Voici la description du docteur Larcher de Sancheville qui a examiné la jeune Adolphine Benoît [3]. « Cette jeune fille électrique, âgée de quatorze ans, domestique de ferme, d’une intelligence bornée, serait douée d’une force d’attraction très extraordinaire, à l’endroit des meubles ou autres objets qui l’entourent. La première fois qu’on reconnut les effets de cette singulière faculté, la petite paysanne était en train de bercer un des deux enfants de ses maîtres ; tout à coup les deux portes d’une armoire fermée à clé s’ouvrent toutes seules, et le linge qu’elle contenait est jeté à travers la chambre, comme lancé par une main invisible. Au même instant une pelisse qu’on avait posée sur le lit voisin, enveloppe le berceau et se fixe sur elle assez fortement pour qu’on ait de la peine à l’enlever. »
Les manifestations extraordinaires ne cessent plus et se multiplient même « au grand dommage de l’électrique servante ; tantôt en effet, c’est un collier de cheval qui vient se placer sur ses épaules, tantôt des corbeilles de pain qui lui tombent sur la tête ; tantôt encore un sac vide qui la coiffe et la recouvre en entier et se colle à son corps sans qu’on puisse lui arracher. Est-elle dans une chambre, les meubles de danser et de changer de place. D’autre fois, un peloton de fil va se loger dans son dos, et toutes sortes d’objets, bouts de chandelle, morceaux de viande et (ceci devient plus grave) boucles d’oreille de sa maîtresse, se retrouvent dans ses poches et toujours à ce qu’on raconte par la seule influence de son pouvoir d’attraction et par la vertu de l’électro-magnétisme ».
Un témoin du village rapporte sa version des faits dans le journal local, l’Abeille, d’après des « témoins oculaires et dignes de foi ». Tout commence, selon lui, la suite de vol de foin en décembre 1848 chez le meunier Dolléans où la jeune fille est employée. La justice procède à des perquisitions chez un domestique soupçonné. Sans résultat. Deux jours plus tard, un incendie criminel, heureusement maîtrisé, est imputé au même domestique sous la foi du témoignage de notre jeune domestique. Deux jours après l’arrestation et la condamnation du jeune homme pour un mois de prison, commence une série de faits surnaturels : les cadenas mis aux portes disparaissent en une nuit comme par enchantement. Ne sachant plus à quel saint se vouer, la femme Dolléans demande à sa servante de « réciter à genoux les sept psaumes de la pénitence, espérant trouver dans la prière un secours contre sa peur. A peine la jeune fille s’est-elle agenouillée, qu’elle s’écrie : qui donc me tire par ma robe ? Et le cadenas disparu apparait pendu dans son dos. Grand émoi et nouvelle épouvante dans la maison. » La jeune servante est ensuite sujette aux manifestations dépeintes par le docteur Larcher citées plus haut.
Que faire ? Envoyer « la jeune fille électrique » au repos à l’hospice de Patay pendant cinq jours. Elle y retrouve une vie normale et réglée. Mais dés son retour chez ses maîtres, les prodiges reprennent et redoublent de mystère : les lois de l’apesanteur sont même défiées puisque des planches appuyées sur une seule de leur extrémité se tiennent en équilibre.
Les sceptiques qui subodorent une supercherie demandent une surveillance de tous les instants. Il leur faut voir de près. La mission est confiée à la sœur de la maîtresse Dolléans, « femme plein de sagacité et de bon sens ». Durant 15 jours, elle exerce une surveillance de jour comme de nuit. « Hé bien ! Il a été impossible de découvrir à mademoiselle Dolléans la moindre tromperie dans cette jeune fille. Les faits se reproduisaient chaque jour avec une intensité croissante. »
Lassés, les maîtres renvoient la jeune fille chez ses parents à Péronville et cette « pauvre enfant recouvra aussitôt la tranquillité ». Tout rentra alors dans l’ordre jusqu’au mercredi des Cendres où la petite fille des maîtres âgée de deux mois est à son tour l’objet de faits surnaturels : son bonnet s’envole subitement de sa tête, des ustensiles de cuisine se précipitent sur elle, les médailles et même le crucifix attachés à son cou disparaissent par magie. Notre témoin conclut : « tout le monde crie au maléfice, au sortilège ». Les journalistes de l’Abeille se rendent sur place et les témoignages recueillis « d’hommes sages, témoins oculaires, des prêtres, des médecins » corroborent celui de leur correspondant. Si chacun s’accorde – avec quelques variantes - sur ces manifestations étranges, les désaccords sont grands quant à leur origine. Comment expliquer ces faits ?
Pour le l’Abeille et le clergé, la jeune fille est possédée par le Malin. Il faut donc exorciser. Le curé de Cormainville raconte : « voici ce que j’ai fait : sans soupçonner ni attaquer personne, après m’être bien assuré par moi-même que les faits étaient réels, j’ai conduit des témoins en nombre suffisant et très dignes de foi à nos supérieurs ecclésiastiques de Chartres qui bien convaincus de la vérité des faits et sans en être nullement étonnés m’ont excité à faire les exorcismes et c’est ce que j’ai fait suivant en tout point ce qui est dans le rituel et le jour même l’obsession a disparu entièrement à la grande joie des pauvres fermiers qui desséchaient de chagrin et de peine. Tout ce qu’il y avait dans le journal l’Abeille était vrai et mille autres faits de ce genre ». L’abbé Lecanu, docteur en théologie du clergé de Paris, en fit une preuve de l’action diabolique dans son ouvrage « l’histoire de Satan », publié en 1861.
Que disent les scientifiques ? A propos du cas similaire de la petite Angélique Cottin en 1846, Louis Figuier estimait qu’elle était prise d’un « état électrique qui existe naturellement chez certains poissons et qui peut se montrer passagèrement chez l’homme à l’état pathologique [4] ». Les émanations électriques qui se déploient à partir du corps sont alors une théorie en vogue. Figuier relate donc le cas d’Adolphine Benoit sans remettre en cause ses états convulsifs et ses conséquences. Quant au docteur Henri Roger, agrégé de la faculté de médecine de Paris, il reprend les informations du docteur de Sancheville dans le journal Le Constitutionnel et à l’instar de la commission médicale qui avait observé Angélique Cottin, se montre circonspect sur la réalité des faits.
Troisième explication : la supercherie, de vrais tours de magie… La commission Arago qui examina la fille Cottin avait conclu que les mouvements brusques des objets s’expliquaient par « des manœuvres habiles et cachées des pieds et de mains ». C’est aussi la thèse du chartrain Morin, un temps sous-préfet de Nogent le Rotrou et bon connaisseur des superstitions populaires. Après enquête, il jugea que la domestique aidée d’un complice avait dupé un entourage bien crédule [5] dont l’esprit était formaté pour accepter l’idée de manifestations démoniaques. C’est que le Malin était réputé pouvoir s’incarner dans des jeunes filles en proie aux troubles de la puberté, mais aussi dans les feux-follets (ou flambarts) ou encore dans les loups-garous, croyances encore bien vivantes en ce milieu du XIXe siècle.
Et qui, le temps de cette affaire dans ce petit village, se conjuguent – ou s’affrontent, c’est selon – avec les progrès de la science et la foi catholique.