Méolans-Revel est une commune de montagne dans les Alpes de Haute Provence. Située aux confins du Comté de Provence et des Etats de Savoie, son histoire est rythmée par le passage ou l’occupation des armées en guerre.
- Les Tarroux à Méolans
Malgré les catastrophes et plusieurs changements de nationalité, ses archives ont été dans l’ensemble bien conservées et permettent de retracer l’histoire des familles depuis 1639. Le Français a toujours été la langue officielle, et la région est connue pour son alphabétisation exceptionnelle. Deux livres terriers d’ancien régime complètent l’état civil et les actes notariés, qui comportent eux même les délibérations de la communauté, des conseils de paroisse et de confréries.
Eclaircir les circonstances et les modalités de l’élaboration de ces vieux cadastres m’a semblé très utile.
Le plus vieux registre a été élaboré au début du 18e siècle, il est donc Savoyard, et contemporain des travaux dirigés par Vauban pour fortifier la frontière des Alpes entre Louis XIV et son cousin, Duc de Savoie et autres titres royaux… qui trône à Turin, et avec qui l’entente n’est pas toujours cordiale.
Le Duc de Savoie Victor Amédée II voulait, à ce moment là, opérer une grande réforme fiscale dans ses états. Ses ressources fiscales directes reposaient essentiellement sur le « donatif » calculé différemment selon les lieux. Dans certains villages l’imposition était calculée sur les « feux » : les foyers familiaux. Beaucoup d’autres villages étaient redevables d’un pourcentage de 10 à 30 % sur les récoltes, qui étaient pour la plupart vendues aux enchères. Mais les marchands et les notables locaux faussaient les enchères par des ententes illicites, les récoltes n’étaient pas vendues à bon prix, les producteurs étaient lésés et par suite le souverain.
Quand il existait un cadastre « terrier » (comme à Méolans et Revel) celui-ci servait de base à la répartition des impôts, mais il y avait eu trop d’exemptions. Le Duc désirait établir un impôt foncier équitablement réparti, mais surtout plus performant pour ses finances.
Pour cela il organise dans un édit du 15 janvier 1702 l’élaboration d’un nouveau cadastre : rénovation pour les communautés qui ont déjà un « terrier », et confection pour les autres. Il fallait parvenir à une description précise de toutes les terres même exemptes de charges comme les biens de l’église et des seigneurs. Une estimation comparable de la surface et de la productivité était nécessaire pour leur appliquer un impôt foncier proportionnel.
Administrativement la vallée de Barcelonnette incluant Méolans dépendait du Comté de Nice. C’est donc l’Intendant de Nice qui est chargé d’appliquer l’édit. Il se nomme Pierre Mellarède.
Mellarède connaît déjà bien le territoire pour l’avoir souvent inspecté. Il réalise même un dénombrement de population : à Méolans 200 chefs de famille sont recensés, et 140 à Revel. Il s’implique totalement dans la réforme, et le Duc suivra ses conclusions et propositions, notamment pour les bases d’imposition. Dès le 4 février 1702 il donne ses instructions aux consuls, syndics et conseillers des communautés (les élus locaux) et explique comment les opérations doivent se dérouler pour achever le plus rapidement possible le nouveau cadastre.
Toutes les terres et tous leurs possesseurs sont recensés sans exception. Un formulaire modèle est fourni. Les propriétaires sont tenus de venir déclarer leurs biens, toutes leurs parcelles en détail, en indiquant dénomination, surface, prix, et situation. Il n’est pas levé de plan, les parcelles sont identifiées par une très riche toponymie, et la désignation des 4 propriétaires adjacents : les « confronts ». On doit distinguer la nature des fonds : terres travaillées, terres gastes, prés, vignes ou jardins et les édifices productifs comme les moulins par exemple.
- Un extrait du cadastre
La surface est exprimée en « sestoirée » (ou sétérée) mesure de Nice soit 15,44 ares, divisée en 16 « mouturaux », composés chacun de « douzains de mouturaux » [1]. Le prix des terres est donné en livres ducales, monnaie de Savoie, composées chacune de 20 sols. Il fallait alors 16 livres ducales pour 13 livres de France. Ce prix déclaré équivalait en fait à notre valeur locative fiscale actuelle.
L’imposition est exprimée en « florins » dans la dernière colonne du cadastre. Chaque florin est divisé en 12 sols, eux même divisés en 12 deniers. On calcule 1 florin d’impôt pour 7 livres et 4 sols de valeur foncière. Un coefficient appliqué à ce florin donnera le montant de l’impôt appelé « taille ». Il faut être « taillable » pour participer au conseil de communauté et totaliser un certain montant pour être élu « consul » (= maire).
A Méolans en 1718 on conteste l’élection du consul Etienne Blanc, qui « n’est coté que pour 49 florins 5 sols 5 deniers » et n’atteint plus les 50 florins exigés pour la fonction, et on apprend ainsi qu’il a fait don à son fils Jean Antoine d’une part de son patrimoine foncier [2].
- Election des officiers des communautés
Certains propriétaires ne déclarent pas tout ou trichent, des amendes sont infligées et les sentences largement diffusées pour intimider les récalcitrants. Le clergé et les nobles ne se montrent pas très coopératifs. Tout ne se passe pas si facilement. Des notables essayent de se procurer d’importantes commissions pour tenir les relevés. L’intendant envoie alors un de ses agents pour faire le travail en quelques jours.
La vallée de Barcelonnette (dont les habitants sont surnommés les « avocats ») se distingue par sa pléthore de juristes et ses chicanes. Mellarède y mandate un de ses officiers qu’il qualifie « d’homme fort et entendu ». A ceux qui persistent à vouloir faire le travail eux même il fait dire qu’ils ne seront payés que bien plus tard et après vérification de leur cadastre, il ajoute : « il faut les maintenir dans cette croyance car il s’agit d’un pays subtil ». Reste à définir ce que signifiait à l’époque « subtil »…
On trouve des traces de cet épisode dans les registres notariés. Dès le 26 mars 1702 un conseil des quartiers du Laverq et de Saint Barthélémy s’indigne que le quartier du bourg de Méolans ait décidé tout seul de faire faire le cadastre à Hyacinthe Pascalis d’Allos, qui plus est, de l’envoyer en émissaire à Nice ou à Turin… Qu’à cela ne tienne, ils veulent envoyer leurs propres émissaires à Turin pour faire annuler ce choix [3].
Petite parenthèse : en fait, pour chaque problème, ils envoyaient des délégués, à Barcelonnette, à Embrun pour voir l’évêque, à Nice pour les procès, à Avignon pour un problème de curé et même à Turin « pour se jeter aux pieds du Prince et le supplier » !!! Evidemment ce n’était pas très efficace et occasionnait toujours des frais supplémentaires. Cela peut nous paraître bien naïf mais c’était leur forme d’expression, et après tout on peut s’émerveiller que l’un d’entre eux puisse se sentir capable de partir à Turin solliciter Son Altesse Royale en personne.
Donc pour le cadastre de Méolans, il ne faut pas s’étonner qu’il soit rédigé par un agent de Nice…
Dans un rapport du 13 juin 1702 Mellarède précise que tous les cadastres seront achevés en septembre 1702. Mais bien sûr des retards se font sentir. Pour preuve à Méolans, une procuration en date du 28 octobre 1702 de Jean Clarion des Tarroux à Joseph Tron pour faire « la soumission de ses biens au Patrimoine Royal conformément à l’édit de S.A.R » : il ne peut faire sa déclaration lui-même, car il doit conduire ses brebis dans le midi [4] Il serait donc assez aisé pour pratiquer « la transhumance inverse » : son troupeau personnel l’été au Laverq, l’hiver en pension en Provence. Seize lots vont figurer au cadastre sous son nom.
Le cadastre de Méolans terminé sera signé le 15 septembre 1703. Mellarède est appelé à des fonctions plus importantes, le nouvel intendant Fontana assure la mise en place de la réforme.
Le cahier du cadastre est établi en deux exemplaires, dont l’un reste dans la communauté. Pour les mutations ultérieures il est ordonné aux acquéreurs et successeurs de déclarer leur nouvelle propriété ainsi que le nom de l’ancien propriétaire à une personne chargée du cadastre : un secrétaire de communauté, conseiller élu ou le plus souvent notaire adjudicataire de cette charge.
Toutes les modifications doivent être consignées sur le livre des mutations « liber mutationum ».
Ainsi dès le 12 novembre 1705 un conseil de communauté de Méolans charge le Consul Mathieu Chauvet et le notaire Honorat de « voir et visiter les terres qui ont été ruinées par les débordements des eaux et rendues irréparables, et sous serment d’en faire rapport au conseil » afin de décider d’éventuelles « décharges sur le cadastre » [5]
La réforme fiscale voulue par le Duc de Savoie a été promptement appliquée dans 101 communautés du comté de Nice. Après 1713, moment du rattachement de la vallée de Barcelonnette au royaume de France, ces documents seront toujours utilisés et le roi de France gardera le système fiscal foncier en place… puis y ajoutera ses autres impôts.
Ce cadastre définissant un schéma de parcelles à date de 1702 sera utilisé jusqu’à la révolution française, il est encore cité dans les documents d’estimation des biens nationaux.
Le même « allivrement » servira au calcul des impôts royaux et au budget local, les deux étant collectés ensemble par un trésorier commissionné au pourcentage, choisi par adjudication par le conseil de communauté.
La tenue du « livre de mutations » est poursuivie, mais celui-ci se complique à l’extrême et les trésoriers ont des difficultés pour le recouvrement. L’allivrement de certaines parcelles est toujours à revoir. Un nouveau registre complet est donc rédigé, quelques années avant la révolution française, en reprenant le même principe et avec une table alphabétique très utile à la fin du registre. On le désigne sous le nom de cadastre Arnaud. Le premier est déposé aux archives départementales des Alpes de Haute Provence et le second conservé en mairie.
- Abbaye du Laverc
Ces deux cadastres ont été numérisés par un bénévole et sont désormais en ligne gratuitement sur le site de l’association pour la protection et l’aménagement du Vallon du Laverq, ainsi que beaucoup d’autres documents.
Ils constituent un complément très riche pour l’étude des familles dont le chef de famille propriétaire est appelé « ménager », et qui habitent divers « forestages » éparpillés dans la montagne.
Source : revue Nice Historique, N° 106 de l’année 1966 page 63 : « Un intendant dans le comté de Nice au XVIIIe siècle. Pierre Mellarède »