de l’Océan Indien.

Ce Pascalucci a l’air d’un homme très intelligent et il est à mon avis trop ami avec notre agent consulaire, qui est un pauvre bougre et un bavard. Il ne doit pas être impossible d’en tirer tout ce qu’on veut entre deux whiskys.

Le docteur Eckener, qui était au Caire au Continental en même temps que nous est arrivé ici ce matin. Nous verrons avant longtemps une ligne de zeppelins vers l’Extrême-Orient. Le Commissionner qui l’a reçu ce matin me disait qu’il donnait l’impression d’avoir au moins 70 ans.

L’Amiral a reçu la nuit dernière un télégramme du fils de l’Imam Yaya gouverneur de Hodeidah.

SE Amiral de la flotte française mer Méditerranée Djibouti Radio :
« Regrettons beaucoup votre départ avant notre arrivée surtout étant votre première visite chez nous. Respects. Prince El Hossein… »

Le Devonshire a appareillé à 16 h. Il est passé assez près de nous. D’une propreté étincelante. Tous les hommes en shorts impeccablement tenus. On ne peut s’empêcher d’avoir envie d’être officier de marine anglais quand on compare l’état d’entretien de ces bateaux à celui des nôtres.

Cette série des Devonshire n’a pas une belle silhouette ; aussi haut derrière que devant et cheminées démodées. Nos 10.000 T Washington sont autrement plus élégants.

A cinq heures, thé à bord – corvée habituelle. Tout le monde n’est pas encore parti et j’entends de ma chambre le rire de deux anglais à moitié saouls qui n’arrivent pas à décoller du bord.

Ce soir, redîner chez l’agent consulaire. J’aurai bougrement préféré dîner chez Besse qui nous avait invités et qui a ce soir chez lui Eckener et un aviateur anglais Rickards qui est parait-il fort intéressant. C’est lui qui a pris ces superbes photos des villes de l’Hadramant, que nous avons eues il y a deux ans environ à l’occasion du voyage d’un allemand dans cette région.

Dîner chez l’agent consulaire – sans intérêt. Ensuite bal au club ; une douzaine de femmes, deux pas mal, les autres des chameaux anglais.

Vers 10h30, je m’échappe avec l’Amiral pour aller passer un moment chez Besse, au grand scandale de notre agent consulaire, je crois, qui est un ennemi déclaré du bonhomme.
Besse habite au cratère et il y a près de 10 km à faire de Steamer Point. Nous trouvons là-bas Rickard, deux ou trois anglais, un explorateur allemand, Eckener, sa fille et un hollandais qui les accompagne. Eckener est un gros bonhomme blond, de visage vieux, petite barbiche imperceptible. Il m’explique en allemand, puis en anglais qu’il fait un voyage d’étude pour une ligne Europe Batavia. Recherches de points d’amarrage, dépôts de mazout, d’huile, etc… démarches politiques avec les pays traversés. Il ne compte pas pouvoir commencer à voyager avant l’année prochaine. Le zeppelin destiné à ce trafic est actuellement en construction : 240 mètres de long ; les moteurs (5) ne sont pas encore achevés. Il parle avec fierté de ses voyages par l’Atlantique sud et me dit qu’à Pernambouc, par exemple les habitants réglaient leur montre sur l’arrivée du zeppelin qui arrivait toujours à la même heure. La fille, une bonne grosse fille allemande aux cheveux blonds frisés, lui ressemble beaucoup.

Hugo Eckener dirige après le comte Ferdinand von Zeppelin la construction allemande de dirigeables, durant l’entre-­deux-guerres. Il commanda le célèbre Graf Zeppelin lors de la plupart de ses vols-record, dont la traversée de l’Atlantique en 1924, le premier tour du monde en dirigeable en 1929, son vol d’exploration polaire en 1931, faisant de lui le commandant de dirigeable le plus prestigieux de l’Histoire et tout simplement un des hommes les plus connus au monde à l’époque .

Opposé au National-Socialisme il fut mis à l’écart sous le Troisième Reich.

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Times 1929 Hugo Eckener.

On nous passe un des films de l’Hadramant. Makallah, très grosse agglomération aux murs et maisons très élevés ; une foule considérable sortie pour la célébration d’une fête. Des photos splendides prises dans des ruelles ou sous des voûtes. Malheureusement nous n’avons pas le temps de voir passer les autres films. Eckener est parti d’ailleurs. Nous prenons congé et revenons au club où l’Amiral a promis la dernière danse à une des deux femmes bien. Il est très alléché. God Save the King. Drink et sandwich sur la terrasse. Il est une heure et demie du matin.

26 février :
Il y a messe à bord ce matin, dite par le vicaire apostolique, un franciscain italien. Je n’y assiste pas, parce que j’ai rendez-vous avec Besse chez lui à 8 heures.

Il me donne un certain nombre de renseignements intéressants et appelle son plus vieux patron de boutre pour me faire confirmer certains points. Toujours le même type d’homme ces nakoudahs. Robe blanche, veston, gros turban de cachemire autour de la tête. L’œil très intelligent. Lorsqu’il entre dans le salon, il se précipite sur Besse, s’incline et lui baise l’épaule. Besse lui pose une question, il y répond et comme il a l’air de vouloir broder, son patron l’arrête d’un « bes » brutal et lui montre la porte. Ce n’est pas mal du tout.

En ce qui concerne la révolte de l’Idrissi, nos renseignements ont l’air d’être exact. Saïd Hassan el Idrissi, refoulé dans la montagne a demandé l’aman. Ibn Seoud occupe tout le Tihama et n’a pas encore répondu à la requête de vie sauve faite par son ennemi. En tout cas, la guerre est virtuellement finie. L’Idrissi serait réfugié chez les Oroth.

Il court le bruit, mais ceci est donné sous réserves, que bien que l’Idrissi soit écrasé, Ibn Seoud continue à envoyer des troupes en XXX. On dit qu’il aurait 20.000 hommes (!) dans le Djebel Nadir et 10.000 (!) dans le Tihama. Ceci étonnerait beaucoup et on se demanderait si Ibn Seoud n’aurait pas l’intention, non pas d’attaquer directement Yaya, mais d’occuper le Tihama et de tenter de s’emparer des ports. Yaya ne descendrait pas volontiers combattre en plaine, parce que ses troupes sont surtout bonnes en montagne.

En ce qui concerne l’attitude des anglais vis-à-vis d’Ibn Seoud, il est peu probable qu’ils essaient, d’après Besse, de faire tomber le roi de Saoudia par des soulèvements. Ils désirent actuellement la tranquillité et laissent faire le temps. I.S. tombera lui-même. Il n’en reste pas moins qu’ils le soutiennent pécuniairement beaucoup moins.

La frontière entre Yémen et Lahej est toujours fermée. Ceci sur l’initiative de Yaya à la suite d’un attentat contre ses troupes. Ayant réclamé les coupables au sultan de Lahej, celui-ci a refusé et par représailles Yaya a fermé le passage. Ceci ne cause pas, contrairement à ce qu’on m’avait dit, de tort au commerce d’Aden, mais crée une situation difficile au sultan de Lahej qui faisait payer des droits de transit très élevés. Yaya est en termes amicaux avec Aden.

Il ne faut pas songer à trouver une voie désertique, Besse me l’a confirmé.

Le commerce des perles est à peu près fini. On ne vend plus du tout celles de Mer Rouge et le trafic se limite à quelques belles perles du Golfe Persique.

Le commerce des esclaves est beaucoup plus inventé que réel et cette légende d’un trafic intense existait déjà bien avant la guerre.

Il n’en est pas de même du trafic des armes qui continue certainement.

Eckener voudrait avoir pour étapes Le Caire et Aden et pour le terminus Amsterdam et Batavia. C’est pourquoi il est accompagné de ce hollandais qui représente les intérêts de deux grandes compagnies de navigation néerlandaises. Le gros ennui de l’établissement de cette ligne est la mousson qui bien que régulière n’est pas étudiée.

Les aviateurs anglais se plaignent amèrement de la carence du service météo.

L’explorateur que nous n’avons pas rencontré hier chez Besse est le colonel Boscawen, grand connaisseur de l’Hadramant où il a fait déjà trois séjours. Il vient actuellement du Tanganyka et est certainement en mission. Il vit d’ailleurs à la résidence.

Besse m’a dit que son bateau « El Amin » serait à Djibouti vendredi prochain 3 Mars et qu’il suffirait de s’adresser à son capitaine pour avoir des renseignements très précis sur des passages transversaux du banc des Farisan qu’il a pratiqué.

Chaize nous a dit qu’on racontait à Aden qu’à la suite des histoires de Lahej, le sultan, craignant pour sa vie serait venu demander protection aux Anglais.

Besse m’a remis un joli ballotin de café pour l’Amiral. J’en ai goûté chez lui et il est épatant. (Café de prince, dit Besse).

Déjeuner à bord de la Diana. Je présidais la table avec l’Amiral entre le Civil Secretary et le consul d’Italie. Le Civil Secretary a vécu 5 ans sous la tente avec les Arabes en Irak, a vécu de longues années dans l’Inde et a fait 18 mois avec sa femme dans les montagnes du Tibet !

Notre agent consulaire lorsque nous lui avons fait nos adieux, n’avait pas l’air très satisfait de notre passage, probablement parce que nous avions vu Besse malgré ce qu’il nous en avait dit.

Ce matin lorsque j’allais chez Besse en voiture, j’ai rencontré la bande Eckener installée sur un promontoire et qui étudiait la rade.

Mousson très fraiche. Appareillé à trois heures. Nous marchons vent arrière et nous roulons pas mal.

Je rapporte d’Aden un stock de myrrhe, d’encens et de « houdi », bois que l’on mouille avant de faire brûler et qui dégage, parait-il un parfum délicieux. J’ai acheté beaucoup de soie également.

Nous roulons beaucoup cette nuit.

Vingt ans après

A bord du Pasteur en 1953

Nous arrivons à Aden au lever du soleil. La vue sur la ville et la rade est très bien, mais les cartes postales sont en nombre restreint et minables (pas comme les cartes postales de mon père). En descendant du bateau je vais directement chez le photographe sur les quais pour acheter des pellicules et lui laisser les pellicules exposées. Je reprendrai le travail fini au retour. Très bonne qualité et pas cher. Tous les gens du bord faisaient la queue. Il vendait aussi des appareils photo et j’ai acheté un Hasselblad pour un médecin de La Capelle Biron qui me l’avait commandé. Dommage que je n’ai pas eu assez d’argent pour en prendre un pour moi.

Sans perdre de temps, je prends un taxi qui me conduit à la vieille ville. Discussion pour le prix que je fais tomber de moitié. J’entreprends une visite systématique de la ville qui n’est d’ailleurs pas très grande. Je pénètre de préférence dans les quartiers défendus par des « No Entry ». Des chèvres dans tous les coins. Le côté ensoleillé de la rue est déserté et l’activité se concentre à l’ombre. Les « lits » sont relevés contre les murs quand ils ne sont pas occupés par des indigènes qui palabrent ou qui dorment. Ceux-ci ont un type intermédiaire entre l’arabe et l’indou mais l’on trouve aussi des types purs des deux races. Leurs vêtements sont très bariolés, le vert et le jaune sont les couleurs dominantes. Les femmes sont en violet, cramoisi ou noir et strictement voilées. Les gosses vont à poil. Les métiers se déroulent dans la rue. Partout les bistros font hurler des disques arabes. Je visite aussi le marché. Je prends des photos, mais souvent les gens me demandent gentiment « Don’t take me »

A chaque instant les gosses, en apercevant un étranger, prennent un aveugle par la main et mendient. On se fait raccrocher évidemment par des marchands de tout et il faut envoyer balader tout ce monde à la manière orientale, sans ménagements.

Puis je vais à la plage dans une crique. Il y a d’ailleurs plusieurs criques très jolies mais on ne se baigne qu’à l’abri des filets à requins. Je prends ensuite un sentier qui escalade les collines entourant Aden et tout de suite je domine la ville. En tournant le dos à la mer, le panorama évoque celui de Lhassa : un agglomérat de maisons à toit plats et formant un vaste cercle autour, des montagnes à pic, très découpées. D’ailleurs la ville est construite sur un ancien cratère. Pas question de trouver de la végétation sur ces montagnes, seulement la roche grise qui accumule la chaleur. Car il fait chaud vraiment. J’ai marché sans arrêt de 8h à 1h et j’ai perdu pas mal d’eau. Une fois que je connais bien Aden, je redescends au port. Là se trouvent des magasins chics et des arbres. Il y a même un parc réservé aux enfants. J’achète un énorme thermos, accessoire indispensable pour avoir constamment de la glace. Et à 16 h en route pour Singapour.

Le soir encore des coups de chaleur… et moi-même je me rends compte que j’ai été un peu imprudent à Aden. La nuit s’annonçant très chaude, j’installe un hamac sur la passerelle et j’y dors très bien. Je me réveille à 7 h en sentant le hamac balancer et je m’aperçois que nous tanguons. Nous venons en effet de quitter le Golfe d’Aden en passant l’extrême pointe orientale de l’Afrique. Nous sommes vraiment dans l’Océan Indien.

Comme je demandai au commandant pourquoi il n’y avait pas de phare sur l’île de Socotra alors que c’était le seul repère pour sortir de l’Océan Indien, il me répondit que c’était voulu par les Anglais, ce qui permettait d’avoir quelques naufrages et d’augmenter les tarifs de la Lloyd. Je ne garantis rien mais il y a beaucoup d’histoires incroyables avec les assurances maritimes.

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Michel Carcenac, médecin militaire sur le Pasteur

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